Entretien avec Jean Claude Ameisen
Chaque semaine sur France Inter, ce formidable
conteur transporte plus d'un million d'auditeurs sur les épaules de Darwin. Son
propos : donner l'envie d'explorer le monde vivant. Et de redécouvrir sa
beauté.
Depuis
plus de trois ans, Jean Claude Ameisen est, pour les auditeurs de France Inter,
une voix, grave et persuasive : celle du formidable conteur qui, chaque samedi
matin, dans son émission Sur les épaules de
Darwin, convoque et entremêle savoir scientifique, philosophie et poésie
pour parler de l'univers et de la place qu'y occupe l'homme.
De
l'émission ont découlé deux livres : Sur les
épaules de Darwin, tome 1 (Les
Battements du temps, éd. LLL, 2012) et 2 (Je
t'offrirai des spectacles admirables, éd. LLL, 2013). Le premier est un
best-seller (cent mille exemplaires vendus) et le second vient de paraître.
La radio
n'est qu'une des activités multiples qui font les plaisirs et les jours de ce
médecin et biologiste, spécialiste d'immunologie, notamment du phénomène de «
mort cellulaire programmée » (ou apoptose) – auquel il a consacré le superbe
ouvrage La Sculpture du vivant (éd. du
Seuil, 1999) –, en outre président du Comité consultatif national d'éthique.
Né en
1951, de parents juifs polonais ayant choisi de s'installer en France – durant
la guerre, sa mère avait été déportée à Auschwitz, son père enfermé dans un
stalag pour Juifs –, Jean Claude Ameisen, homme souriant, patient, chaleureux,
mène depuis quatre décennies une existence de chercheur de haut vol et d'énorme
lecteur. Non pas une double vie, simplement une vie pleine et cohérente.
- Comment qualifier cet exercice radiophonique que vous pratiquez ? Ce n'est pas de la vulgarisation, ni de la pédagogie…
C'est un
voyage, où se croisent différents points de vue sur le monde, des approches
venues d'horizons divers – scientifique, littéraire, philosophique, poétique –,
dans un tissu de mots et d'idées qui n'emprisonne pas celui qui l'écoute dans
un discours fini et fermé. Ce tissu est ouvert, et celui qui l'écoute est
invité à le compléter. Ce que je cherche, c'est à transmettre l'envie
d'apprendre et d'explorer.
Quant à la
forme que j'ai choisie dès le début, lorsque Philippe Val m'a proposé de faire
une émission, c'est celle du conte, dans ce qu'il a de plus ancien, qui remonte
à l'enfance, au fameux « il était une fois ». L'idée est de prendre du recul,
de voir d'où l'on vient, et d'essayer de se projeter vers l'avenir. Et de
suggérer aux auditeurs qu'ils peuvent se l'approprier, qu'ils sont capables
d'en faire eux-mêmes quelque chose.
- Etes-vous surpris par la popularité de votre émission – plus d'un million d'auditeurs – et des livres qui la prolongent ?
Faire de
la radio, c'est parler à des personnes qu'on ne voit pas. C'est ce qui m'a le
plus surpris : cette distance. On se lance, on parle, et l'écho viendra plus
tard. Quand sont arrivées les réactions, j'ai été ému par leur diversité.
Certains des auditeurs étaient des chercheurs comme moi, ou des profs de fac ;
d'autres exerçaient des professions qui n'avaient aucun rapport. D'autres
encore n'avaient jamais fait d'études, ou me parlaient de l'écoute attentive de
leurs enfants. Cela signifie qu'il y a énormément de niveaux de lecture et de
compréhension pour une même émission.
On dit
souvent que les gens n'ont pas d'appétence pour les sciences, moi je pense que
leur appétit est sous-estimé. La forme du conte, c'est aussi pour cela : nous
sommes tissés d'histoires et on peut entrer dans la science par le biais des
histoires, comme dans n'importe quel autre domaine. Tout le monde sait qu'on
peut aimer la musique sans jouer d'un instrument, ou en en jouant, mais en
amateur.
En matière
de science, on pense souvent que c'est tout ou rien : ou bien on est capable de
tout comprendre, ou bien ce n'est même pas la peine d'essayer, on est exclu
d'emblée. Ce que montre cette émission, c'est que la science fait partie de la
culture générale, que ce n'est pas un domaine de spécialistes, pas plus que ne
le sont la réflexion éthique ou la philosophie.
