Le pouvoir de l’argent nous dérange parce qu’il
permet à des égoïstes d’exploiter la souffrance d’autrui. En anarchiste
libéral, je réponds que le contre-pouvoir de la politique est pire encore.
Je me définis comme un
anarchiste libéral
réaliste. Je suis « anarchiste » parce que je n’attribue pas au pouvoir
politique une légitimité, une nécessité, une intelligence ou une vertu spéciale
que n’ont pas les autres formes d’organisations. J’y vois plutôt une mécanique
qui agresse aveuglément nos droits. Je suis « libéral », car j’estime que c’est
aux individus de choisir avec qui, comment, dans quel but ils s’échangent et
non les groupes, les majorités, les représentants politiques ou les autorités
prétendument expertes du bien commun.
Je suis « réaliste »,
car je n’espère pas abolir l’État de mon vivant. Je conteste le pouvoir
politique comme d’autres contestaient la monarchie pendant la renaissance. Ma
démarche se situe au niveau des idées dans un cadre de réflexion pouvant durer
des siècles. De tels mouvements de la pensée transcendants nos vies
individuelles ont considérablement influencé le cours de l’histoire. Par
exemple, nous vivons aujourd’hui sous l’influence des idées de K. Marx, alors
que celles-ci apparaissaient utopiques aux yeux de ses contemporains. Selon
moi, c’est en osant jouer sur le même terrain que lui que nous pouvons espérer
purger nos esprits de la mentalité autoritaire et anti-commerciale qu’il nous a
laissé en héritage.
Maintenant que vous
savez où je veux en venir, je m’entretiendrai avec vous d’une idée qui fait
obstacle au succès de mes idées : le pouvoir de l’argent.
- Le pouvoir de l’argent et les contre-pouvoirs politiques
Avec un gros compte en
banque, nous pouvons corrompre les « serviteurs du public » que sont les juges,
les policiers, les politiciens. Nous pouvons amener des gens vulnérables à
faire des choses indignes, comme travailler sans arrêt contre à peine de quoi
se nourrir, vendre son rein, se droguer ou se prostituer. De plus, l’attrait de
l’argent est hypnotisant. Nous travaillons parfois trop pour en avoir plus.
Cette soif n’a pas de limites. Nous pourrions détruire la planète pour en avoir
plus. Une expression populaire résume ces maux : le pouvoir de l’argent.
Mes opposants
m’identifient comme quelqu’un qui accepte ce pouvoir. C’est pourquoi ils me
traitent de « capitaliste » ou de « néo-libéral extrémiste » avec dédain.
Contrairement à moi, eux, ils refusent de se mettre à genou devant lui. C’est
pourquoi ils réclament la mise sur pied de contre-pouvoirs lui barrant la
route. Ils suggèrent des élections plus représentatives, une culture plus
militante, des programmes de redistribution de la richesse, des mécanismes de
séparation des pouvoirs, une éducation plus citoyenne ou une charte
garantissant un ensemble de règles justes et impartiales. Il faut contrer le
pouvoir de l’argent. Tous ces mécanismes politiques sont censés nous le
permettre.
Moi, l’anarchiste et
le libéral, je propose pourtant de laisser à la discrétion des individus la
mise sur pied de tous ces projets. Je m’oppose aux contraintes
institutionnelles qui nous y poussent obligatoirement. Donc, je joue le jeu du
pouvoir de l’argent en œuvrant à la destruction des digues qui nous en
protègent. Voilà résumé la mentalité de mes adversaires.
Cette objection se
nourrit de malencontreuses confusions.
- Le pouvoir de l’argent comme utilisation de la misère d’autrui
L’argent n’est pas un
fétiche vaudou muni d’un pouvoir de suggestion paranormale. C’est le médium qui
permet de faciliter nos échanges. Ce qui nous attire, ce n’est pas le papier en
tant que tel, ni le chiffre dans notre compte en banque, mais le confort, le
luxe et les commodités que nous pouvons en obtenir. Si des gens sont disposés à
poser des gestes humiliants, dégradants, difficiles pour obtenir un peu
d’argent, c’est parce qu’ils sont dans des conditions de précarité. Ce qui nous
offense, c’est l’utilisation de cette souffrance comme moyen d’assouvir nos
basses pulsions ou de vivre un train de vie luxueux et non l’argent.
