Masdar : la cité-laboratoire
En cours de construction près d'Abou
Dhabi, ce projet de ville durable et intelligente est le plus ambitieux au
monde. Visite guidée.
Masdar a
l’air d’un mirage. De loin, la ville paraît un gros bâtiment multicolore dressé
sur l’horizon. L’illusion tient en partie à sa situation singulière : près
de l’aéroport d’Abou Dhabi, juste de l’autre côté de l’autoroute du golfe
Persique, dans un coin de désert profondément inhospitalier. Masdar est séparé
du centre d’Abou Dhabi par une trentaine de kilomètres de plaine hérissée de
propriétés ostentatoires de la taille de la Cour suprême américaine et
quadrillée de boulevards vides à six voies – une aberration urbanistique
comme je n’en ai jamais vu.
Mais
l’illusion porte aussi sur la densité : projet urbanistique de quelque
18 milliards de dollars [13 milliards d’euros], Masdar doit
accueillir à terme 40 000 habitants sur à peine plus de
5 kilomètres carrés. C’est l’écoville la plus ambitieuse au monde. Les
voitures en sont proscrites. Les visiteurs doivent parquer leurs véhicules dans
un parking géant implanté au nord de la ville. Tandis que je me gare, un
Occidental à la mise soignée, en costume sombre malgré la chaleur, s’avance
hors de l’ombre pour se présenter. Stephen Severance, un Américain de
45 ans, est le manager du programme. Il est arrivé à Masdar il y a quatre
ans, après avoir travaillé un temps pour le cabinet de conseil Booz Allen.
Il me
guide parmi les rangées de voitures. Nous arrivons devant des portes en verre
fumé. Elles s’ouvrent dans un souffle sur un hall de marbre. Derrière d’autres
portes vitrées nous attend le service du Personal Rapid Transit, ou PRT. De
petits véhicules blancs sans conducteur offrent un moyen de transport
écologique. Severance et moi-même prenons place face à face, la porte
coulissante se ferme et, à une vitesse d’un peu moins de 25 kilomètres à
l’heure, le petit vaisseau file à travers ce qui ressemble à un sous-sol
gigantesque. Il avance presque sans bruit sur ses pneus en caoutchouc, en
suivant des aimants enfouis dans le sol et en se servant de capteurs de
proximité pour éviter les collisions.
A
l’origine, le PRT devait servir de moyen de transport dans toute la ville, fait
savoir Severance. Mais il aurait fallu ménager tellement d’espace sous les
immeubles qu’on aurait dû bâtir la ville entière sur des piliers de
6 mètres de hauteur. Le centre, soit à peu près 1 kilomètre carré, a
été construit ainsi, mais surélever la totalité de la ville aurait coûté trop
cher. Le choix des infrastructures de transport reste pour l’heure indéterminé.
Des bus électriques, peut-être, ou des voiturettes solaires.
Alors que
notre véhicule se glisse dans sa place de stationnement, une voix électronique
nous rappelle de ne pas oublier nos effets personnels. Nous entrons dans le
hall du terminal situé sous l’Institut Masdar et gravissons un large escalier
hélicoïdal qui nous conduit jusqu’à une cour extérieure, de plain-pied avec la
rue. Une demi-douzaine de bâtiments de taille moyenne se dressent ici les uns à
côté des autres, séparés par un étroit labyrinthe de cours reliées les unes aux
autres. Severance me fait visiter une étrange suite de boutiques qui
constituent le quartier commercial de Masdar : un restaurant de sushis, un
café, une supérette, une agence de voyages, une agence de téléphonie
portable, etc.
En 2006,
le gouvernement d’Abou Dhabi, Etat le plus riche en pétrole des Emirats arabes
unis, a annoncé qu’il allait investir 22 milliards de dollars pour devenir
un des leaders des énergies renouvelables. Abou Dhabi est l’Etat pétrolier par
excellence. Son empreinte écologique par habitant est la troisième au monde.
Modèle d’innovation. Le gouvernement de ce minuscule Etat du sud du golfe
Persique s’est lancé dans une aventure à laquelle aucune autre nation ne s’est
sérieusement risquée. L’idée de départ : construire à partir de rien une
ville à empreinte carbone nulle, qui ne produise pas de déchets, dans un coin
de désert inexploité. Masdar devait être une expérience, un champ où tester à
grande échelle technologies propres et projets d’énergie renouvelable.
