Bernard Plossu
Sur la route du photographe Bernard Plossu
Carte blanche à Bernard Plossu, photographe
resté fidèle à l'esprit 60's des hippies, qui commente sa sélection de clichés.
De Mexico à La Ciotat, en passant par Agadez…
Mexique, 1966
La route à 20 ans, c'est l'ouverture à tout, au
monde nouveau, à l'air libre, aux rencontres. Le voyage initiatique est
essentiel. On y apprend à se découvrir en découvrant le monde. On y apprend
sans doute plus de choses que sur des bancs d'études… Suivre les Rimbaud, Kerouac,
Nicolas Bouvier et autres grands voyageurs apporte autre chose que la culture :
l'expérience. Evidemment je parle de mon époque, des années 50 pour les
beatniks, 60 pour les hippies. Mais je connais tant de plus jeunes qui ont
continué ces errances ! Ceci dit, le monde a changé. De plus en plus de gens
dans pas mal de pays en ont ras-le-bol de voir les gens débarquer d'ailleurs en
n'arrêtant pas de faire des photos ! Il y a eu tant de voyageurs, donc tant de
gens avec des appareils photo pour préparer leurs fichues soirées diapos au
retour, que les habitants des pays du tiers-monde (comme il est dit) en ont
assez… assez d'être photographiés à tour de bras !
Ce voyage-là était dans le Mexique qu'on
appelle colonial : San Miguel de Allende, Guanajuato… il y avait Laurie,
Karina, Roger et son ukulélé, ce New-Yorkais toujours stoned, Juan le poète puertoricain, Bill au volant de la vieille
Pontiac je crois, a real cluncker, et
moi qui faisais des photos, comme ça, pour rien, pour vivre l'expérience, le
moment… Sur le côté, cet autobus a dû avoir une crevaison, tout le monde
descend, du toit, de partout ! Au Mexique les gens savent attendre, il règne
une autre notion du temps. Les Indiens sont encore présents dans le grand
mystère du cosmos, ici. Nous aussi on crevait souvent, mais on dansait au son
des instruments, et Karina courait sur la route au milieu sans peur des fadas
de la vitesse ! L'air sentait bon, on vivait insouciants…
Mary près de Puerto Angel, Mexique, 1966
Aucune idée que j'étais, ou que j'allais même
peut-être, être photographe ! Au Mexique, j'avais un Retinette Kodak, et une
petite camera ciné 8mm ; je photographiais émerveillé, je filmais ces moments
dignes des plus beaux paysages du film Vera Cruz que j'avais vu plusieurs fois
en rêvant à Paris avant 1965... Là, on revient de Puerto Angel, à l'époque un
village si loin de tout, des heures, deux jours de pistes... et au bout le
paradis, Puerto Angel, le port de l'ange, avec la plage extraordinaire de
Cipolite où seuls le vent et les vagues en rouleaux sont là... Pas d'hôtel,
dormir sur le sable...
Au bord de la route, Maria, la fiancée de
Guillermo, l'ami aîné mexicain qui m'a initié à son pays, à ses odeurs, ses
rythmes. La lumière sur son visage mélancolique : c'est… une photo ! Donc je la
fais, sans avoir aucune idée de si elle est bonne ou pas : mais maintenant, tant
d'années après, ce que j'aime aussi, c'est qu'elle a quelque chose que j'adore
dans les tableaux de portraits de la Renaissance italienne : un paysage de
collines derrière, ça me fascine dans la peinture italienne « classique », le
fond, l'infini que l'on voit au loin. Sur ce Retinette, un objectif normal,
donc la photo telle quelle, comme j'aime tant le ton direct sans effets ! Un
langage réel et simple, l'image. On est en 1965, aucune idée de qui sont Robert
Frank ou le dénommé HCB ! Pour moi, l'école de l'image, ça a été Coutard, le
cameraman de Godard, et Truffaut, et des images du Silence de Bergman ou d'Antonioni… Le Mexique m'apporte la vie,
le réalisme, la photographie en pleine liberté, quoi !
Les nuits de Mexico City, 1965-1966
On était nombreux, de tous les pays, Mexicains,
frenchies, gringos, Argentins… Vie de nuit. Là, Bill rêve, avec Karina à coté
de lui… Elle venait de New York, je crois, elle était mannequin dans la grande
ville de Mexico. Elle aimait le jazz, et on dansait tous des nuits entières, on
écoutait Horace Silver et Coltrane, My favorite
things bien sûr… On venait de partout. La vraie capitale du monde ces
années-là, c'était Mexico, plus que Paris ou même New York.
