Gilles Caron au Cambodge
Le photographe Gilles Caron avait couvert Mai
68, la guerre des Six-Jours et le Biafra. Chaque fois, il en avait tiré des
images exceptionnelles. En 1970, promis juré, le Cambodge serait son dernier
reportage de guerre. Le destin l'a entendu...
C'est ici,
à l'hôtel Le Royal, dans le cœur historique de Phnom Penh, que le photographe
Gilles Caron a posé ses sacs, début avril 1970, en arrivant de Paris par le vol
UTA. Bâtiment colonial aujourd'hui rénové en palace, l'établissement
s'enorgueillit des célébrités qui l'ont fréquenté : Charlie Chaplin, Charles de
Gaulle, et même André Malraux, condamné et assigné à résidence à deux pas de
là, en 1924, pour pillage d'antiquités khmères à Angkor. Tout miel, l'onctueux
prince Norodom Sihanouk y a offert en 1967 une réception en l'honneur de
Jacqueline Kennedy. Le cocktail au champagne, le First Lady, en témoigne
toujours. Mais, curieusement, Le Royal ne garde aucun souvenir de la venue
massive des correspondants de la presse internationale pendant la guerre civile
– entre 1970 et 1975 –, qui avaient fait de l'hôtel leur PC. L'érection récente
d'une stèle, au bout de l'esplanade qui lui fait face, est passée inaperçue des
employés qui s'affairent à la réception.
Gilles Caron sur le bac qui traverse le Mékong, le 5 avril 1970,
jour de sa disparition.
© Fondation Gilles Caron/Contact Press Images
Récemment
inauguré par le ministre de l'Information, Khieu Kanharith, le mémorial en
marbre noir rappelle que trente-sept des clients journalistes du Royal ont été
tués ou portés disparus durant ces cinq années. On y lit les noms du flamboyant
photographe américain Sean Flynn – fils de l'acteur Errol –, de la star Taizo
Ichinose, encore adulée au Japon. Et celui du plus talentueux photographe de sa
génération, Gilles Caron. On a perdu sa trace le 5 avril 1970 sur la route
nationale 1 reliant Phnom Penh à Saigon. Que s'est-il passé ?
Des adolescents mobilisés pour combattre les Khmers rouges.
L'ultime reportage de Gilles Caron, avril 1970. © Fondation Gilles
Caron/Contact Press Images
Le
ministre de l'Information accepte de nous recevoir, à une encablure de l'hôtel.
Juste un boulevard à traverser. Le flot continu de cyclomoteurs, de tuk-tuks –
des taxis tricycles à moteur – et de voitures, qui semble le rendre
infranchissable, s'ouvre et se referme miraculeusement au passage du piéton.
Les coups de klaxon sont rares. Tout se règle par des manœuvres acrobatiques et
des civilités. « Sourire obligatoire » : telle est d'ailleurs la devise
affichée dans le bureau de Khieu Kanharith. On a une question à lui poser : le
Cambodge va-t-il ordonner une enquête sur la disparition des journalistes ?
Ministre depuis quatorze ans, cet ancien journaliste au français parfait, qu'il
a appris en lisant « Jules Verne et OSS
117 », semble interloqué : «
Mais, cher monsieur, à partir de 1975, les Khmers rouges ont déporté
massivement les populations de cette région ! Il n'y a plus aucun témoin. »
On décide
cependant de s'y rendre. C'est au Sud. Direction le bac de Neak Loeung, à 61
kilomètres de la capitale, avec sa foule de marchands ambulants proposant œufs
de caille, graines de lotus ou grillons frits. La dernière fois que Gilles
Caron a été vu vivant, c'est ici. Quelqu'un l'a pris en photo lors de la
traversée du Mékong. Blond aux yeux bleus, un faux air de Steve McQueen, le
jeune homme de 30 ans sourit, tranquillement accoudé à la voiture. C'est déjà
une star dans la profession. Lors de sa courte carrière, commencée trois ans
auparavant à l'agence Gamma, le jeune homme a produit des images
exceptionnelles. Son cliché de Daniel Cohn-Bendit en Till l'Espiègle narguant
du regard le casque noir d'un CRS a transformé le leader de Mai 68 en mythe.
