Entretien avec Christophe Guilluy
“La bipolarisation droite-gauche n’existe plus
en milieu populaire”
Christophe Guilluy est un géographe qui
travaille à l’élaboration d’une nouvelle géographie sociale. Spécialiste des
classes populaires, il a théorisé la coexistence des deux France : la France
des métropoles et la France périphérique. Il est notamment l’auteur d’un
ouvrage très remarqué : Fractures françaises.
- Le Figaro-Vous êtes classé à gauche mais vous êtes adulé par la droite. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Christophe Guilluy-Je ne suis pas un chercheur classique. Ma ligne de
conduite depuis quinze ans a toujours été de penser la société par le bas et de
prendre au sérieux ce que font, disent et pensent les catégories populaires. Je
ne juge pas. Je ne crois pas non plus à la posture de l’intellectuel qui
influence l’opinion publique. Je ne crois pas non plus à l’influence du
discours politique sur l’opinion. C’est même l’inverse qui se passe. Ce que
j’appelle la nouvelle géographie sociale a pour ambition de décrire l’émergence
de nouvelles catégories sociales sur l’ensemble des territoires.
- Selon vous, la mondialisation joue un rôle fondamental dans les fractures françaises. Pourquoi ?
Christophe Guilluy-La mondialisation
a un impact énorme sur la recomposition des classes sociales en restructurant
socialement et économiquement les territoires. Les politiques, les
intellectuels et les chercheurs ont la vue faussée. Ils chaussent les lunettes
des années 1980 pour analyser une situation qui n’a aujourd’hui plus rien à
voir. Par exemple, beaucoup sont encore dans la mythologie des classes moyennes
façon Trente Glorieuses. Mais à partir des années 1980, un élément semble
dysfonctionner : les banlieues. Dans les années 1970, on avait assisté à
l’émergence d’une classe moyenne, c’est la France pavillonnaire.
- Vous avez théorisé la coexistence de deux France avec, d’une part, la France des métropoles et de l’autre la France périphérique.
Christophe Guilluy-On peut en effet diviser schématiquement la France en
deux : la France périphérique, que certains ont dénommée mal à propos France
périurbaine, est cette zone qui regroupe aussi bien des petites villes que des
campagnes. De l’autre côté, il y a les métropoles, complètement branchées sur
la mondialisation, sur les secteurs économiques de pointe avec de l’emploi très
qualifié.
Ces
métropoles se retrouvent dans toutes régions de France. Bien évidemment, cela
induit une recomposition sociale et démographique de tous ces espaces. En se
désindustrialisant, les villes ont besoin de beaucoup moins d’employés et
d’ouvriers mais de davantage de cadres. C’est ce qu’on appelle la
gentrification des grandes villes, avec un embourgeoisement à grande vitesse.
- Mais en même temps que cet embourgeoisement, il y a aussi dans les métropoles un renforcement des populations immigrées.
Christophe Guilluy-Au moment même où l’ensemble du parc immobilier des
grandes villes est en train de se « gentrifier », l’immobilier social, les HLM,
le dernier parc accessible aux catégories populaires de ces métropoles, s’est
spécialisé dans l’accueil des populations immigrées. On assiste à l’émergence
de « villes monde » très inégalitaires où se regroupent avec d’un côté des
cadres, et de l’autre des catégories précaires issues de l’immigration. Dans
ces espaces, les gens sont tous mobiles, aussi bien les cadres que les
immigrés. Surtout, ils sont là où tout se passe, où se crée l’emploi. Tout le
monde dans ces métropoles en profite, y compris les banlieues et les immigrés.
Bien sûr cela va à l’encontre de la mythologie de la banlieue ghetto où tout
est figé. Dans les zones urbaines sensibles, il y a une vraie mobilité : les
gens arrivent et partent.
- Pourtant le parc immobilier social se veut universel ?
Christophe Guilluy-La fonction du parc social n’est plus la même que dans
les années 1970. Aujourd’hui, les HLM servent de sas entre le Nord et le Sud.
C’est une chose fondamentale que beaucoup ont voulu, consciemment ou non,
occulter : il y a une vraie mobilité dans les banlieues. Alors qu’on nous
explique que tout est catastrophique dans ces quartiers, on s’aperçoit que les
dernières phases d’ascension économique dans les milieux populaires se
produisent dans les catégories immigrées des grandes métropoles. Si elles réussissent,
ce n’est pas parce qu’elles ont bénéficié d’une discrimination positive, mais
d’abord parce qu’elles sont là où tout se passe.
- La France se dirige-t-elle vers le multiculturalisme ?
