Evasion fiscale et dérive spéculative
Gaël Giraud, l'auteur d'“Illusion financière”,
revient sur les chiffres vertigineux de la crise, et pointe le coût de
l'évasion fiscale, au cœur de l'affaire Cahuzac et du “Offshore leaks”.
Problème : les banques qui sont « too big to fail » (trop grosses pour faire
faillite) sont aussi « too big, to save » (trop grosses pour être sauvées).
Gaël Giraud a un passé de consultant scientifique dans les banques
d’investissement et un présent d’économiste, chercheur au CNRS, membre du
Centre d’économie de la Sorbonne et… de jésuite. De son passé, il dit : « Le monde financier est un lieu de
déshumanisation très puissant ». Son présent,
il le partage entre son travail à la communauté jésuite à laquelle il
appartient, et une dénonciation féroce des dérives de la finance et de ceux qui
font mine de les combattre, mais s’en accommodent fort bien par conviction
et/ou intérêt, comme viennent encore de le montrer les affaires Cahuzac et Jean-Jacques Augier
qui éclaboussent la présidence Hollande.
Cette
bataille lui vaut d’être aujourd’hui la bête noire de Bercy et de quelques
banquiers en vue. A l’appui de ses thèses, il vient de publier Illusion financière, un livre à lire d’urgence
pour comprendre l’enfumage dont nous sommes l’objet par le monde de la finance
et chercher des solutions à la crise différentes de celles imposées par le FMI,
la Banque Centrale Européenne et nos gouvernements de gauche comme de droite.
Il lève le voile sur une partie de l’Illusion
financière en cinq chiffres. Décapant.
- 30 milliards d’euros
C’est
l’évaluation du manque à gagner pour les finances publiques françaises dû à
l’évasion fiscale organisée par les banques (Source :Cour des comptes
). Or,
sans la complicité d’une banque, l’évasion fiscale est tout simplement
impossible. En 2009, les banques françaises disposaient de 460 filiales dans
les paradis fiscaux. BNP Paribas en possède 189 à elle seule… la moitié des
profits de la Société Générale dans le monde est localisée au Luxembourg.
Le récent
projet de réforme bancaire va dans le bon sens en exigeant que les banques
fournissent quelques éléments d'information sur leurs filiales situées dans des
paradis fiscaux. Ce volet du projet de loi ne figurait pas dans la version
initiale. Il a pu être ajouté grâce à un amendement porté lors de la première
lecture à l'Assemblée Nationale par le groupe PS et le groupe EELV. C'est un
bon pas vers davantage de transparence, laquelle est une étape indispensable
avant que la loi ne puisse interdire, tout simplement, les activités de nos
banques dans des paradis fiscaux. Mais c'est un tout petit pas : les
informations requises des banques étaient en grande partie déjà connues. La
véritable nouveauté, c'est que nos banques sont supposées révéler leur Produit
Net Bancaire (PNB) dans chacun des paradis fiscaux où elles ont une filiale,
ainsi que le nombre de salariés qu'elles y abritent. On sait d'ores et déjà
qu'elles emploient essentiellement des gardiens de boîte postale aux îles
Caïmans, qui tuent le temps en jouant au solitaire. Le nombre de salariés est
donc, le plus souvent, facile à anticiper et n'apporte que peu d'information.
Le PNB, quant à lui, ne permet pas de mesurer l'étendue de l'évasion fiscale
dont bénéficie une banque. Pour cela, il faudrait connaître son profit et le
montant de l'impôt dont elle s'acquitte, ce que le projet de loi ne demande
pas.
Enfin, et peut-être surtout, le projet de loi a « oublié »
d'associer la moindre sanction à cette demande de transparence minimaliste.
Autrement dit, les banques qui refuseront des délivrer ces informations
relativement innocentes n'encourront aucune sanction... On peut espérer que la
conjugaison de l'affaire Cahuzac et de la
crise chypriote accélère la nécessaire prise de conscience, par nos élus, de
l'urgence qu'il y a, en zone euro, à légiférer pour contraindre à une
harmonisation fiscale minimale qui mette fin aux paradis fiscaux à l'intérieur même de notre zone monétaire.
- 2240 milliards d’euros
C’était le
bilan de BNP-Paribas fin 2010, soit un montant supérieur au PIB (Produit
intérieur brut) français. Le bilan de la première banque française a connu une
augmentation de 34% entre 2007 et 2010 en plein krach des crédits subprime.
Grâce à cet actif, BNP-Paribas est capable d'accumuler des dettes colossales.
Or, quand une banque fait faillite, le problème majeur qui se pose est le
suivant : quel est le montant de ses dettes et peut-on les rembourser ? Dans le
cas de BNP-Paribas, c'est tout simplement impossible. Elle fait partie des
banques qui sont non seulement « too big to
fail » (trop grosses pour faire faillite) mais « too big, to save » (trop grosses pour être sauvées). Elles
disposent ainsi d'un pouvoir de chantage considérable sur la puissance publique
et deviennent de fait intouchables. Dès lors la question se pose : avons-nous
besoin en Europe de ces mégabanques internationales dont la taille de bilan est
supérieure ou égale à celle d'un Etat comme la France, et que l'Europe entière
sera condamnée à devoir recapitaliser si elle devait connaître un revers de
fortune?
