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Dessins de presse


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dimanche 27 mai 2018

Lectures Philip Roth-Entretien avec Philip Roth, "un homme", un vrai  



Entretien avec Philip Roth, "un homme", un vrai
Publié par le Point, le 01/11/2007
Philip Roth écrit ses livres dans un bureau confortable et sobre, aménagé dans la cabine de bois attenante à sa maison du Connecticut où, depuis le début des années 70, il passe l'essentiel de son temps, entouré de forêt et de silence. Face au bureau clair et parfaitement ordonné, un pupitre, où ses maux de dos l'obligent à travailler debout et où, dit-il, arpenter la pièce d'un bout à l'autre, plutôt que de rester assis derrière un bureau, l'aide à méditer ses phrases. Un divan, une table basse, de longues rangées de livres d'Histoire sur l'Amérique et l'Europe, et dans la pièce adjacente, dans la clarté des trois murs de verre donnant sur l'extérieur, un poêle à bois, quelques haltères, un matelas d'exercice et un tapis de course : c'est à peu près tout.

Nous nous étions croisés en 1998, lors de sa venue en France pour les trois journées que lui avaient consacrées les rencontres littéraires d'Aix-en-Provence, mais c'est ici, dans ce bureau où j'étais venu le voir pour préparer un article à l'occasion de la sortie française de « La tache », que, durant l'été 2002 - New York était alors encore sous le choc des attentats du 11 septembre 2001-, ont commencé entre nous ces discussions, vite devenues informelles, dont l'entretien ci-dessous est le produit. Elles se sont poursuivies au cours des années suivantes, durant mes séjours de plus en plus fréquents et longs aux Etats-Unis - tout d'abord comme invité à la Colonie MacDowell, une résidence pour écrivains (d'où je m'échappais régulièrement), puis à New York même, où j'avais trouvé à me loger pour écrire, par prédilection, au Russian Samovar, un restaurant russe de Manhattan où, pour un Français habitué au sérieux solennel des cercles parisiens littéraires, retrouver autour d'un verre de vodka la spontanéité sophistiquée de Roth avait quelque chose de profondément rafraîchissant. Roman Kaplan, le directeur de l'établissement, se joignait parfois à nous, pour ce qui a fini par devenir une conversation vive, faite de grande liberté de parole, sous-tendue par une non moins grande exigence - et pratiquement ininterrompue depuis, sinon par un éclat de rire.

Le Point : Vous avez joui d'une enfance extrêmement paisible. Aucun divorce, pas d'ennemis proches, des parents travailleurs et aimants : votre expérience de la vie à cette époque est celle d'une douce existence ordonnée, à l'avenir prévisible. Pourtant, ce qui caractérise vos livres est exactement l'inverse. De « Ma vie d'homme » au livre qui sort aujourd'hui aux Etats-Unis, « Exit Ghost », on retrouve la même obsession pour l'aspect incontrôlable et sauvage de l'existence. L'imprédictible prend parfois chez vous la forme de l'Histoire, comme dans « Pastorale américaine », mais parfois aussi plus étrangement celle du détail le plus quotidien. Dans « Portnoy et son complexe », par exemple, vous vous concentrez sur quelque chose d'aussi trivial que l'érection et la masturbation, et cela devient une méditation sur les aspects les plus brutaux et primitifs de la vie de famille. Pensez-vous que ce type de méditation ait à voir avec le fait d'être écrivain ?
Philip Roth: Quelque chose d'aussi trivial que l'érection ? Dites ça à Othello ! Le fait de bander peut certes rendre quiconque trivial. Mais vous savez tout comme moi ce qu'il y a à savoir sur les extases et les ravages que peut causer un membre masculin en érection. Où serait la littérature sans cela ? Où serait l'espèce ?
La chance de bénéficier dans l'enfance d'une vie prévisible et ordonnée ne m'a pas rendu pour autant aveugle aux expériences inverses, bien au contraire. Cela semble même m'avoir rendu particulièrement sensible à elles, pour toujours à l'affût du chaos. Par ailleurs, ma vie d'adulte, qui a été tout sauf prédictible et contrôlée, a eu sur mon écriture bien plus d'influence que mes années d'enfance.
Enfin, oui, je pense que ce genre de réflexion a tout à voir avec le fait d'être écrivain. Le genre de méditation auquel je crois est ancré dans les détails et particularités que l'on trouve dans ce que l'on appelle la fiction réaliste. L'intense spécificité de chaque cas, de chaque situation : quoi de plus fiable que cela ?

Vous m'avez dit un jour avoir écrit à l'âge de 12 ans une pièce scolaire intitulée « Let Freedom Ring ». D'après vous, votre roman « Le complot contre l'Amérique » n'était autre chose qu'une version plus sophistiquée de cette pièce. C'est-à-dire ?
P.R: Je suis sorti de l'école élémentaire publique en janvier 1946. Notre classe était la première de l'après-guerre à entrer au collège. C'était un moment historique entièrement neuf, comme s'en rendaient parfaitement compte les gosses intelligents de ma classe, qui avaient eu 8 ou 9 ans au début de la guerre, en avaient alors entre 12 et 13 et, du fait de ce qu'ils savaient de l'antisémitisme, étaient particulièrement et précocement conscients des inégalités dans la société américaine. L'idéalisme et le patriotisme que l'on nous avait inculqués durant la guerre, et qui s'étaient largement diffusés juste après la victoire, nous avaient rendus sensibles à la discrimination, à l'injustice. Cela me conduisit, sous l'influence de mon professeur de collège à écrire avec une camarade de classe cette pièce que nous avons appelée « Let Freedom Ring ». C'était une allégorie qui faisait s'affronter deux personnages, l'un baptisé « Tolérance » (incarné avec virtuosité par ma coauteure) et l'autre « Préjudice » (sinistrement joué par moi). A cela s'ajoutait une troupe de figurants, des élèves de la classe, représentant divers groupes ethniques et religieux souffrant de l'injustice et de la discrimination en une série de scènes édifiantes censées montrer tout ce que ces gens avaient de merveilleux. La pièce s'achevait sur l'équipe des minorités valeureuses autour de Tolérance qui entonnait d'un air vibrant et passionné « The House I Live In », une chanson populaire des années 40, un dithyrambe au melting-pot, qui avait été enregistrée avec succès par Frank Sinatra. Pendant ce temps, Préjudice s'éclipsait piteusement côté cour, tête basse, le pas traînant sous le poids de la défaite.
Effectivement, le gamin de 12 ans coauteur de « Let Freedom Ring » est le père de l'homme qui a écrit « Le complot contre l'Amérique ».