- Cette proximité que l'on sent chez vous avec la littérature et la philosophie a-t-elle toujours accompagné votre apprentissage scientifique ?
J'ai lu
des livres très tôt, vers 4 ou 5 ans. La lecture était un monde différent mais
aussi réel que le monde dans lequel je vivais physiquement. Un monde
complémentaire, ou une autre facette du monde réel. Après, j'ai continué, je
continue toujours à lire beaucoup. Des essais, de la littérature, de la poésie,
des articles scientifiques concernant des domaines très divers qui tous
trouvent à me passionner.
En matière
scientifique, j'ai toujours regardé le travail des autres comme une énorme
bibliothèque à la disposition de chacun, à la mienne. Il y a comme un grand
livre, et nous participons à ce grand livre. C'est intrinsèque à l'idée que je
me fais de la transmission : ce n'est pas en tant que professeur que je
transmets ; je suis un étudiant, et j'apprends, moi aussi, au fur et à mesure
que je transmets.
Par
ailleurs, j'aime beaucoup les essais dans lesquels il y a un bonheur
d'écriture. Cela va de pair avec une forme d'élégance de la pensée. Lucrèce, en
préambule à De rerum natura, qui est une
œuvre scientifique, explique qu'il l'a présentée comme un poème parce que le
fait que le poème soit beau aide le lecteur à mieux comprendre.
- Cette « énorme bibliothèque » dont vous parlez renvoie à l'idée d'héritage. Est-ce une notion qui vous importe ?
Oui,
l'héritage, l'origine. Parce qu'un présent coupé du passé perd beaucoup de ses
sens possibles. Entre la tentation d'oublier le passé, pour se sentir libre
mais pauvre, et celle de se laisser emprisonner dans le passé, il y a la
liberté profonde qui consiste à se plonger dans tout ce qui nous a faits et, à
partir de cette richesse, d'inventer sa liberté. D'où ce que je fais à la radio
: mélanger et tisser ensemble une découverte scientifique d'il y a une semaine
ou trois mois, et des découvertes, des questionnements ou des pensées qui
datent d'un siècle ou de mille ans.
Le présent
ne se comprend que relié au passé. Mais le passé ne nous dit rien sur ce que
nous pouvons faire du présent, c'est-à-dire sur l'avenir. C'est vrai à
l'échelle de l'existence de l'Univers, soit treize milliards d'années, à
l'échelle de l'apparition de la vie sur Terre, il y a quatre milliards
d'années, mais aussi à l'échelle de nos vies : nous ne naissons pas ex nihilo,
nous sommes les enfants de nos parents, des parents de nos parents, nous
parlons la langue qu'ils nous ont apprise. Mais le fait que nous connaissions
ces héritages ne préfigure en rien ce que nous pouvons en faire. Il y a la part
d'invention qui est propre à chacun. Que faisons-nous de ce qui nous a été
légué ?
- Appliquons cette interrogation à votre itinéraire personnel : en quoi votre choix de la science, la médecine, est-il un héritage ?
Derrière
l'intérêt pour la médecine, la recherche, l'exploration de l'inconnu, le
questionnement éthique, il y a sans doute ce que je sais de la Shoah, que mes
parents ont vécue. Je n'ai pas toujours considéré qu'il s'agissait d'un moteur
de mes actions mais, plus le temps passe, plus je pense que cela a joué un rôle
important.
L'idée de
catastrophe impliquant la conscience de l'extraordinaire fragilité de la vie,
donc de son caractère précieux, et l'importance des notions de justice et
d'injustice. Oui, cela a certainement influé sur le prix que j'attache au
passé, à l'idée que la vie humaine doit être préservée, à l'interrogation qui
est la mienne sur ce qui est équitable ou pas.
- Le récit même de la Shoah était-il présent dans votre enfance ?
Oui, par
ma mère. Au point que j'ai été étonné, vers l'âge de 10 ou 12 ans, de
m'apercevoir que des enfants dont les parents avaient traversé la même tragédie
n'en savaient rien, car leurs parents ne leur en disaient rien. Alors que, pour
moi, la proximité du désastre coexistait avec l'idée qu'il n'avait pas eu
pleinement lieu, puisque ma mère était encore là pour m'en parler. D'où l'idée
chez moi que les tragédies, si terrifiantes soient-elles, ne parviennent pas à
éteindre ce qui fait la vie.
