Denis Brihat
Comme les oignons, coquelicots, lichens… qu'il rehausse de couleurs, l'inspiration du photographe-jardinier Denis Brihat, 83 ans, mûrit dans son potager du Luberon
Pourquoi Denis Brihat est-il si peu reconnu ? Aucune de ses cent dix images réalisées entre 1958 et 2011 et exposées au musée Campredon Centre d'art à L'Isle-sur-la-Sorgue ne laisse pourtant indifférent. Leurs sujets ? Des fruits, des légumes, des fleurs, des herbes folles. Rien à voir avec des natures mortes. La vie et l'humour débordent. Voyez ce chardon renfrogné boudant dans d'épineuses pensées. Cette gousse d'ail faisant valoir ses charmes en déployant ses tiges en une parade nuptiale. On reste sidéré par les véritables petits traités zen que Brihat parvient à inscrire dans ses images. Dans chacune d'elles s'ouvre un univers. Un trèfle sauvage évoque une constellation astrale dérivant dans un ciel d'un noir sans fond. Une tranche de citron se métamorphose en rosace de cathédrale. De la poésie pure. De la beauté arrachée à force d'entêtement, de renoncement, de travail : « Mon karma, dit ce balèze barbu de 83 ans aux mains de bûcheron – son premier métier –, c'est le labeur, tout ce que j'ai réalisé est le fruit d'un boulot à crever, comme pour mon jardin où je suis parti d'une terre stérile. »
Né en 1928 à Paris, Denis Brihat a grandi dans
la pauvreté, avec un père ingénieur mis au chômage par la dépression économique
des années 1930. Enfant malingre, il passe plus de temps au sanatorium qu'à
l'école. Après la Seconde Guerre mondiale, il se lance dans la photographie. Et
il réussit. Membre de l'agence Rapho, aux côtés de Willy Ronis, Edouard Boubat
et Robert Doisneau, il obtient le prix Niépce en 1957 pour un reportage au long
cours d'une année sur l'Inde.
Sa découverte des photos de poivrons d'Edward Weston, élevées au rang de sculptures abstraites, et l'image envoûtante d'une simple pelote de ficelle par Emmanuel Sougez l'incitent à arrêter le métier de reporter. Son rêve : réaliser à partir de sujets humbles des tableaux photographiques. Il sait qu'ils seront invendables. La photographie n'est alors pas considérée comme un art ; il faudra attendre qu'elle entre dans les galeries et les musées à partir des années 1980.
Précurseur, Brihat décide de s'établir à la campagne en photographe-jardinier pour, au moins, survivre avec les légumes de son potager. Mais en ce jour de 1958, il hésite encore. Attablé dans un bistrot de la porte Maillot, il demande à son ami Doisneau ce qu'il ferait à sa place. « A ta place ?, lui répond-il, mais je serais déjà parti. » Trois jours plus tard, Denis Brihat débarque avec deux petites valises sur le plateau des Claparèdes, à Bonnieux, dans le Luberon. « La décision la plus dingue et la meilleure que j'aie jamais prise », dit-il aujourd'hui avec cet accent de Parigot qu'il n'a pas perdu.
Assiégé l'hiver par le mistral qui s'engouffre
dans les interstices de sa borie, un cabanon en pierres sèches, il s'éclaire
avec des lampes à pétrole, et tire l'eau de son puits. Bêchant, coupant son
bois, il photographie une folle avoine le matin, un oignon l'après-midi, et
développe ses images dans le laboratoire construit de ses mains. Il a le talent
de révéler l'immensité de l'existence qui se dissimule dans une toile
d'araignée, une pierre érodée par le vent, un brin de tabac tombé sur le sol,
une craquelure de peinture, une vitre « écrasée
par une fesse ». Ses clichés affirment une harmonie, une architecture
cosmique, un ordre naturel, une présence énigmatique, unique, sacrée.
Jusqu'en 1967 - année où il rencontre Solange, avec qui il vit toujours – ses tableaux sont tous en noir et blanc. A l'agence Rapho, il était pourtant réputé pour ses photographies en couleur. Mais il refuse d'utiliser la seule qui s'offre à lui, la Kodachrome, « parfaite pour la pub, la mode, mais pas pour [s]on travail ». Son ami le photographe Jean-Pierre Sudre lui conseille d'essayer les virages métalliques et les sulfurations, des procédés tombés en désuétude.
Dès lors, Denis Brihat va s'atteler à ces techniques complexes du XIXe siècle sur lesquelles il reste peu de documentation et qui consistent à colorer un négatif en noir et blanc avec des micro-cristaux d'or, de fer, de vanadium, de sélénium, d'uranium pour obtenir du rouge, du bleu, du vert. Il met ainsi au point une palette de couleurs qui donne à ses coquelicots un rouge sang, à ses orchidées un blanc d'une pureté incroyable, ou à ses tulipes un noir d'une richesse exceptionnelle.
Chaque tirage lui nécessite une semaine de « lutte acharnée » dans sa chambre noire, et parfois même un mois pour parvenir à cette grâce, ce naturel qui semble s'offrir à son objectif, et qu'il extirpe à la matière en véritable alchimiste. Denis Brihat n'a jamais dételé. Il continue de cultiver son potager où il découvre toujours un sujet – les oignons, dont il ne se lasse pas – à mettre en images.
Le photographe s'est toujours méfié de la réussite, « une pente savonneuse », et n'a pas couru derrière la reconnaissance. Bien qu'exposé dans le monde entier – dès 1967 au MoMA, à New York –, il doit attendre la soixantaine pour vivre de son art, « sans s'inquiéter de [s]es fins de semaine ». Grâce à des amateurs qui viennent directement et régulièrement chez lui pour acheter ses photos. Sa force et son handicap tiennent dans le fait qu'il faut voir ses tableaux pour y croire. Ils sont si finement ouvragés, d'une telle subtilité avec leur profondeur sans équivalent – grâce à un procédé de tirage appelé le « grignotage » – que les reproductions ne parviennent jamais à en restituer la grâce qui stupéfie quiconque se trouve face à eux.
On en veut pour preuve l'admiration des gardiens du Centre d'art, qui s'inquiètent des réactions du visiteur, le suivent pas à pas pour s'assurer qu'il n'a pas raté cette « extraordinaire » image de lichen sur un rocher. Et savez-vous ce que souhaiterait Denis Brihat en guise d'épitaphe ? « J'espère faire mieux la prochaine fois. » Ça ne sera pas facile.
Source Luc Desbenoit (Télérama)
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