Pour paraphraser votre héros Peter Tarnopol à la fin de « Ma vie d'homme », je dirais que les personnages expérimentent la malédiction d'être qui ils sont, et personne d'autre. N'est-ce pas la malchance de Mickey Sabbath dans « Le théâtre de Sabbath » ou de Portnoy dans « Portnoy et son complexe » ? Le sexe, les pulsions, le désordre intérieur les assaillent avec autant de brutalité et de chaos que l'Histoire dans « Le complot contre l'Amérique ».
P.R: Si vous voulez dire que, quel que soit le lieu, je place mes personnages dans des « situations extrêmes », pour prendre l'expression de Bruno Bettelheim, je suis d'accord. Je commence généralement un livre avec rien, sinon l'idée de monsieur X placé dans une situation difficile Y. Ce qui suit durant l'année ou les deux années suivantes est ma façon de découvrir qui est monsieur X - ses origines, ses préoccupations, ses passions, ses désirs, ses antagonismes -, ainsi que la nature et les dimensions exactes de la situation difficile en question. La clé de la réussite littéraire, c'est de trouver le bon X pour la situation Y et vice versa. Mickey Sabbath ne pourrait pas plus être le héros de « Pastorale américaine », par exemple, que Swede Levov celui du « Théâtre de Sabbath ». C'est finalement une juxtaposition de personnages, de situations, et aussi de tons et ce qui s'ensuit. Impossible d'écrire « Un homme », le livre qui sort aujourd'hui en France, avec la voix d'un roman épique.

Vous avez publié il y a quelque temps « Parlons travail », un recueil d'entretiens réalisés par vous avec un certain nombre d'écrivains tels Primo Levi, Aharon Appelfeld, Ivan Klima, Isaac Bashevis Singer, Edna O'Brien. Tous ne sont pas juifs, mais tous sont européens et ont en commun, contrairement à vous, d'avoir subi, en fait de situation extrême, la pression de l'Histoire au XXe siècle dans ce qu'elle a de plus brutal. Dans les années 70, vous dirigiez aussi chez Penguin une collection d'écrivains européens. A cette époque, en pleine guerre froide, vous vous rendiez régulièrement à Prague, et ces voyages sont l'une des sources d'inspiration principales pour les aventures de votre alter ego Nathan Zuckerman. En quelles circonstances vous étiez-vous rendu là-bas ?
P.R: J'ai visité Prague pour la première fois en mai 1972, quatre ans après le Printemps de Prague et l'occupation totale de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques. C'est à cette occasion que j'ai rencontré quelques écrivains, dont plusieurs me sont devenus proches. De retour aux Etats-Unis, je suis entré en contact avec des artistes et intellectuels tchèques en exil à New York, et avec certains éditeurs que je connaissais chez Penguin à qui j'ai proposé d'éditer une collection intitulée « Ecrivains de l'autre Europe », qui ferait connaître au public américain la fiction en provenance d'Europe de l'Est. Parmi eux : le Yougoslave Danilo Kis, le Hongrois George Konrad, le Polonais Tadeusz Konwicki et, à Prague, Milan Kundera. C'était des écrivains de valeur, des écrivains opprimés aussi, il valait la peine de les faire découvrir, et les publier leur fournirait peut-être aussi une certaine sécurité face à leurs gouvernements contrôlés par les Soviétiques, qui ne cessaient de les harceler et leur déniaient tout droit civique, à commencer par la liberté d'expression. Avec le temps, j'ai élargi la collection pour y inclure un certain nombre d'écrivains déjà morts mais parfaitement inconnus en Amérique, tels le Tchèque Jiri Weil et le Polonais Bruno Schulz.
Au milieu des années 70, je faisais chaque printemps un voyage de deux ou trois semaines en Europe de l'Est, passais par ailleurs la moitié de l'année en Angleterre et le reste du temps aux Etats-Unis. Ce sont ces allers-retours réguliers entre le monde libre et le monde totalitaire qui m'ont amené à envisager un roman sur la différence des conditions de vie privée et publique d'un écrivain dans une démocratie de masse et celle de son homologue en Europe de l'Est soviétique. Dans un monde où tout peut être dit et où rien n'a d'importance, et dans un monde où rien ne peut être dit, car tout est importance. Le livre, dont l'écriture débuta en 1977 à peu près, était conçu comme un seul volume de quelque 200 ou 250 pages. Qui n'aboutirent pas à grand-chose, sinon à l'esquisse d'un projet bien plus vaste de quatre volumes qui, une fois achevés, parurent en 1985 en un seul livre sous le titre de « Zuckerman enchaîné » d'environ 800 pages (il contenait « L'écrivain des ombres », « Zuckerman délivré », « La leçon d'anatomie » et « L'orgie de Prague »).

Votre roman « Le complot contre l'Amérique » peut être lu, je crois, comme une réinterprétation de l'Histoire de l'Amérique au XXe siècle en même temps qu'un avertissement - un conte moral sur tout à la fois la chance d'être américain (et dans ce cas précis juif américain) et la fragilité de cette chance : la profonde anormalité que constitue finalement le privilège de vivre une vie normale. C'était déjà le thème de « Pastorale américaine » où l'événement historique détruisant le fragile rêve de normalité des Levov était la guerre du Vietnam. Dans « Le complot contre l'Amérique », la normalité d'une autre famille de juifs parfaitement américanisés est perturbée par un autre événement politique. Mais, cette fois, la famille est bien réelle, c'est la vôtre, tandis que l'événement sort de votre imagination : l'aviateur Charles Lindbergh bat Roosevelt à la présidentielle américaine de 1942. Il signe un pacte de neutralité avec Hitler et ne fait guère autre chose que survoler le pays en avion d'un bout à l'autre. Et, pourtant, son ombre hante la famille Roth et menace de la détruire. Comment est-ce possible ? Comment ces gens confiants peuvent-ils être à ce point sensibles à ce courant de peur perpétuelle ?
P.R: « Comment c'est possible » est justement le sujet du livre. Vous avez raison, le président Lindbergh fait très peu de choses pour perturber les juifs d'Amérique dans le roman, en dehors de superviser deux articles de loi, qui sont interprétés par la famille Roth et ses amis comme odieusement centrés sur la petite minorité juive du pays. Mais le sujet du « Complot contre l'Amérique » n'est pas l'irruption du fascisme nazi en Amérique en la personne de Lindbergh. Le roman se concentre plutôt sur la peur juive des éléments fascisants qui s'introduisaient aux Etats-Unis dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale. Il faut se souvenir que, dans les années 30 et au début des années 40, où le roman se situe, les juifs d'Amérique pouvaient dans l'ensemble avoir encore concrètement en mémoire la menace antisémite telle qu'ils l'avaient connue cinquante ans plus tôt dans la Russie tsariste et dans l'Empire austro-hongrois. De plus, les années 20 et 30 avaient vu l'irruption de l'antisémitisme dans tout le monde occidental, et les Etats-Unis ne faisaient pas exception - des signes de discrimination n'étaient pas difficiles à trouver dans la vie sociale et institutionnelle. Le courant de peur perpétuelle dont sont victimes les personnages est fortement entretenu par le moment historique où le roman se situe.