Bill, c'est mon maître à penser, c'est lui qui
m'a tout appris de son Amérique hip. Qui m'a emmené à Big Sur, qui m'a présenté
Ephraim Doner, Henry Miller, Joan Baez, avec qui il avait participé à la
création, avec Ira Sandperl, du Collège pour la paix. C'était l'époque contre
la guerre au Vietnam. Une génération pré-écolo. A Mexico, il y avait beaucoup
de beatniks qui s'étaient tirés des USA – au Mexique, il y avait de la très
bonne herbe. Epoque Dylan, aussi, on connaissait toutes les paroles par cœur !
Souvent on partait, sur les routes mexicaines,
comme ça, sans but, sans lieu ou dormir. On roulait. Cette fois-là, on revenait
d'Acapulco où on avait dormi sur les plages plusieurs nuits sous la voûte
étoilée. Les trois S, sun, sea, and…
sex, rencontre de la si belle Graciella aux lèvres d'amour ! Etait-ce il y a si
peu de temps que j'allais au cinéma à Paris ? Là, je n'étais plus spectateur,
mais acteur de la vie souple, non organisée…
Enfin. Loin de la culture, on oubliait tout ce
qu'on savait, on vivait tout, follement. De San Miguel de Allende à San
Cristóbal de Las Casas, on roulait en stop, en camion, en bagnoles d'amis,
Crazy Gorges est au volant de la vieille VW décapotée au vent chaud des
tropiques, Linda a les cheveux au vent, devant nous cette vieille camionnette,
les bras des passagers forment un cœur ! On pensait pas au passé, on découvrait
ce pays surréaliste génial qu'était le Mexique…
Les toits de Mexico City : une vie à part
entière, les toits de cette ville gigantesque ! Ce jour-là, j'ai de la couleur
sur mon appareil, du Mexicolor, je crois… Une vie entière là-haut sur les
terrasses, décor cubiste fait de ciment gris sans beauté, puisque c'est la
partie des maisons ou immeubles qui ne se voit pas ! Comme les arrières des
immeubles des villes quand on prend le train, là c'est toujours le vrai, le pas
si beau.
Mexico et
sa grisaille. Pollution, nous sommes en 1965 ! Imaginons maintenant, après des
années de pots d'échappement ! Epaisse couche de gris à travers laquelle passe
le soleil. Le linge sèche. Tous les draps et vêtements de la ville sont sur les
toits ! Comme à Naples devant les immeubles en pleine rue. La couleur… de temps
en temps un rouleau de couleur, oui. Pour les tirer sur papier, rencontre des
Fressons, ces maîtres tireurs en banlieue parisienne à Savigny : ils ont un
procédé au charbon que leur famille a créé depuis des générations, et c'est
vrai que pour moi, c'est ce qui me permet de considérer la couleur comme le
noir et blanc, pareil. Ils arrivent à donner la même texture, le même grain, et
donc je retrouve mon ambiance. Car c'est de cela que parle la photographie :
l'ambiance. Il faut trouver son ton juste.
La jeune sœur de Joan Baez, Mimi Fariña, était
très aimée de tous les gens de sa génération. Son mari Richard, écrivain, avait
disparu dans un tragique accident de moto. Mimi était très discrète, douce, et
certainement infiniment triste du décès de son mari, et son sourire, même s'il
a toute la beauté de l'époque, a une mélancolie profonde. Je pense que sa
beauté, déjà visible en apparence, était en fait encore plus belle à
l'intérieur.
En Europe, on a peu parlé d'elle, pourtant, et
sans le vouloir le moins du monde, elle a été une des grandes figures mythiques
de ces années californiennes où l'amour de la nature et le refus de la guerre
au Vietnam ont été des révolutions importantes par rapport à la société
américaine. Elle nous a quittés il y a peu…
L'homme à la cape blanche dans une rue ventée à
Agadez. Agadez a été de tous temps la ville du passage des nomades du désert,
au Niger. Là arrivent tous les nomades pour aller au marché, se retrouver, et
récupérer tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Les Touaregs y habitent, et il
y a un sultan de la ville.
