Face à la difficulté du
constitutionnalisme à prévenir l’extension du domaine de l’État, l’introduction
de la concurrence institutionnelle pourrait être un moyen efficace de protéger
nos droits et nos libertés.
Montesquieu énonçait dans l’Esprit des lois que « c’est une expérience éternelle
que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Ce constat infaillible forge la tradition
constitutionnaliste depuis le 18e siècle. Les Constitutions sont, selon les
propos de Benjamin Constant, « des actes de défiance » vis-à-vis du pouvoir. « Car si on croyait que le pouvoir ne fera jamais
d’empiétement, nous n’aurions pas besoin de constitutions » écrivait-il dans ses Principes de politique.
Les Constitutions sont en effet considérées comme les
instruments juridiques privilégiés en vue de limiter l’expansion du pouvoir
politique pour sauvegarder les libertés individuelles indispensables à
l’épanouissement des sociétés humaines. Cependant de nombreux penseurs font
remarquer que les Constitutions restent dans les faits de simples barrières de
papier pour reprendre les dires du professeur Jean-Philippe Feldman.
L’échec du constitutionnalisme
Le Prix Nobel d’économie Friedrich Hayek introduit le premier tome de son ouvrage Droit, législation et liberté en constatant que « la première tentative en vue d’assurer la liberté
individuelle par des Constitutions a manifestement échoué ». Il déplore que les gouvernements ont acquis légalement
des pouvoirs que les premiers constitutionnalistes entendaient leur dénier.
Certains diront peut-être, comme Pierre-Joseph Proudhon, que les premières constitutions étaient trop lacunaires
en se concentrant beaucoup trop sur la répartition des pouvoirs et
insuffisamment sur l’étendue de ceux-ci.
Ce
jugement paraît cependant beaucoup trop sévère compte-tenu de la clarté des
premiers textes constitutionnels qui, sans être évidemment parfaits,
s’emploient à défendre avec vigueur et sans ambiguïté la liberté et la
propriété. Il s’ensuit que le constitutionnalisme pèche plutôt par un excès de
naïveté en plaçant ses espoirs dans l’idée que le monopole de la violence
légale pourrait se discipliner en pratiquant des vertus auto-régulatrices.
Réguler un monopole reste hélas une perspective illusoire.
Le seul
outil existant pour réguler les incitations humaines, qu’elles soient
politiques ou entrepreneuriales, demeure la menace constante de la rupture des
relations en cas d’insatisfaction du rapport coûts-bénéfices des services
rendus par un individu ou une collectivité. Autrement dit, seule la loi de la
concurrence peut générer la discipline nécessaire à la préservation de la
liberté.
Concurrence juridictionnelle
: la puissance dissuasive de l’exit
La concurrence institutionnelle, réglementaire et fiscale
est toujours demeuré le frein le plus puissant à l’arbitraire des
gouvernements. Ainsi qu’en témoignent les travaux de Roland Vaubel, une grande partie de la littérature académique impute
principalement l’essor de l’Europe à partir de la Renaissance à la concurrence
institutionnelle favorisée par le haut degré de fragmentation politique qui a
longtemps caractérisé le vieux continent. Cette fragmentation incitait les
souverains à se montrer plus ou moins respectueux des droits de leurs sujets
sous peine de voir ses derniers « voter avec leurs pieds » (exit), c’est-à-dire affecter leurs industries et leurs
capitaux dans des juridictions plus respectueuses de leurs droits, ce qui se
traduisait alors par des pertes non négligeables pour les souverains
oppressifs.
Des historiens comme Eric Jones n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser la concurrence
institutionnelle pour expliquer les différences de développement entre des
régions comme l’Europe et l’Asie (plus particulièrement la Chine). Cette
dernière a toujours connu des structures politiques très centralisées : il
suffisait alors qu’un bureaucrate au sommet de la hiérarchie prenne une
décision mal avisée pour anéantir le progrès de toute une civilisation.
Jones
observe néanmoins que « les monarques
européens n’ont jamais été aussi absolus qu’ils l’auraient souhaité. » Dans
cette perspective, plus une juridiction est petite, moins l’exit est coûteux,
ce qui freine davantage les incitations des gouvernements à interférer avec les
droits et libertés des individus.