Votre père, Herman Roth, est le vrai héros du « Complot contre l'Amérique ». Certaines pages à son propos sont presque une étude de la virilité en situation difficile. Herman Roth est, tout comme Coleman Silk dans « La tache » ou Levov dans « Pastorale américaine », l'archétype de l'homme fort et responsable poussé aux limites de sa patience, puis aux limites de sa colère et, finalement, très près de la limite de sa destruction - à ceci près qu'il y survit, contrairement aux autres de vos héros. Qu'est-ce qui vous attire, qu'est-ce qu'il y a de si déchirant, pour vous, dans les figures de ces faillibles hommes forts ?
P.R: Je ne suis pas le premier romancier à m'intéresser à ce qui arrive à la force des hommes lorsqu'elle est testée jusqu'à sa résistance ultime. Regardez Conrad, regardez Hemingway - pensez ne serait-ce qu'à « L'adieu aux armes », aux « Neiges du Kilimandjaro », à « Lord Jim ». Le test de l'extrême est au coeur de presque toute la fiction sérieuse, et il n'est pas seulement réservé aux hommes forts, de même que ceux-ci ne sont pas les seuls à voir révéler leurs limites, leurs vulnérabilités et leurs illusions. Est-ce qu'Emma Bovary n'est pas forte ? Est-ce que sa force n'est pas défiée et finalement brisée ? Et Anna Karenine ? Et Léa, l'héroïne de Colette dans « Chéri » ? Vous pourriez poser la même question à Colette en changeant le genre sexuel : qu'est-ce qu'il y a de déchirant pour vous dans les figures de ces faillibles femmes fortes ?
Pour ce qui est de moi, l'« attirance » n'est pas neuve. C'était évident dès mon premier roman en 1962, « Laisser courir », où les deux personnages, Gabe Wallach et Paul Jerz, sont des spécimens pour une « étude de la virilité ». De ce livre à « Un homme » en passant par « Ma vie d'homme », j'ai décrit des hommes d'énergie, des hommes accomplis, intelligents et dotés de morale, en butte à des forces qui les éveillent aux réalités de l'échec et de la perte les plus sévères, quand bien même ils s'imaginent destinés à autre chose.
Ce qui m'attire dans ces histoires ? Peut-être mon père a-t-il à voir là-dedans. Il était comme il apparaît dans « Le complot contre l'Amérique » : un homme fort et responsable et, dans sa vie, pas moins que dans mes livres, il a été de façon répétée confronté à ses limites. J'aimais beaucoup mon père. J'ai été le témoin intime de ce drame qu'est la lutte entre détermination et insuffisance, j'en ai vu les aspects à la fois héroïques et déchirants, et j'en ai saisi l'importance.

L'histoire du héros anonyme de « Un homme », votre dernier livre, qui paraît aujourd'hui en France, est celle de son déclin physique depuis l'enfance et les premières maladies jusqu'au stade final qui est la mort. L'intelligence sceptique et l'auto-observation dont il fait preuve, qualités dont on pourrait imaginer qu'elles l'aident à se libérer de cette fragilité, le piègent au contraire peu à peu dans une solitude croissante. La leçon du livre est-elle qu'aucune sagesse, en fin de compte, ne vous sauve de la vie ?
P.R: Je ne sais pas quelle est la leçon du livre ou même si le livre contient une leçon quelconque. J'aime croire qu'on ne peut tirer aucune généralité des détails qui sont les miens - sinon les généralités concernant l'ensemble des détails en question. Ce qui m'intéresse, c'est de sonder toute la profondeur de l'individu singulier au coeur de sa situation la plus particulière. Le personnage de « Un homme » ne cherche de toute façon nulle sagesse pour adoucir son existence. C'est un homme simple, confronté à des complications physiques face aux traitements desquels il n'a d'autre choix que de se soumettre. Face à la maladie, face à la chirurgie, il est stoïque et supporte les coups avec une grande dignité, une maîtrise de lui-même qui lui viennent naturellement et ne doivent rien à la sagesse . Quant à savoir si la sagesse aurait dû le conduire à vivre l'histoire d'amour passionnée qu'il partage avec sa maîtresse Merete et détruit son second mariage, ou si la sagesse aurait dû le conduire à éviter à tout prix les risques de l'adultère et ses enchantements, c'est une question à laquelle je n'ai pas la sagesse d'avoir une réponse. Il me semble qu'il traite ce retour de flamme érotique le submergeant à l'âge mûr avec une grande audace, laquelle n'est, une fois encore, ni sage ni stupide ; il gère l'épisode de son escapade sexuelle parisienne avec autant de soin que son désir irraisonné le lui autorise. S'il doit y avoir une leçon dans le livre, c'est qu'il y a sur cette terre quelques personnes qui aimeraient agir avec sagesse et faire les choix qui causent le moins de souffrance possible aux autres comme à elles-mêmes. Et qu'elles ne s'en tirent pas nécessairement avec succès.

Après sa retraite, « un homme », appelons-le comme ça, donne des cours de peinture à d'autres retraités. Lui-même s'est mis à peindre, apprend-on, parce que, durant sa vie professionnelle de créateur de publicité, il a toujours au fond de lui-même désiré être un artiste. Le lecteur n'a aucun moyen de savoir s'il l'est ou non ; tout ce que l'on sait, c'est qu'après quelques tentatives il décide d'abandonner. Son combat, dit-il, c'est d'être lui-même, et ni l'art ni la religion, qu'il méprise, ne peuvent lui fournir les illusions nécessaires. « Il n'y avait que des corps, nés pour vivre et mourir selon des limites fixées par d'autres corps nés et morts avant eux », écrivez-vous. Je me demande si cette honnêteté brutale et directe n'est pas ce qui rend si difficile, si douloureux et si solitaire, son voyage vers la mort.
P.R: Est-il vraiment un homme doué d'une « honnêteté brutale et directe », ou est-il un type direct, pragmatique, qui n'a pour l'aider que le bon sens ? On pourrait dire que c'est au nom du bon sens qu'il choisit à la sortie de l'école de renoncer à l'école d'art - et à la carrière d'artiste free-lance - pour une école de publicité. Et au nom de ce même bon sens qu'il choisit de déserter un premier mariage infernal et tourmenté pour trouver l'amour, la stabilité et le bonheur dans un second. Et encore au nom du bon sens qu'il rejette les consolations de la religion pour affronter la mort sans illusions. On pourrait dire aussi que, fort loin du moindre bon sens, il est au contraire guidé dans l'un ou l'autre de ces choix par l'étroitesse d'esprit, ou la lâcheté, ou l'ignorance. Je n'aurais aucun mal à voir en Mickey Sabbath, le héros du « Théâtre de Sabbath », un homme doué d'une « honnêteté brutale et directe ». Mais « un homme », comme vous l'appelez, est guidé par les principes du sens commun, et l'on peut voir là à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse.