Ce matin là, du vent, comme si souvent ici…
L'homme marche devant moi, j'ai mon appareil dans mon turban, protégé de la
poussière comme je peux, et je fais une petite photo en passant, vite… et je
remets l'appareil, mon vieux Nikkormat avec un 50 mm, sous le voile, et voila…
C'est une ville extraordinaire, un peu comme
Jaisalmer entre le Rajasthan et le Pakistan, des villes au milieu de nulle part
mais qui sont la clé de la survie des trajets quelquefois immenses que font le
nomades.
On est encore à Agadez, où ce groupe de jeunes
Peuls Bororos chantent, en tapant des mains, de longues complaintes lancinantes
: la musique du désert, si belle ! Les Bororos sont très indépendants, refusant
les religions extérieures, ils ont leurs traditions nomadiques bien à eux,
l'amour du bétail, la beauté des jeunes pour séduire les filles, les vêtements
en peaux et tissus, avec comme seule note moderne des petites choses
métalliques pour décorer une parure, une coiffure.
Je suis fasciné par ce moment, ce chant, ce
refus d'être dans le monde moderne ! C'est comme si… je découvrais enfin des
vrais Apaches d'autrefois en Arizona ! En fait, quand on va de désert en
désert, on se rend compte de la similitude des mœurs et des habitudes. Le
climat guide les tribus, qu'elles soient sur les continents africain, asiatique
(les nomades du Rajasthan), ou américain. Ce sont les derniers qui disent non.
Les pyramides en Egypte sont omniprésentes dans
la mémoire, dans l'Histoire, dans l'art, dans le spectacle, dans tout. C'est un
pays extraordinaire. J'y étais en 1977, bien avant ce qui se passe maintenant
qui bouleverse tout, le passé, le présent… Evidemment, quand on visite en
touriste, on veut les voir, ces monuments qui fascinent depuis longtemps notre
enfance ! Ce décor où Alix et Enak, les héros de Jacques Martin se rencontrent
(dans Le Sphinx d'or), où Blake et
Mortimer arrivent même à entrer à l'intérieur de l'une d'elles ! (dans Le Mystère de la grande pyramide)…
Un jour, en entrant dans un temple avec peu de
lumière, apparaît… une pyramide, en fait une ombre en forme de pyramide, à
l'envers, si mystérieuse, si magique, que, bien sûr, je fais une photographie !
Miniature de désert à Organ Pipe, en Arizona.
En marchant dans les immenses espaces de l'Ouest américain, on se rend compte
de la vie que devaient mener les Apaches, les Papagos, les Mescaleros, les
Chiricahuas… C'est à pied, et à pied seulement, que se comprend, se sent, se
respire, le vrai grand Ouest sauvage.
En le
photographiant dans ces grandes marches avec Dan Zolinsky et Doug Keats, je me
demandais comment rendre ça, et il m'est apparu que en faire des grands tirages
était un non-sens total et redondant. Par contre, de minuscules tirages
miniatures arrivaient à rendre la transparence infinie de cette lumière écrasée
de soleil au pays des rattlesnakes et
des scorpions. Et cette série devint « The
garden of dust », (« Le jardin de poussière »). Là, sur cette photo de
fin de matinée, nous étions montés à pied, Dan et moi, sur le mont Ajo, proche
de la frontière mexicaine. Pas de sentier, et même un peu d'escalade… plus tard
on a appris que dans ce coin était la plus grande concentration de serpents
dangereux possibles, brrrrrr ! Au loin, le Mexique. Des marches qui maintenant
seraient impossibles avec la guerre entre les narcos et les policiers des deux
bords de la frontière !
La piste qui va de Cochise à Tombstone… On
n'est pas sur la route officielle mais sur les à-cotés, là où on peut découvrir
encore le vrai Ouest. J'étais allé à Cochise déjà en 1970, et là j'avais
rencontré la famille Brenner. Ruth était peintre, et en lui demandant pourquoi
le village, pratiquement abandonné, où ils habitaient s'appelait Cochise, elle
me répondit non seulement que c'était à cause du grand chef Chiricahua Cochise,
ce dont je me doutais, mais aussi qu'il y avait encore un Cochise là-haut à
Tombstone, Nino Cochise, le petit-fils ! Nous étions allés le voir, et je
l'avais photographié (voir la couverture du livre Les Cent Premières Années de Nino Cochise, aux éditions du
Seuil) !