L’université, spécialisée dans les technologies durables et partenaire du
Massachusetts Institute of Technology, devait en être le grand incubateur à
idées et une flotte de voitures électriques sans chauffeur y transporter les
habitants d’un point à un autre de la ville. A l’origine, tous les bâtiments
devaient être coiffés d’immenses toits photovoltaïques. Les premiers croquis
ressemblaient à de la science-fiction.
Au fil des
ans, le projet s’est concrétisé. Logements, bureaux et commerces à haute
efficacité énergétique sont sortis de terre. En 2009, l’Agence internationale
pour les énergies renouvelables a même fait le choix improbable d’installer son
siège à Abou Dhabi. En 2011, les 70 étudiants de la première promotion de
master de l’Institut de Masdar ont décroché leur diplôme. En 2012, le géant
allemand des technologies Siemens a mis la touche finale sur place à son
nouveau siège, responsable de ses activités pour tout le Moyen-Orient. C’est à
ce moment-là que l’expérience, qui n’était au début guère plus qu’un noble
geste, a pris une tout autre importance : celle d’un modèle de
développement durable à grande échelle.
Même une
ville aussi futuriste, mise au monde grâce à la volonté de quelques-uns et à
l’argent du pétrole, n’est pas à l’abri des vicissitudes du présent. La crise
financière de 2008 a contraint les architectes du projet à revoir leurs
ambitions à la baisse. Le budget a été réduit de quelque 4 milliards de
dollars et les ingénieurs ont dû renoncer à leurs idées les plus novatrices.
Les complexes toits solaires seront remplacés par des fermes photovoltaïques
situées en lisière de la ville. Le système de transport PRT, à l’origine pensé
pour toute la ville, se réduira finalement à un service de navettes. Par
ailleurs, le projet initial était de dessaler l’eau nécessaire grâce au soleil,
mais l’eau des puits s’est révélée trois fois plus salée que celle de la mer.
La dessaler aurait donc nécessité bien trop d’énergie. Faute de quoi, l’usage
de l’eau sera sévèrement contrôlé. Bref, comparés à l’audacieuse aventure
qu’aurait dû être Masdar, les nouveaux plans ne peuvent que décevoir.
Mais il
est un chapitre où Masdar n’a pas droit à l’erreur : celui de
l’électricité solaire. L’émirat d’Abou Dhabi, où la température grimpe à
50° C et où chaque goutte d’eau doit être dessalée, consomme tellement de
gaz naturel pour générer de l’électricité qu’il en est devenu un importateur
net. Avec Masdar, le pays essaie justement de prouver qu’il est capable de
créer de l’électricité à foison en se passant des énergies fossiles.
Parmi les
différents projets solaires menés ici, le principal est une centrale à
concentration située à 150 kilomètres de la ville. Je m’y rends le
deuxième jour de mon séjour. La centrale se compose de 192 collecteurs de
forme allongée, d’une centaine de mètres de long sur six de large, constitués
de miroirs cylindro-paraboliques. Un tube en acier gainé de verre, qui
transporte de l’huile synthétique, court le long de chaque collecteur. Il faut
cinq minutes aux pompes électriques pour acheminer 4 litres d’huile d’une
extrémité à l’autre d’un collecteur, puis les faire revenir en passant par un
autre collecteur ; ces cinq minutes suffisent, sous le rayonnement
concentré du soleil, pour chauffer cette huile à une température frisant les
400 degrés. Les tubes traversent ensuite une piscine d’eau. La chaleur
transforme l’eau en vapeur, laquelle active une turbine. L’huile refroidie est
renvoyée vers les collecteurs pour être de nouveau chauffée. Des pistons
hydrauliques gérés par informatique font constamment tourner les miroirs pour
qu’ils suivent la trajectoire du soleil dans le ciel.
La
technologie du solaire concentré fait des pas de géant. A l’échelle mondiale,
elle aura permis de produire l’an dernier près de 2 gigawatts – de
quoi alimenter en électricité 2 millions de foyers – et les projets en
cours devraient assurer une production quatre fois plus élevée. C’est peu,
certes, par rapport aux autres sources d’énergie renouvelable comme le
photovoltaïque (qui générait 20 fois plus d’électricité dans le monde fin
2010) et l’éolien (100 fois plus). Mais le solaire concentré a ses atouts.