Christophe Guilluy-La France a un immense problème où l’on passe d’un modèle
assimilationniste républicain à un modèle multiculturel de fait, et donc pas
assumé. Or, les politiques parlent républicain mais pensent multiculturel. Dans
la réalité, les politiques ne pilotent plus vraiment les choses. Quel que soit
le discours venu d’en haut, qu’il soit de gauche ou de droite, les gens d’en
bas agissent. La bipolarisation droite-gauche n’existe plus en milieu
populaire. Elle est surjouée par les politiques et les catégories supérieures
bien intégrées mais ne correspond plus à grand-chose pour les classes
populaires.
- Les classes populaires ne sont donc plus ce qu’elles étaient…
Christophe Guilluy-Dans les nouvelles classes populaires on retrouve les
ouvriers, les employés, mais aussi les petits paysans, les petits indépendants.
Il existe une France de la fragilité sociale. On a eu l’idée d’en faire un
indicateur en croisant plusieurs critères comme le chômage, les temps partiel,
les propriétaires précaires, etc. Ce nouvel indicateur mesure la réalité de la
France qui a du mal à boucler les fins de mois, cette population qui vit avec
environ 1 000 euros par mois. Et si on y ajoute les retraités et les jeunes,
cela forme un ensemble qui représente près de 65 % de la population française.
La majorité de ce pays est donc structurée sociologiquement autour de ces
catégories modestes. Le gros problème, c’est que pour la première fois dans
l’histoire, les catégories populaires ne vivent plus là où se crée la richesse.
- Avec 65 % de la population en périphérie, peut-on parler de ségrégation ?
Christophe Guilluy-Avant, les ouvriers étaient intégrés économiquement donc
culturellement et politiquement. Aujourd’hui, le projet économique des élites
n’intègre plus l’ensemble de ces catégories modestes. Ce qui ne veut pas dire
non plus que le pays ne fonctionne pas mais le paradoxe est que la France
fonctionne sans eux puisque deux tiers du PIB est réalisé dans les grandes
métropoles dont ils sont exclus. C’est sans doute le problème social,
démocratique, culturel et donc politique majeur : on ne comprend rien ni à la
montée du Front national ni de l’abstention si on ne comprend pas cette
évolution.
- Selon vous, le Front national est donc le premier parti populaire de France ?
Christophe Guilluy-La sociologie du FN est une sociologie de gauche. Le
socle électoral du PS repose sur les fonctionnaires tandis que celui de l’UMP
repose sur les retraités, soit deux blocs sociaux qui sont plutôt protégés de
la mondialisation. La sociologie du FN est composée à l’inverse de jeunes,
d’actifs et de très peu de retraités. Le regard porté sur les électeurs du FN
est scandaleux. On les pointe toujours du doigt en rappelant qu’ils sont peu
diplômés. Il y a derrière l’idée que ces électeurs frontistes sont idiots,
racistes et que s’ils avaient été diplômés, ils n’auraient pas voté FN.
- Les électeurs seraient donc plus subtils que les sociologues et les politologues… ?
Christophe Guilluy-Les Français, contrairement à ce que disent les élites,
ont une analyse très fine de ce qu’est devenue la société française parce
qu’ils la vivent dans leur chair. Cela fait trente ans qu’on leur dit qu’ils
vont bénéficier, eux aussi, de la mondialisation et du multiculturalisme alors
même qu’ils en sont exclus. Le diagnostic des classes populaires est rationnel,
pertinent et surtout, c’est celui de la majorité. Bien évidemment, le FN ne
capte pas toutes les classes populaires. La majorité se réfugie dans
l’abstention.
- Vous avancez aussi l’idée que la question culturelle et identitaire prend une place prépondérante.
Christophe Guilluy-Les Français se sont rendu compte que la question sociale
a été abandonnée par les classes dirigeantes de droite et de gauche. Cette
intuition les amène à penser que dans ce modèle qui ne les intègre plus ni
économiquement ni socialement, la question culturelle et identitaire leur
apparaît désormais comme essentielle. Cette question chez les électeurs FN est
rarement connectée à ce qu’il se passe en banlieue. Or il y a un lien absolu
entre la montée de la question identitaire dans les classes populaires «
blanches » et l’islamisation des banlieues.
- Vaut-il parfois mieux habiter une cité de La Courneuve qu’en Picardie ?
Christophe Guilluy-Le paradoxe est qu’une bonne partie des banlieues
sensibles est située dans les métropoles, ces zones qui fonctionnent bien mieux
que la France périphérique, là où se trouvent les vrais territoires fragiles.
