État islamique : la
stratégie du chaos
La stratégie de l’organisation état
islamique ? La recherche du chaos à tout prix.
Les
attentats auxquels nous assistons ne sont pas qu’un déchaînement aveugle
de violence ou l’œuvre de fous d’Allah. La folie est insuffisante pour prendre
la mesure de la menace. Ils s’inscrivent dans une stratégie théorisée par les
dirigeants de l’EI, visant à utiliser la violence et la barbarie comme des
moyens pour créer une situation de chaos, et ainsi internationaliser la
situation en Irak et en Syrie.
Internationaliser le conflit
Par
opposition à l’état social qui désigne l’état d’une société politique fondée
sur le droit, l’état de nature désigne, dans la philosophie politique des
Lumières, l’état de l’humanité avant la constitution en société politique, une
situation où les relations interpersonnelles sont régies par la loi du plus
fort. L’état de nature n’est pas qu’une fiction politique : la guerre
civile est un retour à l’état de nature, parce qu’elle livre les individus à
des rapports de domination et de violence. C’est sur cet espace à l’état de
nature que s’est implanté l’EI, à partir d’une situation de décomposition
politique de l’État syrien et de l’État irakien, offrant aux combattants
salafistes djihadistes l’occasion de refonder une société politique à partir
d’une conception fondamentaliste de l’Islam, avec comme unique constitution,
comme unique source du droit positif, la charia.
Mais
l’EI ne porte pas uniquement un projet politique fondamentaliste, à l’image de
la doctrine wahabite de l’Arabie saoudite. Il mène une politique djihadiste,
née de la guerre civile, principalement entre chiites et sunnites, animée par
un esprit de revanche. Il est né du chaos, et c’est dans le chaos qu’il cherche
à se constituer. En ce sens, il entretient l’état de nature ou l’état de guerre
permanente pour procéder à la purification de l’oumma,
et ainsi mobiliser la vengeance comme moteur de sa construction. D’autre part,
le contexte de guerre sur plusieurs fronts, à l’ouest contre le gouvernement
irakien, à l’est contre le gouvernement syrien, et au nord contre les
combattants kurdes peshmergas notamment, renforce l’esprit de revanche comme
instrument fondateur du califat. Pour autant, cet esprit de revanche n’est pas
accidentel dans la constitution de l’EI. Il est l’âme même de ce dernier. En
effet, la stratégie territoriale de l’EI, inhérente au projet de restauration
du califat, s’accompagne du rejet de l’idée même de frontière, et donc du
projet de conquête de territoires en dehors de l’Irak et de la Syrien. En ce
sens, l’EI porte le projet de la guerre contre tous, ou de l’allégeance, et
propage à l’échelle internationale la situation d’état de nature d’où il est
né.
Dans cette situation de déstabilisation régionale,
plusieurs groupes armés salafistes djihadistes ont prêté allégeance
officiellement à l’EI, devenant ainsi des provinces (wilayat) revendiquées du califat en Égypte, en Libye, en
Algérie, au Yémen, en Arabie Saoudite ou encore au Nigéria.
La guerre contre ceux qui ne prêtent pas allégeance
concerne à la fois les non-musulmans, qualifiés de mécréants (kâfir),
mais aussi les musulmans qui ne partagent pas la vision salafiste et djihadiste
de l’islam, considérée par l’EI comme l’islam authentique. Ces derniers sont
qualifiés d’apostats dans la doctrine takfiriste, idéologie violente
dérivée du wahabisme dont se réclamait par
exemple Chérif Kouachi, et sont donc par la suite
sujets de l’excommunication (takfiri), puis des cibles légitimes de la guerre sainte (djihad).
Détruire la « zone grise »
Pour
comprendre le sens des attaques terroristes revendiquées par l’EI, il faut les
relier à sa stratégie territoriale. Le projet expansionniste, inhérent à l’idée
de restauration d’un califat salafiste djihadiste, repose sur une assise
territoriale en Irak et en Syrie. Mais il s’accompagne par ailleurs d’une
politique de déstabilisation des sociétés politiques extérieures aux
territoires sous son contrôle. Les relations internationales entre l’EI et le
reste du monde sont réduites à un rapport de violence, qui provient, comme on
l’a vu, de la négation de l’idée même de frontière.
Dans
cette perspective, la pensée géopolitique de l’EI se réduit à un corpus de
textes qui traitent de la manière de mener efficacement le djihad, avec en
toile de fond un sentiment de haine et de revanche comme carburant de la
construction califale. Ces corpus de textes, qui renseignent sur la politique
menée par l’EI, sont le plus souvent l’œuvre de djihadistes expérimentés, qui
cherchent à réorienter la stratégie d’un djihadisme global de type Al-Qaida,
jugé inefficace, vers un djihadisme repensé sur la base d’une implantation
territoriale, avec pour finalité la construction d’un califat vengeur.