Comme
vient de l'affirmer le sénateur américain Bernie Sanders, une banque qui est «
trop grosse pour faire faillite » (too big to
fail) est, en réalité, trop grosse pour exister (too big to exist). Et la plus grand urgence est de couper de
telles banques (par exemple, en séparant la partie banque de dépôt-crédit du
département BFI, Banque de financement et d'investissement, c'est-à-dire de la
partie « banque de marché »"). Avec le « faux projet de loi de séparation
bancaire », nous avons raté une occasion historique de mettre fin à quinze ans
d'errements bancaires en France. De plus, nous hypothéquons gravement le débat
européen sur ce sujet, c'est d'ailleurs probablement le motif de l'empressement
avec lequel la France légifère sur ce sujet, alors qu'il lui suffirait
d'attendre sagement que le Commissaire Michel Barnier mette au point sa
directive. De cette manière, en effet, la France et l'Allemagne indiquent à
Bruxelles la ligne rouge que chacun de ces deux pays entend ne pas avoir à
franchir. Et, dans le cas français, ladite ligne rouge est encore plus basse
que dans le cas allemand puisque le projet socialiste est encore plus
ridiculement faible (et donc favorable aux banques) que le projet de la CDU...
- 48 milliards d’euros
Les
banques bénéficient d’une garantie de l’Etat destinée à préserver les dépôts
des épargnants. Grâce à cette garantie, elles peuvent emprunter sur les marchés
financiers à des taux très faibles puis prêter cet argent à l'économie réelle à
des taux plus élevés. Elles disposent ainsi d’une rente qui, en France, leur
rapporte en moyenne 48 milliards d’euros chaque année (Source :News Economics
Foundation). En ce qui concerne les grandes banques françaises, la subvention
est estimée à plus de 6 milliards d’euros pour BNP-Paribas, 12 milliards pour
le Crédit Agricole, 5 milliards pour la Société Générale et 24 milliards pour
le groupe BPCE-Natixis. Ces montants astronomiques sont à comparer aux 18
milliards d’euros de profits réalisés en moyenne chaque année par les trois
premiers établissements (BPCE a été déficitaire sur la période) et aux 11
milliards d’impôts acquittés en 2010 par l’ensemble des banques. Pourquoi les
profits de cette rente devraient être distribués à leurs actionnaires et les
pertes des banques assumées par le contribuable ? Il faut suspendre la garantie
de la puissance publique à la partie « banque de marché » de nos banques dites
« universelles » et ne la conserver que pour leurs activités liées à la «
partie dépôts et crédits aux particuliers et aux entreprises ».
- 10 et 12%
Sur les
8000 milliards de total de bilan des banques françaises, moins du quart sert à
financer les entreprises (10%) et les ménages (12%). C'est absolument anormal
et révélateur du fait que pour les banques dites « universelles » françaises,
les activités liées à l'économie réelle sont un prétexte pour financer leurs
activités de marché et non le contraire. Les banques prétendent que leur accès
aux marchés financiers est indispensable pour financer l'économie réelle, c'est
faux. Les banques n'ont pas besoin d'avoir accès aux marchés financiers
puisqu'elles peuvent créer elles-mêmes de la monnaie. Par exemple, le Crédit
Mutuel et la Banque postale ont très peu « joué » sur les marchés, et
pratiquent très convenablement le métier traditionnel de banque de
dépôt-crédit. Inversement, les grosses banques « universelles » utilisent les
dépôts des épargnants pour aller jouer sur les marchés financiers ou prêter des
liquidités à des fonds spéculatifs.
- 10, 20, 50 ou 100
Ce sont
les chiffres par lesquels un haut fonctionnaire de Bercy peut multiplier son
salaire en allant « pantoufler » dans l’industrie financière. En France, la
haute fonction publique – tout comme certains politiques – est largement sous
influence de la finance. Michel Pébereau, l'ancien PDG de BNP-Paribas, aime à
dire, parfois, que le premier employeur d'inspecteurs généraux des finances, ce
n'est pas la fonction publique mais... BNP-Paribas. Il est donc nécessaire
d’interdire le pantouflage de la haute fonction publique dans les banques
privées. La mansuétude de certains hauts fonctionnaires du Trésor et de
l’Inspection générale des finances à l’égard du secteur bancaire trouve
clairement une partie de son explication dans le conflit d’intérêts qui se loge
au sein de cette possibilité du pantouflage. Tant qu’elle ne sera pas
supprimée, tout haut fonctionnaire restera le potentiel futur salarié d’une
banque privée et sera tenté de se montrer clément à l’égard de ses futurs
employeurs.
Source télérama.fr
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