Or, je n’accepte pas cette utilisation de la misère
d’autrui. Selon moi, il est préférable de réduire nos exigences de
confort afin d’entrer en relation avec lui de façon égalitaire. Je me sens
coupable de ne pas en faire assez. Je ressens parfois la honte d’être trop
égoïste. Cependant, je m’oppose aux solutions
politiques qui se réclament de ce vœu pieux.
Pourquoi ? Parce que
je suis réaliste quant à la nature humaine. Je ne m’attends pas de mes
semblables, ni de moi-même, que nous soyons des saints. Je ne suis qu’un homme
et je n’espère rencontrer que des êtres comme moi. Cela est vrai peu importe à
qui j’ai affaire. Je présume qu’il y autant de bonté chez des hommes d’affaire
et des riches que chez des professeurs, des pauvres, des voisins, des
étrangers, des politiciens, des policiers, des juges, des manifestants, des
électeurs, des prêtres, des journalistes, des scientifiques ou des
intellectuels dissertant sur la justice sociale.
Ce n’est pas parce que
nous commandons à des fonctionnaires de vaincre la misère et d’endiguer nos
vices qu’ils vont le faire. Si je me fie à mon intuition sur la nature humaine,
il y a beaucoup plus de chance qu’ils détournent à leur avantage les ressources
et le pouvoir que nous mettons à leur disposition. S’il y avait une fraude qui
s’organisait à l’échelle d’une société pour justifier une bande de malfaiteurs
(inconscients de l’être) sans éveiller les soupçons, elle prendrait
probablement la forme d’une entreprise charitable aveugle. Je regarde
l’activité politique, ses serviteurs, sa clientèle et je soupçonne cette
fraude. Au fond, eux aussi sont sous l’emprise du pouvoir et de l’argent.
Je crois que les mieux
placés pour aider les démunis sont les démunis eux-mêmes, leurs proches et les
gens humbles authentiquement généreux. Tous les autres ne peuvent que nuire,
donc c’est une mauvaise idée de les forcer à contribuer. Nous rendons puissants
les mauvaises personnes en suivant cette voie. Trop souvent, des gens bien
intentionnés munis de titres pompeux en position d’autorité pensent aider leur
prochain en les contraignant à une certaine ligne de conduite, mais nuisent au
bout du compte, ne sachant pas trop démêler le vrai du faux, l’utile du
nuisible, son intérêt de celui des autres.
Le pouvoir de l’argent
nous dérange parce qu’il permet à des égoïstes d’exploiter la souffrance
d’autrui. En anarchiste libéral, je réponds que le contre-pouvoir de la
politique est pire encore. Se tourner vers lui équivaut à vendre notre âme au
diable pour mettre fin à un mal que nous gagnerions à tolérer (et non à accepter). Le pouvoir de l’argent, ça reste un
pouvoir consenti, même imparfaitement.
Le pouvoir politique, lui, ne l’est que sous la forme abstraite d’une élection
aux options réduites, d’une agrégation statistique, d’une dissimulation des
coûts et d’interprétations flexibles. Comme je ne m’attends pas à trouver
autour de moi des saints, mais des hommes, je ne souhaite donner ce pouvoir à
personne. Je me méfie de la noblesse de leurs causes.
- Le pouvoir de l’argent comme pouvoir de se défendre
N’espérant pas trouver
des anges, je suppose que le meilleur moyen de nous protéger de notre égoïsme
réciproque n’est pas de donner un énorme pouvoir à quelques-uns de nous
dompter, mais de disperser ce pouvoir entre les mains de tous. Or, si l’argent
en a un si considérable, le meilleur moyen d’en contrer les dangers est de le
diffuser au maximum.
Mes opposants ont à
cet effet une croyance magique. Ils pensent que le meilleur moyen de le faire,
c’est d’en prendre de force à tous, de le mettre dans un gigantesque coffre,
d’en donner la clé seulement à un groupe très sélect de gens qui siègent dans une
assemblée élue, puis d’exhorter les autres à les surveiller. Voilà leur formule
alchimique censée transformer le pouvoir de l’argent en vertu sacrée, tel l’eau
en vin.
Mon hypothèse : c’est
une belle arnaque pour permettre à ces politiciens de privilégier une petite
clique de courtisans au détriment de tous les autres. Ensuite, les liasses de
billets se perdront dans les dédales de leur bureaucratie, couvrant de luxe et
d’oisiveté ceux qui sont en haut pour ruisseler ainsi jusqu’en bas, ne laissant
que des miettes rendus au moment de servir le citoyen. Je soupçonne que tous
les gagnants de ce système en seront les plus virulents défenseurs, enrobant le
tout dans un discours de « justice sociale » et de « bien public » pour mieux
paraître devant leur miroir et devant une audience occupée à faire autre chose
qu’à les étudier impartialement. J’écoute les nouvelles et mes soupçons tendent
à se confirmer dangereusement.