Les élites, qui habitent elles dans les métropoles considèrent que la France se
résume à des cadres et des jeunes immigrés de banlieue.
Ce qui
émerge dans cette France périphérique, c’est une contre-société, avec d’autres
valeurs, d’autres rapports au travail ou à l’État-providence. Même s’il y a
beaucoup de redistribution des métropoles vers la périphérie, le champ des
possibles est beaucoup plus restreint avec une mobilité sociale et géographique
très faible. C’est pour cette raison que perdre son emploi dans la France
périphérique est une catastrophe.
- Pourquoi alors l’immigration pose-t-elle problème ?
Christophe Guilluy-Ce qui est fascinant, c’est la technicité culturelle des
classes populaires et la nullité des élites qui se réduit souvent à raciste/pas
raciste. Or, une personne peut être raciste le matin, fraternelle le soir. Tout
est ambivalent. La question du rapport à l’autre est la question du village et
comment celui-ci sera légué à ses enfants. Il est passé le temps où on
présentait l’immigration comme « une chance pour la France ». Ne pas savoir
comment va évoluer son village est très anxiogène. La question du rapport à
l’autre est totalement universelle et les classes populaires le savent, pas
parce qu’elles seraient plus intelligentes mais parce qu’elles en ont le vécu.
- Marine Le Pen qui défend la France des invisibles, vous la voyez comme une récupération de vos thèses ?
Christophe Guilluy-Je ne me suis jamais posé la question de la récupération.
Un chercheur doit rester froid même si je vois très bien à qui mes travaux
peuvent servir. Mais après c’est faire de la politique, ce que je ne veux pas.
Dans la France périphérique, les concurrents sont aujourd’hui l’UMP et le FN.
Pour la gauche, c’est plus compliqué. Les deux vainqueurs de l’élection
présidentielle de 2012 sont en réalité Patrick Buisson et Terra Nova, ce
think-tank de gauche qui avait théorisé pour la gauche la nécessité de miser
d’abord sur le vote immigré comme réservoir de voix potentielles pour le PS.
La
présidentielle, c’est le seul scrutin où les classes populaires se déplacent
encore et où la question identitaire est la plus forte. Sarkozy a joué le «
petit Blanc », la peur de l’arrivée de la gauche qui signifierait davantage
d’islamisation et d’immigration. Mais la gauche a joué en parallèle le même jeu
en misant sur le « petit Noir » ou le « petit Arabe ». Le jeu de la gauche a
été d’affoler les minorités ethniques contre le danger fascisant du maintien au
pouvoir de Sarkozy et Buisson.
On a pu
croire un temps que Hollande a joué les classes populaires alors qu’en fait
c’est la note Terra Nova qui leur servait de stratégie. Dans les deux camps,
les stratégies se sont révélées payantes même si c’est Hollande qui a gagné. Le
discours Terra Nova en banlieue s’est révélé très efficace quand on voit les
scores obtenus. Près de 90 % des Français musulmans ont voté Hollande au second
tour.
- La notion même de classe populaire a donc fortement évolué.
Christophe Guilluy-Il y a un commun des classes populaires qui fait exploser
les définitions existantes du peuple. Symboliquement, il s’est produit un
retour en arrière de deux siècles. Avec la révolution industrielle, on a fait
venir des paysans pour travailler en usines. Aujourd’hui, on leur demande de
repartir à la campagne. Toutes ces raisons expliquent cette fragilisation d’une
majorité des habitants et pour laquelle, il n’y a pas réellement de solutions.
C’est par le bas qu’on peut désamorcer les conflits identitaires et culturels
car c’est là qu’on trouve le diagnostic le plus intelligent. Quand on vit dans
ces territoires, on comprend leur complexité. Ce que le bobo qui arrive dans
les quartiers populaires ne saisit pas forcément.
Source Le Figaro
RépondreSupprimerYvan Bachaud
Dans son interview avec MARIANNE, Christophe Guilly ne parle pas du référendum d'initiative citoyenne qui permettrait pourtant aux gens ordinaires de placer les élites sous contrôle continu et donc de veiller à ce que leurs décisions aillent dans le sens de l'intérêt général. Plus de 80% des Français sont favorables au RIC sondage IFOP.Focus n°158 AVRIL2017.
L'auteur n'en a pas entendu parler? Il parle de Gilets jaunes pourtant et le RIC était sur toutes les pancartes!
il faut commencer par placer les maires sous contrôle citoyens c'est très facile; et efficace. Je l'ai prouvé dans ma commune; (Communay 69360) Le CLIC comite de liaison pour l'initiative citoyenne, donnera très bientôt en ligne le mode d'emploi détaillé;