Daniel Cohn Bendit en mai 1968 © Fondation Gilles Caron/Contact Press
Images
Guerre des
Six-Jours avec Moshe Dayan borgne entrant dans Jérusalem, soldat ibo
transportant sur la tête des roquettes au Biafra, bouille de croque-mort d'un
orangiste en Irlande du Nord, GI à l'assaut de la colline 875 dévastée au
Vietnam...
Un soldat ibo au Biafra, 1968. © Fondation Gilles Caron/Contact
Press Images
Caron
laisse au moins une image emblématique par événement, ses clichés en noir et
blanc font entrer l'actualité dans l'Histoire. Sa trajectoire n'est pas banale
: passionné de littérature et très bonne plume, il s'est forgé une conscience
humaniste dans le djebel, en combattant comme appelé aux côtés des paras lors
de la guerre d'Algérie.
Général Moshe Dayan juin 1967 © Fondation Gilles Caron/Contact Press
Images
Trois mois
avant de venir au Cambodge, au début de la guerre civile provoquée par la
destitution surprise de Sihanouk par son Premier ministre, Lon Nol, le 18 mars
1970, il est fait prisonnier au Tchad, avec Raymond Depardon, en couvrant
l'insurrection des Toubous. Avant de s'envoler pour Phnom Penh, Caron
assure que ce sera son dernier reportage de guerre : « Je resterai à Phnom Penh, je n'en sortirai pas, je
ne prendrai aucun risque. » Sur place, il a changé d'avis. Après
avoir envoyé ses derniers clichés à Paris – des scènes d'adolescents rigolards
mobilisés par l'armée gouvernementale de Lon Nol et revêtant des treillis trop
grands pour eux –, il a loué une voiture et son chauffeur avec un autre
journaliste, Guy Hannoteaux, et un coopérant, Michel Visot.
Un orangiste en Irlande du Nord, 1969. © Fondation Gilles
Caron/Contact Press Images
Ce
matin-là, Caron, qui vient de prendre un petit-déjeuner en bord de fleuve avec
Jean Durieux, l'envoyé spécial de Paris
Match, se dit sur un « coup ». Il
a dû glaner un renseignement à Phnom Penh. Mais il ne se confiera pas plus.
Caron a un caractère réservé. Comme Durieux et son photographe, Daniel Camus,
il cherche à montrer la présence de combattants vietnamiens communistes sur le
sol cambodgien. On sait qu'ils soutiennent le mouvement de ces paysans
cambodgiens encore peu connus, les Khmers rouges, et qu'ils se servent du pays
comme base arrière pour attaquer les GI au Sud-Vietnam. Celui qui en ramènera
la preuve en photo est sûr d'un joli scoop. A la descente du bac, les deux
journalistes se sont dit merde. « On se
retrouve ce soir au Royal. »
Plus au
sud encore, on arrive dans la région du Bec de canard, frontalière avec le
Vietnam. On s'arrête au hasard dans le village de Mun, à l'écart de la
nationale 1. Avec sa route de terre en surplomb des rizières, ses buffles d'eau
tirés par des gamins, sa succession de cabanes sur pilotis, en bois ou tôle,
aux toits en feuilles de palme, et la traditionnelle jarre d'eau dans des
courées impeccables, le village tient du prospectus touristique.
Avec mon
interprète khmer, Noch, nous abordons un homme qui prend le frais sur un
caillebotis sous sa maison. Ngoung Thaï, 68 ans, est né ici, et n'en a jamais
bougé. A-t-il entendu parler de la disparition d'étrangers dans la région
? « Jamais. Mais c'était la pagaille. » Le
paysan se souvient très bien de ce début de guerre civile. Des soldats de tous
bords traversaient régulièrement le village. Ceux de l'armée gouvernementale de
Lon Nol, le Premier ministre qui venait de renverser Sihanouk, aidés par les
Vietnamiens du Sud, alliés des Américains, étaient à la recherche des
Viêt-congs, qui soutenaient les Khmers rouges. Et réciproquement.
Gilles
Caron imaginait-il se fourrer dans pareil guêpier ? Le 5 avril, il est tombé
dans une embuscade. Quelques jours après sa disparition, des journalistes ont
vu sa voiture intacte sur le bord de la route, pas très loin d'ici. A-t-il été
exécuté selon la méthode expéditive des Khmers rouges ? Ou fait prisonnier par
les Viêt-congs, qui savaient qu'un journaliste pouvait être gagné à leur cause
? A-t-il alors succombé à la malaria, ou à un bombardement des B52 qui
arrosaient la région ?