« Exit Ghost », le roman de vous qui sort en ce moment aux Etats-Unis, semble à première vue un nouveau chapitre des aventures picaresques de Nathan Zuckerman et la suite directe du premier épisode de la série, « L'écrivain des ombres ». Deux différences sautent cependant tout de suite aux yeux. Tout d'abord, bien sûr, la tonalité particulièrement funèbre et totalement dénuée de comédie. Ensuite et surtout, la relation de Zuckerman à l'Amérique. « Exit Ghost » se situe dans le New York de l'après-11 septembre 2001. Il confronte un Zuckerman vieillissant, impuissant, incontinent, en proie à des trous de mémoire et peut-être même à des hallucinations, à d'ambitieux trentenaires aspirant à devenir écrivains. Bien qu'ils soient effrayés par la perspective du terrorisme et écoeurés par l'attitude de leur président, ces jeunes gens n'en sont pas moins entièrement dévoués à leur carrière, et aussi confortablement que possible installés dans leur époque et dans leur ville. Zuckerman, par contraste, donne le sentiment de s'y sentir étranger. A-t-il encore la moindre place dans l'Amérique contemporaine ou est-il « à présent de nulle part », pour employer l'expression qu'il réserve à la vieille juive réfugiée d'Europe Amy Belette, qui, dans le livre, avec son mari décédé E. I. Lonoff, représente l'autre pôle narratif ?
P.R: Zuckerman se sent étranger à New York, largement du fait qu'il a passé les dernières onze années au fin fond de la campagne, à 100 miles de la ville. Se réinsérer après une si longue période serait difficile dans n'importe quelle société, à plus forte raison une société successivement modifiée par une catastrophe de grande ampleur (le 11 septembre), une calamité politique (la présidence de Bush) et une vague d'innovations technologiques. Par ailleurs, au cours de ces onze années, Zuckerman est passé de l'état du sexagénaire en bonne santé à celui d'un survivant du cancer âgé de 70 ans, rendu impuissant et incontinent après l'ablation de la prostate. Il n'appartient plus à la société américaine telle qu'il l'a laissée derrière lui en 1993, mais les capacités et l'autonomie physique de son corps de 1993 ne lui appartiennent plus non plus. Un homme vigoureux est passé d'un âge mûr tardif sain à la vieillesse, dans laquelle il se sent encore physiquement fort mais plus vraiment entier - et c'est alors qu'il rencontre à New York toute une série de tentations et de conflits auxquels il ne peut plus se mesurer. Et parce que le moment politique est étranger à Zuckerman, il éprouve peu ou rien des ténèbres nationales qui se sont abattues sur les représentants des générations plus jeunes. Les deux mondes divergent, là comme ailleurs.

Lectures Philip Roth-Entretien avec Philip Roth "Exit le fantôme"


Entretien avec Philip Roth - "Exit le fantôme"

Pour Les Inrocks, publié le 05/10/2009
Philip Roth : "Notre époque est un enfer de débilité"

Après presque trente ans de vie commune, Philip Roth tue son double littéraire, l’écrivain juif new-yorkais Nathan Zuckerman. Exit le fantôme est son livre le plus triste, un condensé des désillusions d’un homme qui pense à sa fin.

Vous avez écrit neuf romans avec Nathan Zuckerman. Comment vous êtes-vous servi de cet alter ego de fiction ?
Ça a commencé dans les années 70 quand je voulais écrire au sujet de la naissance, de la construction d’un écrivain aux Etats-Unis. Et d’un écrivain juif. C’était une comédie. A l’époque, je n’envisageais pas d’écrire neuf livres avec Nathan Zuckerman. J’ai même cru en avoir fini avec lui au moment de L’Orgie de Prague. J’allais moi-même beaucoup à Prague dès 1971, trois ans après l’invasion par les Soviétiques, et j’avais édité des écrivains d’Europe de l’Est. Entre 1977 et 1984, j’ai vécu à Londres et écrit un livre situé entre Londres, New York et Jérusalem parce que j’avais commencé à me rendre régulièrement en Israël… La Contrevie est un tournant important de cette série dite des Zuckerman. Les histoires s’y contredisent. J’ai écrit ce qui me venait à l’esprit et j’étais inquiet de voir cette contradiction apparaître dans le texte. Mais j’ai alors pensé qu’il me fallait faire confiance au livre et laisser venir les choses. Il faut toujours faire confiance à ce que l’on écrit. J’utilise souvent la métaphore de la pêche pour parler de l’acte d’écrire : vous lancez votre ligne et vous attendez d’attraper quelque chose… Il faut continuer à lancer jusqu’à ce que ça morde. J’ai alors pris conscience que Zuckerman était présent dans La Contrevie, non pas comme un personnage mais comme un cerveau. Un oeil. Plus tard, quand j’ai écrit Opération Shylock, Le Théâtre de Sabbath ou Pastorale américaine, ce roman sur la guerre du Vietnam mais pas de manière frontale, en observant plutôt ses conséquences sur les êtres, j’ai trouvé que Zuckerman était encore une fois très pratique. Je pouvais m’en servir comme d’un enregistreur. Il est mon cerveau, mon coeur. Il est celui qui imagine l’histoire. Même s’il n’est pas vraiment présent dans Pastorale américaine, il en est la base.

Pourquoi en finir avec lui ?
Je me devais de mettre fin à ce cycle, sinon j’aurais pu mourir et Zuckerman aurait toujours été présent. Je préfère le finir lui plutôt qu’en finir moi. Je voulais aussi qu’il meure avant moi, pour ne plus être tenté de l’utiliser dans mes romans. Exit le fantôme est un livre triste, sur la douleur de la perte, comme celle de la mémoire, la douleur de ne vivre qu’à moitié. Et c’est exactement cela que je voulais écrire car c’était la meilleure façon pour moi d’en finir avec Nathan Zuckerman. Depuis, les livres que j’ai écrits sont différents : Everyman en 2007 (Un homme), Indignation l’année dernière, The Humbling qui sort maintenant aux Etats- Unis, et Nemesis qui paraîtra en janvier 2010 en Amérique, sont un cycle de quatre romans courts. Je voulais voir si je pouvais écrire des livres d’environ 200 pages comme Le Joueur de Dostoïevski ou L’Eternel Mari de Tolstoï. Cette forme est très excitante pour moi. Voilà pourquoi je devais me libérer de Nathan Zuckerman : est-ce que j’étais capable de voir d’autres personnages dans d’autres circonstances ?