Le fédéralisme fonctionnel ou la
fin du monopole territorial de l’État
Fidèles à cette tradition favorable à la concurrence
institutionnelle pour réguler les incitations politiques, certains auteurs
affiliés à l’école du Public Choice vont
néanmoins essayer de perfectionner cette pensée. C’est notamment le cas de deux
universitaires suisses : Bruno S. Frey et Reiner Eichenberger. Dans leur
ouvrage The New Democratic
Federalism for Europe : Functional, Overlapping and Competing Jurisdictions, ils admettent les bénéfices de l’exit tout en proposant
une solution radicale pour rendre l’appropriation de la concurrence
inter-gouvernementale moins coûteuse pour les citoyens :
dé-territorialiser les services publics pour rendre le déplacement inutile afin
de bénéficier d’un meilleur environnement institutionnel. Un Français devrait
selon eux avoir le choix de contracter auprès de la police britannique tout en
choisissant l’assurance-maladie suédoise et l’éducation nationale italienne.
L’objectif
consiste là encore à stimuler l’émulation entre gouvernements et la
compétitivité des politiques publiques pour favoriser l’innovation, la
sauvegarde de la propriété et la production globale de richesses. Une idée
subversive mais pas nouvelle pour autant. Friedrich Hayek défendait un
processus similaire en matière monétaire dans son ouvrage Denationalization of money. Il prônait
l’ouverture des systèmes monétaires nationaux à la concurrence des monnaies
publiques étrangères pour inciter les producteurs de monnaie à être vertueux.
Une telle pensée en faveur d’une concurrence
inter-gouvernementale sur un même territoire a notamment été promue par
l’économiste franco-belge Gustave de Molinari
au 19e siècle sous le vocable de « liberté de gouvernement », appelée également « panarchie ». Ce
dernier a donné son nom a l’Institut économique Molinari qui, par la voix de sa directrice, Cécile
Philippe, a défendu dans les médias français l’idée
d’une concurrence juridique dé-territorialisée
en Europe.
Étendre la logique de la
concurrence institutionnelle au secteur privé
Le
fédéralisme fonctionnel consiste à stimuler la concurrence
inter-gouvernementale en brisant le lien entre services publics et territoire.
Il doit permettre à des gouvernements étrangers d’étendre pacifiquement leurs
marchés au-delà de leurs juridictions respectives sur une base volontaire. Une
application plus cohérente de cette logique de concurrence consisterait alors à
ouvrir ces marchés à des acteurs privés. Après tout, si on admet la
bienveillance de la possibilité de choisir entre la police française et la
police allemande sur un même territoire, pourquoi ne pas pouvoir choisir entre
la police française, la police allemande et une agence de sécurité
privée ?
L’idée que tous les services utiles à une communauté
pourraient être délivrés par des mécanismes de marché a été formalisée par un
certain nombre d’auteurs comme par exemple David Friedman et Murray Rothbard.
Cette forme plus radicale de concurrence est déjà à l’œuvre dans des domaines
pourtant considérés comme régaliens. C’est notamment le cas de la justice ou de
la monnaie. Le droit français admet parfaitement la possibilité de stipuler ce
qu’on appelle des « clauses compromissoires ». Ces clauses permettent
à des parties contractantes de se mettre d’accord sur le recours à des arbitres
en lieu et place des juridictions étatiques pour la résolution d’éventuels
litiges.
En matière monétaire, l’irruption des
crypto-monnaies affaiblit de facto le monopole des
banques centrales. Bien sûr, ces formes de concurrence ne sont pas
« libres » à proprement parler dans la mesure où les services
gouvernementaux bénéficient toujours de privilèges exorbitants qui induisent toujours
une certaine inégalité entre les acteurs publics et privés. Mais l’existence de
cette concurrence, aussi primitive puisse-t-elle être, rend néanmoins beaucoup
plus coûteux le fait, pour les États, de délivrer un service médiocre. En
créant des échappatoires, elle accroît les opportunités pour les administrés et
renforce la multiplicité des choix indispensable à la sauvegarde des
incitations productives.
Source contrepoints.org
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