Le
Cambodge ne veut pas rouvrir ses plaies. On le comprend en écoutant l'étonnant
récit de Ngoung Thaï et de sa sœur Mao Savath, d'un an sa cadette. Tombés en
1975 sous la coupe des Khmers rouges, ils ont vécu quatre ans de cauchemar,
quatre ans de travaux forcés dans les champs, avec l'interdiction de manger en
dehors des repas collectifs – deux bols de riz par jour –, ne serait-ce qu'une
mangue du jardin, « sous peine de mort ». Humiliations,
exécutions sommaires... La gorge nouée, Ngoung est au bord des larmes. Pour un
étranger, la situation d'aujourd'hui est difficile à concevoir : les villageois
qui avaient rallié les Khmers rouges et martyrisé leurs voisins sont restés au
village ! « On les tolère »,assure
Mao Savath.
Dans tout le Cambodge, bourreaux et victimes se côtoient.
Aucune enquête n'a été menée par la justice pour établir les responsabilités du
génocide. A ce jour, seulDuch, le directeur de Tuol Sleng (ou S-21), le centre de détention de Phnom Penh où furent
torturés près de 20 000 Cambodgiens avant d'être massacrés, a été condamné le 3
février 2012 à la prison à perpétuité (1). Quatre autres dirigeants du
Kampuchéa démocratique, le Cambodge de Pol Pot, mort en 1998 sans être vraiment
inquiété, sont actuellement jugés dans l'indifférence générale. « Nous sommes bouddhistes, et les
coupables seront punis lors de leur réincarnation, dit Mao Savath, qui ajoute avec humour : on demande simplement aux bonzes de prier
pour qu'ils ne se réincarnent pas en aussi mauvaises personnes. Autrement, la
prochaine fois, ils anéantiront entièrement le Cambodge. Et puis, qui est
coupable ? » s'interroge-t-elle.
Désormais,
ce sont les Vietnamiens qui seraient responsables des drames du Cambodge... Ils
auraient manipulé les Khmers rouges. On l'a entendu plusieurs fois. Alors que
ce sont les Vietnamiens qui ont mis fin, début 1979, aux exactions de la bande
à Pol Pot. La réalité est si atroce – deux millions de morts, soit le tiers de
la population – que le Vietnamien, ennemi héréditaire, sert de bouc émissaire.
La classe politique cambodgienne, elle, appelle à la « réconciliation nationale ».En visitant
l'ancien centre de détention S21, on est frappé par l'image surprenante dans ce
lieu de malheur de deux hommes souriant de conserve. Qui sont-ils ? L'un des
sept survivants du centre et son bourreau, menant bras dessus, bras dessous,
une « campagne de réconciliation » dans
les coins reculés du pays !
Avant de
partir, on demande à Mao Savath une faveur : l'autorisation de la
photographier. Malicieuse, elle accepte, à la condition « de ne pas [la] torturer après... » Mao Savath a vu le
procès de Duch à la télé. Chaque victime était photographiée en entrant au
centre. Ces images bouleversantes d'hommes, de femmes, d'enfants au regard
résigné témoignent de la folie collective. Le Cambodge veut l'oublier. Surtout ne
pas remuer son histoire pestilentielle mettant en cause, dans le moindre
village, des proches, des voisins. On comprend mieux pourquoi il n'y aura
jamais d'enquête sur la disparition de Gilles Caron. Ce n'est pas faute de
témoins. Car il y en a trop. Et ce qu'ils ont à dire est gênant à entendre.
Infos pratiques
Un hôtel : Le Royal, bien sûr. Marqueterie de luxe, double piscine
ombragée d'arbres centenaires... Les prix sont en rapport : 260 dollars la
chambre la moins chère.
Un bar : celui du FFC, sur le quai Sisowath. Venaient s'y détendre les
correspondants de guerre autour d'un verre ou deux, et sans doute trois.
Une visite : après la barbarie au centre S21, la civilisation du peuple
khmer au Musée national des beaux-arts.
A lire
Gilles Caron. Scrapbook, éd.Lienart
J'ai voulu voir. Lettres d'Algérie, de
Gilles Caron, éd. Calmann-Lévy
Source Télérama Luc Desbenoit
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