Sur ces trois sources, c’est la seule à créer de la chaleur, avec laquelle,
outre produire de l’électricité, on peut faire un tas de choses, notamment
dessaler l’eau. Et, contrairement aux centrales photovoltaïques, les installations
solaires à concentration fournissent également de l’énergie bon marché la nuit,
car elles la stockent sous forme de chaleur et n’ont pas besoin d’onéreuses
batteries.
Plus je
reste ici, plus je comprends que chaque élément de cette ville est un projet de
recherche en soi. Habillé d’une façade en acier brossé, l’Institut Masdar est
un dédale de tables encombrées de matériel électronique, de machines qui
ronronnent et de cloisons de verre couvertes d’algorithmes gribouillés au
crayon gras. Chaque laboratoire se concentre sur un type particulier de
technologie. Au labo Bioénergie et environnement, les étudiants développent des
piles à combustible microbien destinées à générer de l’électricité en traitant
des déchets. Au labo Technologies intelligentes pour les véhicules électriques
et les systèmes automoteurs, ils conçoivent des réseaux intégrés visant à
connecter les conducteurs et les véhicules au réseau routier et aux conditions
de circulation. Il y en a aussi qui planchent sur l’intelligence artificielle,
les nanomatériaux, le stockage nanotechnologique de l’énergie ou encore les
cellules solaires. Le projet phare de l’institut : le concentrateur
solaire Beam Down Solar Thermal Concentrator, gigantesque tour de miroirs
plantée à la lisière de la ville. Non seulement il permet de concentrer le
rayonnement solaire pour produire de la chaleur, mais, un jour, il servira à
décomposer la lumière en ondes de différentes longueurs, ondes avec lesquelles
on pourra réaliser des expériences scientifiques, produire de l’énergie
thermique et générer de l’énergie encore plus efficacement.
Une température agréable. Par un après-midi brûlant, je retrouve Stephen Severance
sur un banc en pierre du centre de Masdar. Je veux me faire une idée de la vie
dans la ville du futur. Je suis frappé par le calme qui règne – aucun
bruit de klaxon, de moteur ou de sirène. Puis je remarque la température, bien
plus fraîche qu’à Abou Dhabi. Nous sommes abrités du soleil. Severance me
raconte que les constructions, denses, ont été conçues pour faire un maximum
d’ombre les unes sur les autres et sur les cours qui les séparent. Les passants
peuvent s’asseoir quelques instants sans souffrir de la chaleur et les
bâtiments ont besoin de moins de climatisation. Nous sommes également
rafraîchis par un vif courant d’air. Severance m’indique, de l’autre côté de la
cour, une tour creuse posée sur des piliers d’acier : un tube vertical de
6 mètres de large, qui s’élève sur cinq étages. Elle détourne les vents frais
qui soufflent au-dessus de la ville et les oriente vers la cour. La tour à vent
ne date pas d’hier : elle a vraisemblablement été inventée par les Perses,
qui l’utilisaient des siècles avant que l’or noir n’apporte la richesse dans
cette partie du globe. Les ingénieurs de Masdar ont perfectionné le système en
installant des sortes de persiennes actionnées par informatique en haut de la
structure pour maximiser son efficacité. Les panneaux s’ouvrent et se ferment
en fonction des vents dominants. Et des brumisateurs refroidissent l’air un peu
plus encore.
Certes,
les objectifs de Masdar ont été revus à la baisse, mais leur intérêt n’en est
que plus grand. Si la crise financière n’avait pas contraint les ingénieurs à
réduire leurs ambitions, le projet n’aurait été guère plus que le jouet hors de
prix d’un émir du pétrole. Aujourd’hui, la ville de Masdar est ancrée dans la
réalité économique. Elle peut donc donner des leçons au monde entier.
Aucune des
personnes à qui j’ai parlé durant mon séjour ne semble nourrir l’illusion d’une
ville parfaite. Le monde ne va pas raser ses infrastructures et se mettre à ne
construire que des villes piétonnes intelligentes fonctionnant à l’énergie
solaire. Masdar n’est pas un modèle de développement. En revanche, c’est un
modèle d’innovation. Et, en créant cette ville impossible à reproduire
– isolée, coûteuse et presque vide –, ses architectes sont peut-être
en train de bâtir un monde meilleur pour tous.
Source Courrier International
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