L’un des principaux théoriciens de cet art de la guerre
est Abou Moussab Al-Souri, un ancien compagnon de Ben Laden. Il publie en
décembre 2004 L’Appel
à la Résistance islamique globale. L’ouvrage
de 1600 pages devient rapidement le manuel stratégique des terroristes de tous
horizons, des dirigeants salafistes djihadistes comme Abou Moussab al-Zarqaoui
en passant par les hommes de main subalternes du terrorisme comme Mohammed
Merah ou Medhi Nemmouch. Abu Bakr al-Naji, un membre du réseau Al-Qaida, publie
la même année sur internet un texte intitulé L’administration de la sauvagerie : l’étape la plus
critique à franchir par la Oumma. L’agence
de multimédia Al-Hayat, organe de la communication du califat créé en mai 2014,
a lancé le magasine Dabiq en juillet 2014. Dans le numéro de février 2015,
l’article intitulé «La
zone grise» décrit la vision géopolitique
bipolaire de l’EI où l’on peut voir un renversement du discours de George W.
Bush après les attentats du 11 septembre 2001, parlant de « l’Axe du
mal ». À présent, le bien et le mal changent de camp, dans le discours de
l’EI, avec d’un côté les « croisés », et de l’autre ceux qui sont du
côté de « l’islam ». La « zone grise » désigne les
musulmans dans l’incertitude, ceux qui sont encore dans un entre deux. Par
conséquent, la stratégie pour l’EI consiste
à essayer « d’accroître
la division et de détruire la zone grise ». Il
enjoint les «croyants» à faire leur exil (hijrah) vers la
terre des musulmans (Dar
al islam), et à prendre les armes contre
leur pays de résidence au cas contraire.
Pour mener à bien cette stratégie d’effacement de cette
« zone grise » pour accroître ses effectifs, l’EI tente d’exporter la
guerre civile au moyen d’attentats, notamment en France où la communauté
musulmane représente 7,5% de la population totale, soit environ 4 710 000
personnes. Ainsi, l’EI espère attiser les conflits intercommunautaires, et
accélérer le processus de djihadisation. Il est intéressant de remarquer que
les attentats touchent en premier lieu les pays à forte communauté musulmane.
L’Égypte, le Yémen et la Lybie sont les trois pays les plus touchés en nombre
de victimes d’attentats revendiqués par l’EI. En provoquant des attentats, l’EI
tue pour choquer, et in
fine développer les sentiments de désunion
nationaux : en particulier l’islamophobie. La cruauté n’est pas une fin en
soi mais un moyen dans la stratégie de l’EI pour détruire l’esprit républicain,
et propager la haine qui alimente l’esprit de revanche dont se nourri l’EI.
D’autre part, en provoquant une réaction sécuritaire et liberticide des
gouvernements contre le terrorisme, l’EI espère créer des vocations chez les
déçus de ces sociétés politiques, et ainsi renforcer l’attractivité de son
projet califal, dans un monde qu’il tente de bipolariser. Provoquer l’amalgame
dans l’opinion entre musulmans et terroristes s’inscrit dans cette optique de
disparition de la « zone grise ». La suspicion à l’égard des
musulmans est en effet propice au développement d’un sentiment de rejet mutuel,
terreau fertile pour détruire l’unité républicaine, affaiblir l’adversaire et in fine
construire la légitimité du califat dans la vengeance.
La gestion de la vengeance
La haine
est donc la principale ressource de l’EI : c’est sur l’esprit de vengeance que
s’est constitué l’État islamique, et c’est par lui qu’il continuera de
prospérer. Sa puissance repose sur sa capacité à convaincre le monde musulman
de sa légitimité en tant que califat. Or il ne peut y parvenir qu’en déployant
le sentiment de vengeance contre un nouvel « Axe du mal », en
mobilisant le djihad comme moteur de sa construction.
L’esprit
de vengeance est une spirale infernale et destructrice : la fable grecque des
Atrides nous le montre.
La tragédie qui touche la famille prend
sa source avec la haine qu’éprouvent réciproquement les deux frères, Atrée et
Thyeste, et la surenchère d’actes barbares qu’ils commettent l’un envers
l’autre pour laver les humiliations vécues. Entraînés dans un cercle vicieux de
vengeances sans fin, qui se propagent de génération en génération, les membres
de cette famille maudite par les dieux s’entretuent : Égisthe, le fils de
Thyeste, tue son oncle Atrée pour venger son père ; les deux fils d’Atrée,
Agamemnon et Ménélas, chassent Thyeste du trône de Mycènes ; Egisthe
assassine Agamemnon à son retour de la guerre de Troie ; Oreste tue sa
propre mère Clytemnestre et son amant Egisthe. Poursuivie par les Érinyes, déesses de la vengeance, il se réfugie auprès d’Athéna, où il
est jugé par le Tribunal de l’Aréopage, dont la sentence met fin au cercle
vicieux de la vengeance et de la barbarie. Dès lors, les Érinyes se
transformèrent en Euménides : les Bienveillantes.
Source contrepoints.org
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