Certains de ces romans traitent de la fin de la vie d’un homme. Pourquoi cette obsession de la mort ?
Devinez ! (rires) En fait, ce n’est pas une obsession, je n’y pense pas constamment, mais c’est devenue une préoccupation, comme un nouveau sujet d’étude. Mes amis sont tous morts ces six dernières années. Mon frère aussi, il y a un an. Comme disait l’écrivain V. S. Naipaul, j’appartiens désormais au club des enterrements une fois par mois. Ce serait presque étrange dans ce cas de ne pas penser à la mort, et plus encore, dans mon cas, de ne pas écrire à ce sujet. Ce sont aussi des livres qui interrogent le sens de la vie. J’ai une théorie : Dieu est Aristophane. Car si Dieu est Aristophane, alors la vie a un sens : c’est une plaisanterie tragique.

Dans Exit le fantôme, vous montrez qu’après le 11 septembre 2001, les Américains étaient totalement paumés et la société en plein délitement. Comment voyez-vous notre époque ?
J’essaie toujours d’écrire des histoires qui saisissent quelque chose de l’Amérique qui, je l’espère, est essentiel. Dans Exit le fantôme, je voulais restituer l’état d’esprit de jeunes gens qui, après le 11 Septembre, commencent à en avoir marre de l’Amérique et remettent leur pays en question. Quant à l’époque… ça n’a jamais été le paradis, vous savez, mais aujourd’hui nous sommes en train de patauger dans la boue de ce que Saul Bellow appelait un “enfer de débilité”. Le représentant de ces crétins, dans mon livre, c’est Kliman, celui qui s’acharne à vouloir écrire une bio qui révélerait tous les secrets d’un grand écrivain.

Est-ce une réaction au livre qu’a publié votre ex-femme, l’actrice Claire Bloom (Leaving a Doll’s House, 1996), qui racontait vos dix-sept ans de vie commune et où elle vous accusait d’être un égocentrique misogyne ?
Vous croyez vraiment que je vais vous répondre ? (rires) Etre écrivain n’est jamais anodin et peut provoquer des réactions très violentes. Je l’ai découvert à mes dépens avec Portnoy et son complexe : les lecteurs juifs étaient furieux contre moi, me reprochant d’avoir trahi l’image des Juifs. Je n’avais que 26 ans. On me demandait sans cesse comment ma famille avait réagi à la lecture de Portnoy. Or il faut savoir que quand un écrivain naît dans une famille, alors cette famille est foutue. Vous pouvez être un fils formidable, un frère, un mari, un père, un amant génial, dès que vous commencez à écrire, tout ça n’a plus d’importance. L’écriture vous mène obligatoirement à autre chose. Comme disait Gustave Flaubert, vous pouvez être un bourgeois dans la vie et être très violent dans vos écrits.

Vous avez mené une vie bourgeoise ?
De façon intermittente. Depuis 1971, j’ai une maison très calme que j’adore dans le Connecticut. J’ai aimé y vivre avec la femme de ma vie, quand j’en ai eu une. J’ai énormément apprécié la domesticité, énormément. L’intimité, la régularité. Mais j’aime aussi l’aventure, l’excitation, tout l’opposé.

Dans Exit le fantôme, vous montrez la différence entre une conversation que Zuckerman a avec la femme qui lui plaît, et la façon dont il en rend compte en la recréant sous forme de dialogue. Pour un écrivain, la fiction est-elle toujours plus forte que la vie réelle ?
Quand je suis avec des gens, si quelque chose se dit d’intéressant, j’essaie de m’en souvenir pour l’écrire. Je tiens un journal, j’y consigne ce que j’ai entendu mais pas toujours fidèlement. “Enregistrer” n’est pas suffisant pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’a pas été dit et qui aurait pu l’être, ce qui aurait pu se passer… le “et si ?”. La réalité n’est pas ennuyeuse, mais la fiction met en relief les points intéressants, même quand vous “enregistrez” l’ennui. La fiction est, à mon sens, le seul lieu adéquat pour absolument tout, le non-dit comme les choses dites. Si Zuckerman se met à écrire sur cette fille dès qu’il rentre à l’hôtel, c’est parce qu’il a envie de la connaître, et l’écriture lui sert à ça. Je me souviens d’avoir suivi une fille dans les rues de Rome un jour, et lorsqu’elle s’est plainte à un policier, celui-ci lui a répondu : “Mais enfin madame, cet homme veut seulement faire votre connaissance.” (rires)

Vous avez voté pour Barack Obama ?
Bien sûr ! Pour qui d’autre, franchement ?

Vous auriez pu trouver Sarah Palin sexy…
Elle est sexy, c’est vrai. Elle est tellement inadéquate que cette inadéquation fait d’elle une créature sexuelle. Et puis sa bêtise est érotique… Cela dit, l’intelligence l’est aussi. Mais après tout, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Obama est la seule chance qu’ait eue l’Amérique depuis longtemps. C’est une bénédiction. Notre pays a été tellement malchanceux depuis des décennies : ça a commencé en 1963 avec l’assassinat de J. F. Kennedy, ça a continué en 1968 avec celui de Bobby… Perdre ainsi des leaders aussi exceptionnellement forts, intelligents, visionnaires, ça a été un vrai désastre. Si les Kennedy et Martin Luther King avaient vécu, l’histoire des Etats-Unis et du monde aurait été complètement différente… Certes les problèmes sont colossaux en Amérique aujourd’hui, mais nous avons enfin une vraie intelligence, un intellectuel à la Maison Blanche. Cela dit, j’aimais bien Clinton aussi. Je lui en veux de ne pas s’être méfié de ses ennemis, qui le guettaient. Mais il est vrai qu’il faut beaucoup de grandeur d’âme à un homme pour ne pas profiter de la possibilité d’une fellation…

Chaque année, vous êtes pressenti pour le prix Nobel de littérature et vous n’êtes jamais choisi. Comment le vivez-vous ?
Disons que l’enfant en moi serait ravi de l’avoir, mais alors l’adulte devrait faire le voyage jusqu’en Suède, et à mon âge, je ne supporte ni les longs trajets ni le jet-lag. Mais l’enfant en moi est très, très fort… John Updike, qui était un colosse – il n’y avait rien qu’il ne pouvait écrire –, ne l’a pas reçu. John Cheever, qui était le Vermeer de la littérature américaine, non plus. C’est dire que pour un Américain, blanc, c’est très difficile d’avoir le Nobel. Je suis juif, j’ai peut-être une chance…

A 76 ans, quel regard portez-vous sur votre vie ?
Ma vie, c’est ce qui m’est arrivé, littéralement. Les livres que j’ai écrits, les amis que j’ai eus, les femmes avec qui j’ai vécu, la santé, tout cela est venu à moi… Vous pensez que c’est vous qui faites advenir les choses, comme le fait croire la psychanalyse, mais c’est faux. Dans la vie, tout n’est qu’une question de chance : un matin vous tournez au coin de la rue et vous rencontrez la personne qui va gâcher les six prochaines années de votre vie. Si vous aviez été dans l’autre sens, vous auriez rencontré celle qui vous aurait rendu heureux. La seule chose que vous puissiez contrôler, c’est votre travail. Je n’ai pu contrôler que l’écriture. Et encore… Je ne sais pas si j’ai réussi ou raté, tout ce que je peux dire, c’est que j’ai fait de mon mieux. C’est exactement cela : j’ai fait du mieux possible.