La solution la plus
logique m’apparaît être à l’extrême opposé de cette alchimie fabuleuse : abolir
les taxes et les impôts, redonner aux gens l’entièreté du fruit de leur travail
et les laisser eux-mêmes magasiner leurs partenaires pour obtenir les services
qu’ils désirent. Ils choisiront leurs assurances, leurs agents de sécurité,
leurs juges, leurs médecins, leurs professeurs, leurs routes et leurs organismes de bienfaisance.
Mes adversaires y
voient un cauchemar. Ils anticipent que des gens seront privées des ressources
nécessaires pour obtenir ces services et que le tout sombrera dans un grand
capharnaüm. Je crois plutôt que c’est notre système actuel qui a cet effet-là.
Ils projettent en cauchemar la réalité actuelle dans le rêve que je leur
propose parce qu’ils sont trop obnubilés d’idéaliser le désordre établi. Dans
nos sociétés, les pauvres ne sont pas protégés, mais réprimés par la police.
Ils sont désavantagés par les juges. Ils n’ont aucun mot à dire sur la forme
des soins ou de l’éducation qu’ils reçoivent, affrontant des listes d’attente
ou des « contingentements ». Ils sont forcés de suivre un parcours académique
inutilement compliqué et inadapté à leur situation pour avancer dans leur vie.
Ils sont barrés à l’entrée du marché du travail par toutes sortes de
restrictions. Ils souffrent d’une inflation visant à stimuler vainement
l’économie. Ils reçoivent de l’aide inefficace. En plus, ils ne sont même pas
exempts de taxes et d’impôts. Je regarde la réalité et c’est là que j’y vois le
cauchemar de mes opposants.
À mon avis, si
l’argent a du pouvoir, les policiers et les juges descendraient de leur
piédestal s’ils devaient nous séduire pour l’avoir au lieu de simplement
quémander les fonds de sa majesté l’assemblée, qui est rarement peuplée
d’individus ordinaires et de miséreux. Je soupçonne que ceux parmi nous qui
souhaitent donner un coup de mains aux pauvres sans défense moyennant un don
auraient plus de chance d’atteindre leur cible en choisissant eux-mêmes leurs
justiciers plutôt que de passer par un entremetteur aussi louche et indigne de
confiance qu’une institution politique. Finalement, les pauvres eux-mêmes
gagneraient plus à nous le demander directement plutôt que de passer par cet
intermédiaire dangereux.
Quant aux gens de
finances moyennes, ils sont des adultes munis de capacités similaires à ceux
qui nous gouvernent. En ce sens, j’ai bien plus confiance en eux pour
surveiller et allouer efficacement leur propre argent que dans une élite
dirigeante leur étant distante. Si l’argent est du pouvoir, alors la meilleure
manière d’en redonner aux individus, c’est de respecter l’entièreté de leur
portefeuille et leur capacité d’apprendre de leurs erreurs.
- Mon rêve anarchiste
Voilà pourquoi je suis
un anarchiste libéral. Je me méfie trop du pouvoir de l’argent pour le remettre
entre les mains d’un pouvoir politique, même emballé dans de beaux discours
remplis de sainteté. J’ai un rêve. C’est que tu lises ce texte, que tu en diffuse
les idées et qu’un jour le culte du pouvoir devienne aux yeux de nos
descendants le vestige ténébreux d’une vieille superstition qui n’avait pas
lieu d’être. Je suis réaliste. Cela n’arrivera peut-être pas. Mes idées peuvent
être fausses. Le monde peut sombrer dans le chaos. Cependant, lorsque je pense
humblement à la direction que nos sociétés doivent prendre, c’est vers là que
je regarde et je crois avoir de bonnes raisons de le faire.
Hier, nous disions que
« si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Aujourd’hui, nous prétendons que «
si l’assemblée élue n’intervient pas, tout est permis ». Demain, nous
chercherons peut-être les lois en nous-mêmes au lieu de regarder au-dessus de
notre tête, tel un troupeau devant son berger. C’est en partie à toi dès
maintenant de le décider en cessant de courber l’échine devant les puissants.
D’autres te suivront.
Source contrepoints.org
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