France... un trop-plein de colère
La France se fâche contre l'Europe parce que
l'Europe empêche la France de rêver, analyse cet éditorialiste américain. La
chute du mur de Berlin a marqué l'avènement d'un monde qu'elle ne comprend
plus. Et que ses hommes politiques ne savent pas expliquer aux Français.
Nulle part
ailleurs qu'en France la crise de la modernité n'est ressentie aussi fortement.
Là où depuis un quart de siècle la mondialisation fait régner un climat de
morosité et de méfiance sans précédent. Incommodé par le capitalisme, peu
réceptif à l'idée de flexibilité, pas du tout convaincu par le modèle
anglo-saxon, le pays s'est retranché dans sa rancœur. Pour lui, l'immigration
et l'ouverture représentent davantage une menace qu'une opportunité.
Même sa
célèbre cuisine semble un peu figée, trop imposante pour l'époque, incapable de
s'adapter, dépourvue de l'inventivité espagnole, enfermée dans le passé. Ses
vins, de loin les meilleurs du monde, ne savent pas raconter une histoire, cet
élément essentiel du marketing moderne. Ses grandes entreprises sont balayées
par les incessants mouvements de revendications des fonctionnaires. Son
président, jadis l'incarnation quasi royale de la gloire française, est devenu
un personnage ordinaire, à la limite de l'insignifiance.
Rien ne va
plus, comme disent les Français. Traduite en anglais, cette phrase est moins
forte car elle n'exprime pas l'esprit râleur typiquement français qui dénote un
étrange sentiment de défaite. Bien sûr, ce n'est pas vrai. Beaucoup de choses
vont très bien en France. Mais le pays est d'humeur bilieuse : pour lui,
le verre est toujours à moitié vide. Et sa bile doit trouver une expression
politique. C'est aujourd'hui chose faite, avec la victoire aux élections
européennes du Front national, ce parti d'extrême droite anti-immigration dont
la présidente, Marine Le Pen, vise désormais l'Elysée.
- Mouvement politique anti-ennui
Il ne faut
pas se leurrer, Marine Le Pen pourrait devenir présidente. Le Front national a
déjà obtenu de bons scores, en particulier en 2002, quand Jean-Marie Le Pen,
son père, a atteint le deuxième tour de la présidentielle. Mais au cours de la
décennie qui a suivi, la crise s'est aggravée, aussi bien en France que dans le
reste de l'Europe. L'Hexagone a aujourd'hui une croissance quasiment nulle et
un taux de chômage de plus en plus élevé. En remportant 25 % des suffrages au
Parlement européen, le Front national a écrasé à la fois le Parti socialiste
(14 %) et son principal rival de droite, l'UMP (20,8 %).
En
commentant les résultats, le Premier ministre Manuel Valls a parlé d'un
"séisme". Et il n'a pas tort. De bipartite, le système politique
français est devenu tripartite. Marine Le Pen, plus subtile, plus intelligente
et plus ambitieuse que son père, pourrait être élue. Elle est convaincante.
La colère
qui a permis cette montée du Front national s'est également manifestée dans
d'autres pays d'Europe (aucun scrutin n'est aussi apte à servir de soupape que
les élections européennes, car le pouvoir réel du Parlement européen est
limité). En Grande-Bretagne, en Autriche et au Danemark, plus de 15 % des
suffrages ont été remportés par un mouvement politique similaire :
anti-immigration, anti-Europe, anti-establishment et anti-ennui. Mais c'est en
France, pays qui constitue avec l'Allemagne le cœur de l'Union européenne,
qu'une crise européenne, économique et morale s'est manifestée sous sa forme la
plus aiguë.
La crise
en France va bien au-delà de ses défis économiques immédiats. Pour un pays
vaincu dans la Seconde Guerre mondiale, mais autorisé, à travers de Gaulle, à
revendiquer une sorte de victoire dans le sillage des Alliés, l'Union
européenne fut le moyen de surmonter une étrange humiliation. (Elle a également
été une planche de salut pour l'Allemagne, mais c'est une autre histoire.)
L'Europe était une idée audacieuse, un contrepoids aux Etats-Unis, une tribune
pour une nouvelle forme d'ambition nationale, essentiellement française à
l'origine. Grâce à l'Europe, la France, puissance moyenne très diminuée,
pouvait encore rêver. Elle pouvait s'exprimer. Elle pouvait même changer le
monde.
- Les tours cruels de l'Histoire
Puis vint
la grande surprise de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre
froide. La France préférait deux Allemagne ; elle s'est soudain trouvée
face à une seule. Elle voulait approfondir l'Europe ; elle a dû soudain
l'élargir. Elle voulait être sûre de l'allégeance de l'Allemagne à l'Europe, ce
dont une monnaie unique semblait être le meilleur garant ; elle a soudain
été liée à l'euro alors que l'élan pour l'intégration politique européenne se
volatilisait. Elle voulait faire contrepoids à Washington et cette ambition est
soudain devenue ridicule. Elle voulait au moins offrir un contre-modèle à
l'ultracapitalisme, et son système économique, malgré toutes ses qualités, a
montré – de façon moins soudaine – des signes de fatigue, comme ces villages
français vidés de leur jeunesse et de leur vitalité.
L'Histoire
peut jouer des tours cruels. Ce dernier quart de siècle, elle en a joué
plusieurs à la France. Bien sûr, Marine Le Pen ne peut pas revenir en arrière.
Mais cela n'empêchera pas les mécontents de rêver. Peut-être la France
gagnera-t-elle la Coupe du monde de football, auquel cas tout ira bien pendant
un moment. Mais il est probable, hélas, que cette victoire ne soit aussi qu'un
rêve.
Dessin
de Barrigue
Source Courrier International
Date de la publication Mai 2014
Date de la publication Mai 2014
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