Lectures Philip Roth-Entretien avec Philip Roth "Pastorale américaine"


Entretien avec Philip Roth - "Pastorale américaine"

Pour Lire, publié le 01/05/1999

Le rêve américain des années soixante était celui d'un bonheur familial et bucolique. Un rêve fracassé, l'innocence perdue: c'est tout le sujet du roman de cet écrivain lucide et intransigeant.

Cet homme est un cas dans un monde littéraire qui n'en manque pas. Au début de la décennie, on le disait fini, tari, flapi. C'est qu'on enterre vite dans ce milieu, sans attendre le trépas. On se disait que l'éblouissant Philip Roth n'était jamais sorti du champ magnétique de son scandaleux roman Portnoy et son complexe (1970), qu'il ne s'était décidément pas remis de ce succès plein de soufre, qu'il ne s'était pas extrait de sa spirale. Le temps passa, les livres s'empilèrent; il déménagea et divorça. On le lut de moins en moins. Et soudain, las de vivre en étranger en Angleterre, pays dont il était séparé par la même langue, il revint prendre racine dans un village du Connecticut. Il y a quelques années, on le vit revenir en force avec un fascinant récit sur la mort d'un père, Patrimoine, suivi de deux romans (Opération Shylock et Le théâtre de Sabbath) qui secouèrent le cocotier comme à ses débuts. Comme si, passé la soixantaine, il avait renoué d'un même élan avec ses vieux démons, les grands prix littéraires et le public lettré. Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, le grand retiré recommence à parler. Calmement, sereinement, mais fermement, qu'il s'agisse des Américains, des Juifs, des écrivains, de la littérature, de Mme Bovary et de Mlle Monica. Il se confie comme quelqu'un qui ne craint plus personne. Quelqu'un qui puise sa force dans une harmonie intérieure retrouvée et qui jouit de la réussite de Pastorale américaine. Il est vrai que c'est un grand livre et qu'au-delà du cas cet écrivain est grand.

Pastorale américaine, quel drôle de titre... En français, ça sonne curieusement.
Philip Roth. Rassurez-vous, en anglais aussi. American Pastoral, l'expression est peu usitée. On parle plus volontiers de rêve américain, qui est sans valeur à mes yeux. La pastorale, c'est le rêve de tout un chacun, celui d'une vie aboutie, gratifiante et sereine. Une existence bucolique toute de calme, d'ordre, d'optimisme et de réussite alors qu'à l'horizon la folie collective menace. Mon livre est le récit de tout ce qui s'est dressé pour faire obstacle à la réalisation de cette aspiration profonde dans les années soixante.

Ces années furent vraiment une période de rupture?
P.R. Plutôt une éruption de crises. Je vivais alors à New York et c'était vraiment une époque étourdissante. Mais si j'avais vécu à Davenport, Iowa, ç'aurait été sensiblement pareil. Je conserve le souvenir de quelque chose de rapide, de tendu, de dense. Les années soixante furent chargées de rage, d'exhibitionnisme, de nouveauté, de spectacle et de tragédie. J'étais là, j'ai vécu, j'ai regardé. Un jour, j'ai essayé de capter toutes ces émotions pour les restituer. Elles sont au cœur de mon histoire.

Vous dites souvent qu'un livre à écrire, c'est un problème à résoudre. Quel est-il en l'occurrence?
P.R. L'homme pris au piège. Mon boulot, c'est d'en démonter le mécanisme le plus précisément possible afin d'en comprendre la nature. Un homme est en train d'être détruit: comment ça se passe? Qui ou qu'est-ce qui le détruit? Mon héros est un homme somme toute assez commun, la personne la plus intelligente qui soit parmi les gens ordinaires pour créer de l'ordre. Ni puritain ni bourgeois conventionnel, c'est un vrai Américain, autrement dit un juif-polonais-oxonien. Il y a en lui un vieux fond de dignité européenne qu'il défend contre une époque misérable. Dans la plupart de mes livres, j'ai montré des gens qui lançaient des défis au risque de tout démolir. Comme si l'action de mettre en pièces ce que d'autres ont construit était consubstantiel au genre humain. Cette fois, j'ai voulu dépeindre le désir extraordinaire de mener une vie ordinaire. Jusqu'à la catastrophe imprévue, le grain de sable qui fait tout vaciller.

L'issue est d'autant plus tragique que votre héros est terriblement, désespérément, et même atrocement normal!
P.R. Seymour Levov, dit le Suédois, athlète de légende à la fac, est un père de famille exemplaire, grand travailleur, héritier de l'entreprise paternelle de fabrique de gants à Newark (New Jersey), ma ville natale. Il connaît l'ère de la prospérité dans l'Amérique triomphante de l'après-guerre. Mais tout ce qu'il aime vole en éclats à la fin des années soixante quand le pays se déchaîne. Même un simple citoyen ne peut rester sur le bas-côté de l'Histoire quand une nation s'abandonne à l'amok et qu'elle est prise de folie furieuse comme ce fut le cas avec l'Amérique de la contestation, de l'escalade de la guerre du Vietnam, des émeutes raciales.

Grandeur et décadence de l'Amérique ou d'un Américain?
P.R. De l'un à travers l'autre et vice versa, de l'après-guerre à nos jours. Ils ont cru tous deux avoir réussi mais n'avaient pas imaginé que l'équilibre social était à ce point précaire. Seymour Levov vivait tranquillement dans sa vieille propriété familiale d'Old Rimrock entre sa femme, ex-Miss New Jersey 1949, et sa fille Merry, prunelle de ses yeux. Il n'avait pas envisagé que le fruit de ses amours avec Miss America pouvait donner une Miss anti-America. Car c'est elle qui va tout ficher en l'air en s'engageant dans le terrorisme. Plus qu'un magasin, sa bombe volatilise sa propre famille. Il a suffi de cette bombe pour que tout éclate, tout ce que cette famille avait édifié pendant trois générations, et pour que Levov perde son innocence.