Cette région m'attirait toujours, et je
continuais d'y retourner, encore et toujours, partout, dans tous les sens… La
poussière derrière la piste, le coucher de soleil devant… Sacré nom de Dieu,
quel pays !
Françoise et les enfants en Andalousie. Ils
étaient encore petits. Françoise est de là, d'Almeria. Onze oncles et tantes !
Son grand-père était conducteur de train entre Almeria et Grenade. Ses
souvenirs d'enfance sont là.
Et nous voila partis là-bas, à essayer d'y
vivre. Le coin ressemble à l'Ouest américain car c'est aussi un désert…
D'ailleurs, c'est là qu'ont été tournés les westerns spaghettis, et une partie
de Lawrence d'Arabie… Mêmes paysages de
« Jardin de poussière » pour continuer mes photos de déserts en marchant…
Les enfants deviennent bilingues, ils vont à
l'école du village. C'est une vie simple, en pleine nature. Un jour on voit
plein de tanks, période de guerre au Moyen-Orient… Les gens qu'on rencontre
sont très gentils avec nous. Ils aiment les enfants, ici ! Je vais souvent retrouver
les amis de Madrid pour le boulot. Et suis engagé à photographier l'ile de
Ténérife aux Canaries. Paysages de désert là aussi, en bas du volcan Teide.
Shane est tout petit sur cette photo de 1980.
Il a commencé à marcher là, en plein grand Ouest américain. Il cherche son
équilibre, devant la grandiose Monument Valley de la région Navajo, là ou John
Ford tournait ses films…
Pour moi, le papa frenchie élevé dans le mythe
des westerns des salles de cinéma parisiennes obscures, c'est trop beau de voir
mon petit bonhomme là, dans ce décor de rêve. Il s'appelle Shane, comme Alan
Ladd dans L'Homme des vallées perdues !
La réalité dépasse la fiction… On est dans le décor des westerns ! Pour y
vivre, pour de vrai !
A la plage de La Isleta del Moro, en
Andalousie, en hiver, personne. C'est une passion, et aussi une vraie
philosophie d'aller dans les coins sauvages hors-saison… La vraie Méditerranée
n'est pas toujours ensoleillée ! Là, en pleine Andalousie, on se croirait… en
Ecosse ! Les deux petites vagues sont amoureuses ! Le ciel est gris, comme au
fin fond d'un Loch écossais, du moins c'est ce que j'imagine, n'y étant jamais
allé.
Pourtant, on est au pays des corridas, du
flamenco, du bruit, et là, ce moment, ce lieu, ne parle que de calme, de
tranquillité, on entend le clapotis des vagues, et on est loin… Aller
hors-saison dans ces coins-là, c'est y respirer des moments authentiques. Aller
dans les petites îles italiennes aussi, par exemple, en hiver, quand il n'y a
presque personne, presque rien d'ouvert, c'est une manière de vivre. C'est un
sujet qui me passionne, en photo, ces coins dans ces moments-là. Ce sont des
lointains proches. Pas besoin d'aller loin, c'est tout simplement en Europe.
A La Ciotat s'étaient installés les frères
Lumière, quel nom pour des gens d'images ! La famille, originaire de Besançon,
paraît-il, avait élu domicile là. Et les frères Lumière y ont donc tourné plein
de leurs merveilleux films, dont le célèbre Arrivée
d'un train à La Ciotat ! En ville se trouve aussi le fabuleux cinéma
Eden, qu'on dit être la première salle de cinéma au monde. Aussi, Braque peint
ici en 1906 ! Et l'acteur Michel Simon s'y installa, et y recevait souvent
Henri Langlois, le directeur de la Cinémathèque de Paris. L'histoire de
l'image, là, dans la ville des chantiers qui ont construit tant de bateaux…
Un jour, je suis à la gare, un TER passe, et
dans une fenêtre se découpent (ça se passe très vite, mais en photo il faut
être extrêmement rapide) les frères Lumière comme s'ils étaient assis, qui sont
en fait sur une affiche de l'autre coté, sur le quai d'en face ! Passagers de
leur propre histoire, clin d'œil ! Aujourd’hui le cinéma Eden va être
réhabilité, c'est formidable, c'est un patrimoine mondial.
Source Télérama
Super article, très intéressant.
RépondreSupprimerMerci de ton message.
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