Un autre
événement a joué : j'ai su, alors que j'avais une vingtaine d'années, que mon
père avait été marié une première fois, que sa première femme était morte à
Auschwitz, où ma mère, qu'il ne connaissait pas, était, elle aussi. Ainsi ma
mère me disait tout, sauf quelque chose de très important, et qui allait
modifier la vision que j'avais de mes parents. Le fait d'apprendre cela
tardivement a induit chez moi, je crois, une notion de l'étendue de nos
incertitudes. La conviction que ce qu'on ne sait pas n'est jamais perceptible
dans l'ampleur de tout ce qu'on connaît.
- C'est cette conscience de la fragilité de la vie qui est à l'origine de votre choix de la médecine ?
La
fragilité de la vie, donc son caractère précieux, induit la médecine. L'étendue
de notre ignorance par rapport à ce qu'on croit connaître conduit à la
recherche. Quant à la notion de justice et d'injustice, elle est à la base de
la réflexion éthique : c'est bien beau de connaître, mais que fait-on de cette
connaissance, au profit de quoi, de qui la met-on en œuvre ? Tout cela est très
proche, tout se rejoint.
- La révélation familiale que vous évoquez est présente dans votre essai sur Darwin, Dans la Lumière et les ombres. Avec La Sculpture du vivant vous parlez de la mort de votre père. Pourquoi l'autobiographie prend-elle place dans vos ouvrages scientifiques ?
La
tentation existe, dans la démarche scientifique, de s'abstraire du récit de
cette démarche : peu de scientifiques écrivent « je », c'est comme si la
science s'écrivait toute seule. Il me semble, au contraire, que réinscrire dans
les textes scientifiques ceux qui inventent, observent et spéculent permet un
gain d'objectivité. Il y a un point de vue, je fais partie de ce que je dis, il
n'y a pas de récit sans que j'en sois partie prenante.
Lorsque
j'ai entrepris cet essai sur Darwin, c'est l'écriture qui a fait surgir une
intersection entre l'histoire du darwinisme, de ses plus sombres dérives vers
les théories racistes et le nazisme, et ma propre histoire, celle de ma famille
confrontée à l'extermination. Un narrateur n'est sans doute jamais absent de sa
narration, il y a presque une sorte d'honnêteté à ne pas le dissimuler.
- Vous présidez depuis un an le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), où déjà vous siégiez auparavant. Pourquoi avoir accepté cette responsabilité ?
Je crois
passionnément à la transdisciplinarité. En l'élargissement du champ du regard.
Les grandes découvertes naissent ainsi, du croisement des disciplines. Le pari
des instances éthiques, dans le domaine biomédical, est de multiplier, auprès
des experts, des regards autres et divers. Les experts sont indispensables, car
ce sont eux qui décident de la dose de médicaments à administrer, ou du
protocole opératoire qu'il conviendrait d'observer. Mais ils ne peuvent pas
dire comment agir au mieux dans l'intérêt de la personne.
Si une
question concerne ce que nous avons de plus humain, le médecin, le philosophe,
l'anthropologue, le juriste, etc. auront ensemble une vision du problème qui
dépasse l'angle de vue de chacun. Nous vivons dans une société étrange où il
semble souvent que, dans tous les domaines, on attend des experts qu'ils nous
disent non seulement quel est le problème, et quelles solutions sont possibles,
mais aussi quelle solution il faudrait choisir.
En fait,
il n'y a que dans le domaine biomédical qu'existe, depuis trente ans, une
réflexion plus démocratique sur les implications de la connaissance en matière
de respect de la personne. Diffuser la connaissance scientifique, c'est aussi
augmenter la possibilité pour tout le monde de réfléchir aux implications
pratiques des avancées de la connaissance.
Le rôle du
CCNE n'est pas de jouer les oracles, de se substituer à la réflexion de la
société, mais au contraire de l'aider à réfléchir, d'éclairer la complexité des
problèmes, de contribuer à la qualité de la réflexion publique collective. De
donner, à travers les avis qu'il émet, des outils minimaux pour que chacun
puisse penser à des sujets qui nous concernent tous.
C'est pour
cela aussi que la connaissance scientifique doit faire partie de la culture
générale. C'est une question de démocratie : chacun peut s'approprier une
partie au moins de ces connaissances scientifiques pour choisir
individuellement et collectivement un avenir qui soit le plus humain pour tous.