Il se sent trahi?
P.R. Toute sa famille se sent trahie. Elle ne comprend pas d'où vient cet enfant, comment ils l'ont eue. Plus que la trahison, c'est la stupéfaction qui est centrale dans mon histoire. Ces gens sont sidérés devant les surprises que la vie leur réserve, surtout ceux qui travaillent dur pour créer quelque chose d'harmonieux, d'idéal. Leur généalogie leur paraît soudain invraisemblable. Ils ne comprennent plus qu'ils puissent descendre les uns des autres. Quoi de plus étrange que la notion de génération quand on est confronté au mal? Vous imaginez le désarroi de parents qui ont bâti toute leur éducation sur des valeurs telles que l'héritage et la transmission et qui découvrent un beau jour que leur enfant est responsable de la mort de quatre personnes...

Vous avez des enfants?
P.R. Non... Au début de Crime et châtiment, quand la mère de Raskolnikov lui rend visite alors qu'il est en pleine crise de délire, elle dit quelque chose comme: quoi que ce soit, oublions-le... Son fils est si malade et si misérable qu'elle pardonne la faute à l'avance. Mais comment peut-elle simplement envisager de quoi il s'agit? Comment peut-on croire que son propre fils a tué? Mon héros, je le teste à l'extrême de son extrémité, au plus loin et au plus profond de lui-même. Aujourd'hui, on n'arrête pas de faire des tests de performance, de résistance, d'endurance. Moi, je teste la vulnérabilité et la force de l'homme face au malheur, quand il apprend déjà à envisager que sa fille chérie a été trois fois violée. Je veux voir où se situe le point de rupture d'un homme fort, ambitieux, déterminé, résolu lorsqu'il est brisé émotionnellement et qu'il sent sa famille, son mariage, sa vie sur le point d'être laminés par l'insoupçonnable lame de fond des événements. C'est le drame de l'anéantissement d'un homme qui se croyait invulnérable.

Vaincu par la chair de sa chair?
P.R. Il l'avait fait vivre hors du temps, elle lui a en quelque sorte remis les pendules à l'heure en le déssillant, en l'obligeant à voir ce qu'il ne voulait pas voir, l'envers du décor. Lui, le patron de la fabrique de gants, il lui avait fait une existence qui aurait dû lui aller comme un gant. Pour elle il rêvait d'ordre, synonyme de paix intérieure, et elle lui avait mis la tête dans le chaos absolu parce qu'il n'avait jamais su prendre la mesure de la solitude exprimée par son enfant dès son plus jeune âge. Qu'y a-t-il de plus triste dans la bouche d'un tout-petit que ce mot terrible de «solitude»? Il n'avait pas su l'entendre.

C'est peut-être ça que vous détestez le plus en l'Amérique, cette surdité et cette cécité, sinon cette indifférence à la solitude? Parce que chez vous plus qu'ailleurs, si l'on n' «appartient pas» (à une association, à un club, à un cercle, à une société, à une bande) on n'est rien, on n'existe pas...
P.R. Un écrivain vit de ses poisons. Donc, plus je déteste, mieux je me porte. Ici, je déteste tout. Mais je ne pourrais pas vivre ailleurs. D'ailleurs, je n'ai pas quitté mon pays depuis dix ans. Je ne trouve même plus mon passeport! Rappelez-vous les dernières lignes du Théâtre de Sabbath: «...il était incapable de mourir. Comment pourrait-il partir? Comment pourrait-il s'en aller? Tout ce qu'il haïssait se trouvait ici-bas.» Vous comprenez, ici, c'est à moi.

Mais quand vous haïssez l'Amérique, c'est comment?
P.R. Ce n'est pas comme vous. Je ne la hais pas à la manière de ces idiots d'Européens, d'Iraniens ou d'Irakiens. On ne peut pas haïr son pays comme des étrangers le feraient. Eux, ils ont une vision stéréotypée, ils détestent ce qu'ils croient être des réalités alors que ce ne sont que des clichés, le puritanisme, qui est un faux-semblant, ou l'injustice américaine, par exemple, qui est un mythe absurde. De toute façon, il n'y a pas une mais des Amériques, entre lesquelles je vois moins d'ordre que de chaos.

A vous entendre, on croirait que vous connaissez la façon intelligente de haïr l'Amérique...
P.R. Non, mais il y a une façon indigène de le faire et qui est toute différente. Ça a partie liée avec votre culture, votre intimité, votre plaisir, mais ça n'a rien à voir avec l'image que vous en avez quand vous la dénoncez. En vérité, ce que ce pays a de plus détestable est bien au-delà de ce que les Européens imaginent. Ça dépasse tout en stupidité. Regardez notre télévision pendant une journée et vous en aurez une petite idée. Mais je ne suis pas amer vis-à-vis de mon pays car j'appartiens à un groupe qui y a prospéré.

Les écrivains?
P.R. Non, les Juifs! Rien n'a été plus positif que cette expérience dans l'histoire du peuple juif. En matière de réussite, face au XXe siècle des Juifs américains je ne vois guère que le XIVe siècle en Espagne, peut-être. Ça a dû ressembler à cela. Ici, on a assisté à un mariage absolument sensationnel entre ces gens et ce pays. Ça va bien au-delà de la conception triviale du succès... Les Juifs ont été faits pour l'Amérique et l'Amérique a été faite pour les Juifs, voilà ce que je veux dire. Ne me prenez pas pour un simple d'esprit, je sais bien qu'un tas de choses ne vont pas, il n'empêche que cette union-là a été quelque chose de remarquable. On ne le sait pas assez, ici et à l'étranger.

On le sait un peu plus grâce à des gens comme vous, ou Woody Allen...
P.R. Mmmmm... Celui-là, c'est le pire d'entre eux. Il n'existe que par la naïveté européenne. A ce stade-là, ça en est touchant. Relisez le premier chapitre de n'importe quel roman de Saul Bellow, puis regardez tous les films de Woody Allen et vous constaterez qu'ils sont vides, puérils. Il n'y a pas le moindre embryon de pensée ou d'invention. Sa vision du milieu intellectuel est un cliché risible. Lui-même n'est pas un intellectuel mais un consommateur culturel. Il ne sait rien de la société qu'il évoque, il ne comprend rien à la manière dont vivent les gens car il ne les dépeint jamais. C'est de la caricature.

Alors où est le triomphe moral des Juifs américains?
P.R. Dans l'invention d'une authentique culture populaire, à la radio, au cinéma, à la télévision, dans la bande dessinée, la musique et même un peu dans la littérature... On n'imagine pas l'énergie qu'ont dû déployer ces gens qui ont exercé ces métiers quand ça ne se faisait pas, uniquement parce que les autres leur étaient interdits. Ils ont fait du neuf parce qu'ils n'avaient pas le droit de faire du vieux.

Et vous, dans cette histoire, vous vous sentez...
P.R. Américain à 500%! Malgré mon nom, malgré l'origine de mes parents, je n'ai absolument rien d'européen. Il y a vingt-cinq ans, Kafka m'a fasciné, je l'ai lu, je l'ai étudié, je l'ai enseigné, mais je ne l'ai jamais eu dans le sang. Alors que je ne me remettrai jamais de la lecture des Aventures d'Augie March, de cette fantaisie et de ce rythme inouïs. C'était au début des années cinquante, j'avais une vingtaine d'années. La parution du roman de Saul Bellow m'a abasourdi et m'a rendu ambitieux. C'est LE grand roman américain de la seconde partie du XXe siècle. Il a tout changé. Bellow, qui est devenu un ami très proche, avait réussi à absorber le plus de vécu américain en créant son propre langage, tout comme Céline. Il a déjoué les idées reçues en vertu desquelles la culpabilité et la déprime étaient kafkaïennes et il en a exalté l'exubérance à travers un récit picaresque, ce qui correspondait alors parfaitement à notre pays. Il a réussi ce pour quoi les Américains sont les plus doués, à savoir la description des lieux. On n'imaginait pas en 1953 que ce livre, moins euphorique qu'anxieux, aurait eu un tel impact sur la vie des gens. Bellow m'a émancipé. Avec Faulkner, il est la colonne vertébrale de notre siècle. Chacun sa moitié: le Sud d'un côté, Chicago et New York de l'autre.

Vous, vous ne rattachez pas Saul Bellow à l'école dite «juive», avec Bernard Malamud, vous-même et quelques autres.
P.R. Ça me met en colère quand j'entends ça. Il n'y a pas d'école juive de l'écriture, ni d'école noire ou autre. Foutaises! Pas de théorie. Un tel regroupement n'est qu'une illusion d'optique créée à l'étranger. Il y a des écrivains dont le talent correspond à un colletage de la réalité et non à une idée. DeLillo, Doctorow, Styron, Mailer, Updike, Oates, Morrison et les autres. Chacun s'occupe de ses affaires. Que des individus face à la chose, seuls et tous différents.

On sait ce qui les distingue, mais il n'y a vraiment rien qui les rassemble?
P.R. Tout le monde a en tête des personnages et des événements. C'est à la portée de n'importe qui. Quelques-uns parviennent à les faire se rencontrer. L'écrivain, c'est celui qui fournit l'étincelle. Sa machine à écrire est comme une poubelle. Il y verse des ordures, puis du pétrole, puis des ordures à nouveau et, quand vient le moment, il jette une allumette. Le feu prend si ce sont ses ordures à lui, et si c'est un artiste.

A quoi tient son impact?
P.R. A ce qu'il traite le sujet dont il prétend parler. Comme à la boxe: on n'imagine pas qu'un coup de poing soit symbolique, non? Je recherche la même sensation. Un roman obéit à sa logique interne, il n'a pas à respecter un cahier des charges esthétique ou politique. Je veux qu'il soit le plus puissant et le plus convaincant possible, mais par ses propres moyens. J'emmerde la métaphore. La franchise est tout pour moi, dès lors qu'elle est belle, c'est-à-dire efficace. Or, l'efficacité littéraire réside dans l'absence d'ambiguïté. La franchise, pas l'intelligence. Je ne m'adresse pas à des lecteurs profonds. Je m'en méfie même. Je les veux plutôt concentrés et attentifs. Les gens ont été si mal éduqués contre leur propre nature que le réalisme a été détruit, aussi bien à droite qu'à gauche, par l'Université et la critique. C'est très regrettable mais de toute façon, dans ce pays, c'est sans espoir. La lecture est morte. Des lecteurs, il n'y en a pas 100 000 dans ce pays de 250 millions d'habitants...

Qu'appelez-vous un lecteur?
P.R. Quelqu'un qui lit deux à trois heures par nuit, trois nuits par semaine au moins. Sinon, il est impossible de lire un livre en deux semaines. Au-delà de ce délai, la concentration se perd, c'est fichu.

Ce lecteur, c'est l'homme de la rue?
P.R. Non, celui-là ne lit pas du tout, il est dans la rue! Je parle des avocats, des ingénieurs, des médecins, des hommes d'affaires. Une sorte d'élite professionnelle qui peut lire de la fiction ne relevant pas de la littérature industrielle. Quelqu'un qui peut en parler autour de lui, qui est capable de tout mettre de côté pour lire un livre, de rentrer chez lui pour ça, de ne pas faire dix autres choses pendant qu'il lit.

Votre tableau est idéaliste tout autant que pessimiste...
P.R. Non, réaliste. La littérature n'a plus de pertinence dans ce pays alors qu'il n'y a jamais eu autant d'écrivains de qualité. A la grande époque des années 1850, il y a eu Melville, Hawthorne, Whitman et puis plus rien. De nos jours, il y a beaucoup de talents originaux, mais ça n'a plus aucune importance. Nous vivons un paradoxe: les Américains sont dans la situation où ils n'auraient jamais fabriqué d'aussi bons programmes radiophoniques mais où ils n'auraient plus d'appareils pour les recevoir. Nos fameux 100 000 lecteurs, qui sont certainement beaucoup moins, sont comme des gorilles dans la montagne. C'est un groupe de combat. Ecrivains et lecteurs sont un groupuscule de guérilleros.

Qu'en savez-vous?
P.R. Comment je le sais? Je le sais. Parce que j'habite ici et que je vois bien que nul n'introduit jamais la littérature dans le discours national pour comprendre ou analyser quoi que ce soit. Un exemple: l'affaire Monica Lewinsky. Qui peut croire qu'on n'a jamais écrit un roman sur l'adultère? Que non seulement Emma Bovary et Anna Karénine n'ont jamais existé, mais qu'il ne s'est pas trouvé ces cinquante dernières années un seul romancier américain pour observer les relations entre un homme d'âge mûr et une jeune femme? Dans cette affaire, on n'a jamais fait référence à un roman. Résultat: un vaste mouvement de naïveté collective d'une totale fausseté. Pas une radio, pas une télévision, pas un journal n'a songé à demander une analyse de l'affaire à un écrivain, alors que, depuis des siècles, la littérature ne parle que d'adultère. S'il y a des experts, ce sont bien les écrivains. Il n'y a guère eu que le New Yorker qui ait donné la parole à quelques romanciers, encore est-ce à mon instigation à la suite d'un déjeuner avec son directeur. Il y a eu quelques réponses intéressantes et que croyez-vous qu'il arrivât? La presse s'en est emparée disant que ces écrivains faisaient de la lèche au président Clinton alors qu'ils se livraient simplement à une réponse psychologique et littéraire. La discussion n'a jamais pu se poursuivre sur le terrain de l'imagination. Ce domaine paraît sans intérêt. Comme si c'était hors de propos! Alors, ce que j'en sais? Je sais que la lecture sérieuse est une occupation secrète et solitaire, qu'il n'y a pas plus de 100 000 lecteurs, que j'en ai au moins sept, les sept amis à qui je soumets chacun de mes manuscrits pour un avis critique et pas complaisant, et que ça me suffit. Le reste...