- On a l'impression que le débat éthique, dans le domaine biomédical, se concentre sur le début et la fin de la vie, est-ce le cas ?
Cette
impression est à la fois vraie et fausse. Beaucoup de débats éthiques, dans le
domaine biomédical, concernent le début de la vie, la transmission de la vie,
la fin de vie. C'est-à-dire l'assistance médicale à la procréation, l'embryon,
la génétique, les soins palliatifs, la question de l'euthanasie. Mais se
pencher ainsi sur le début et la fin de l'existence n'a de sens que si la
réflexion éthique porte sur tous les âges. Sinon, ce serait un peu comme dire :
on va s'assurer que votre naissance, votre mort se passent au mieux, mais peu
importe comment vous vivrez entre les deux.
Le CCNE a
émis ainsi récemment des avis sur la santé et la médecine en prison, la
situation des enfants et des adultes atteints d'autisme, les problèmes éthiques
posés par les nanotechnologies, les inégalités d'accès aux soins dans le monde,
etc. Il y a de nombreuses questions éthiques fondamentales, qui n'ont rien à
voir avec le début ou la fin de vie, qui concernent le quotidien de millions de
personnes et peuvent causer des détresses majeures : les enfants vivant sous le
seuil de pauvreté, la situation des personnes handicapées, la personne âgée et
le respect qui lui est dû…
Il existe
une fascination spirituelle et métaphysique pour le passage de l'absence à la
présence qu'est la conception, et celui de la présence à l'absence, qu'est la
mort. Comment apparaît, puis disparaît un être humain : on est sur le terrain
du sacré, au sens le plus large du terme. De plus, les techniques nouvelles,
notamment en matière de procréation, la dissociation entre sexualité et
procréation, ont bouleversé des immémoriaux humains, créant un effet de
sidération. Le radicalement nouveau, l'impensable sont advenus. Il faut
maintenant apprendre à les penser.
- La conférence citoyenne sur la fin de vie vient de rendre ses avis sur le suicide assisté et l'euthanasie. Avez-vous une position personnelle sur ces questions ?
Je
considère que mon rôle, à ce stade, en tant que président du CCNE, n'est pas
d'exprimer une position personnelle mais d'animer de la façon la plus ouverte
possible la réflexion de la société sur les questions éthiques concernant la
fin de vie.
Prendre du
recul, prendre en compte la complexité, explorer les différentes options, c'est
ce qui permettra à la société et au législateur de s'approprier la réflexion et
de s'exprimer à partir d'un « choix libre et informé ». Ce processus de « choix
libre et informé », fondé sur le respect que l'on doit à l'autre, à tous les
autres, est au cœur de la démarche éthique biomédicale. Il est aussi, plus
largement, essentiel à la vie démocratique.
- La recherche, la radio, l'écriture, le CCNE : comment trouvez-vous le temps de faire tout cela ?
J'ai
l'illusion que je peux tout faire en même temps, avec la même énergie et la
même passion. Lorsque les choses sont complémentaires, elles se tissent, et le
temps perdu ici est regagné là. Tout cela, c'est du travail, mais comme disait
Epicure, c'est avant tout pour moi une source de joie.
Avoir la
chance de pouvoir faire ce qui vous passionne, ou d'être passionné par ce que
vous faites, cela donne une tout autre signification à la notion de travail.
Nous sommes toujours plus riches que ce que nous connaissons de nous-mêmes et
des autres. La question est, je crois : comment laisser surgir cet inconnu ?
Comment s'inventer en marchant ?
Jean Claude Ameisen en quelques dates
1951
Naissance à New York, le 22 décembre.
1998
Professeur de médecine à l'Université Paris-Diderot et à l'hôpital Bichat.
1999 La Sculpture du vivant, le suicide cellulaire ou la mort
créatrice, éd. du Seuil.
2008 Dans la lumière et les ombres, Darwin et
le bouleversement du monde, coéd. Fayard/Le Seuil.
2010 En
septembre, première émission Sur
les épaules de Darwin, sur France Inter.
A écouter
Sur les épaules de Darwin, le
samedi à 11h05 sur France Inter.
A lire
Sur les épaules de Darwin T2 : Je t'offrirai des
spectacles admirables.
Source télérama Propos recueillis par Nathalie Crom
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire