Le bobo parisien
Comment le bobo est devenu le coupable idéal.
Les bobos prônent la mixité sociale mais vivent
entre eux. On les accuse d'avoir chassé les pauvres des centres-villes.
Sont-ils vraiment les seuls responsables ?
L'heure
n'est plus à l'humour. Les gentilles moqueries dont le bobo était l'objet ont
laissé place à de féroces reproches. Et, cette fois, ce sont les chercheurs qui
dégainent : autrefois sympathique quoiqu'un brin ridicule, le bobo est devenu
l'ennemi public numéro un, maudit pour avoir importé son style de vie dans les
quartiers populaires de Paris – du canal Saint-Martin à Belleville, de
Ménilmontant jusqu'au Bas-Montreuil – et de certaines villes de province.
Qui est-il
vraiment, ce « bobo », apparu pour la première fois sous la plume du
journaliste américain David Brooks en 2000? Intermittent, enseignant, psy,
producteur télé, journaliste… son profil est loin d'être homogène et n'est
réductible ni à une catégorie socioprofessionnelle, ni à une classe sociale
traditionnelle.
Mais une
chose est sûre : le bobo a pris d'assaut les quartiers populaires, réhabilité
des immeubles anciens (surtout pas haussmanniens !) ou des usines désaffectées
qu'il a transformées en lofts. Et ça, on ne le lui pardonne pas.
- La gentrification en progression
Renaud raillait déjà ceux qui « fument un joint de temps en temps/Font leurs courses dans
les marchés bio », ont des enfants bien élevés
« qui vont dans des écoles
privées/privées d'racailles, je me comprends ». Mais
la plume du baladin est bien moins assassine que celle de certains chercheurs
tirant à boulets rouges sur ces « gentrifieurs » – une référence à la «
gentrification », un néologisme inventé en 1964 par la sociologue marxiste
anglaise Ruth Glass, qui décrit un embourgeoisement spécifique des quartiers
populaires passant par une réhabilitation du bâti.
Dans Paris sans le peuple, la géographe Anne
Clerval ose une comparaison accablante : les bourgeois bohèmes et les
Versaillais du temps de la Commune sont blancs bonnets et bonnets blancs… Ces
nouveaux conquérants procéderaient « parfois à
des contournements, en particulier des espaces marqués par une forte
concentration de populations étrangères, comme une armée évitant un môle de
résistance pour le prendre à revers. A cet égard, écrit-elle, la progression de la gentrification en rive droite
n'est pas sans rappeler la reconquête du Paris communard par l'armée
versaillaise en 1871 ».
Diantre !
L'accusation est grave. Mais les chiffres inquiétants. Car les ménages modestes
fuient bien les quartiers gentrifiés de la capitale, ces dédales de ruelles,
courettes, cours d'eau, impasses et espaces verts où fleurissent désormais
vide-greniers, brunchs en terrasse, pique-niques sur le canal, fêtes de
quartier et jardins partagés.
Depuis
1982, la part des ouvriers a davantage baissé à Paris que dans l'ensemble de la
France métropolitaine. Elle ne représente aujourd'hui que 10 % des emplois
parisiens, contre 24 % des actifs dans l'Hexagone. A l'inverse, la capitale
concentre 26 % des professions de l'information, des arts et des spectacles. La
faute à qui ?
- Des politiques municipales encourageantes
Les bobos
n'ont pas chassé tout seuls les prolos. Ce sont d'abord les politiques
municipales successives qui ont encouragé ce chassé-croisé. Certes, Bertrand
Delanoë a relancé la production de logements sociaux, mais cela n'a pas suffi à
freiner la gentrification. Un phénomène renforcé par la hausse des prix de
l'immobilier dans le parc privé, diverses actions en direction des classes
moyennes, comme le prêt « Paris logement » à taux zéro et par une politique
volontaire d'embellissement de la ville. « Si
la transformation du canal Saint-Martin industriel et populaire a été l'œuvre
d'acteurs privés, promoteurs immobiliers et patrons de café, celle du bassin de
la Villette est bien le fait des pouvoirs publics », relève à juste
titre Anne Clerval.
En façade,
les bobos se passionneraient pour la diversité, mais, en pratique, ils
resteraient entre eux. « Le rapport positif à
la diversité cohabite souvent avec l'appréhension, le malaise, voire la crainte
des autres », explique Sophie Corbillé. Ils abandonnent l'idée de se
rendre dans un square fréquenté par les clochards, contournent l'angle où les
jeunes sont installés… voire la carte scolaire !
Des
hypocrites, ces bobos qui prônent le mélange en ville ? C'est le principal
reproche qui leur est adressé, jusqu'à tomber dans la caricature. Dans Fractures françaises, le géographe Christophe
Guilluy, dont les thèses infusent à droite et à gauche depuis la présidentielle
de 2010, assimile carrément les bobos aux Blancs sud-africains sous le régime
d'apartheid et leurs logements dotés de digicodes et d'interphones à des
enclaves fermées.
- L’Afrique du Sud au temps de l’apartheid
« Dans les quartiers du Nord et de l'Est parisien,
[…] il n'est pas rare de trouver des
copropriétés privées occupées exclusivement par des bobos, "blancs",
jouxtant des immeubles où demeurent une majorité de ménages précarisés
d'origine maghrébine et africaine, souligne-t-il. Vus d'avion, ces quartiers illustrent apparemment l'idéal de la ville
mixte, leur diversité sociale et culturelle étant une réalité perceptible dans
l'espace public. En plan rapproché, la ville "arc-en-ciel" laisse la
place à un découpage du parc de logements qui nous ramène plus à l'Afrique du
Sud au temps de l'apartheid. »
La
violence de ces attaques laisse apparaître un étrange fantasme de pureté
souillée par l'arrivée du bobo sur des terres qui ne sont pas les siennes. A
croire que le chacun chez soi vaut toujours mieux qu'une diversité certes
imparfaite… Le journaliste politique Thomas Legrand, auteur d'un livre à
paraître sur La République bobo, se
montre plus prudent. Il distingue deux catégories : les « bobos gentrifieurs »
et les « bobos mixeurs », dont il loue les vertus, jurant que ces derniers
s'installent dans des quartiers suffisamment équipés en logements sociaux pour
ne pas risquer l'embourgeoisement…
Non, les
principes d'ouverture affichés par cette nouvelle bourgeoisie ne sont pas des
vains mots. « Ce n'est pas un scoop, la
proximité spatiale n'annule pas les inégalités sociales, avance Sylvie
Tissot, professeur de science politique, spécialiste de la gentrification. Mais la revendication de mixité sociale par les bobos
a des traductions concrètes dans leur manière de vivre avec les autres. »
S'engager
dans des collectifs du type RESF (Réseau éducation sans frontières), militer
dans des associations de parents d'élèves comme la FCPE (Fédération des
conseils de parents d'élèves), participer à la vie festive et culturelle locale
sont de vraies formes d'échange – même si de telles pratiques permettent aussi
de rester aux commandes de l'école et autres lieux clés du quartier.
A Paris
comme dans de nombreuses villes d'Europe et des Etats-Unis, explique en effet
la sociologue, « cet amour de la diversité
existe, mais il va de pair avec des efforts pour la contrôler. On apprécie
d'habiter à proximité d'immigrés, de gays, de pauvres, à condition que ce soit
dans des proportions assez raisonnables pour que ces populations ne soient pas
trop menaçantes ».
- Un électorat à cajoler
Le maire de Paris cajole cet électorat à coups de Nuit
blanche, de Paris plages et de voies cyclables. Il
faut dire qu'il lui doit beaucoup (en 2001 déjà, Christophe Guilluy publiait
une tribune dans Libération, intitulée « Municipales : les bobos vont faire mal »).
Pourtant, ce mot piégé, de plus en plus de politiques en font un usage douteux.
Ce n'est plus la gauche caviar qui est en ligne de mire, c'est la « gauche bobo
», coupable d'avoir laissé tomber le peuple.
Au lieu de
s'attaquer aux « vraies questions » – chômage, inégalités sociales, pouvoir
d'achat –, le PS prônerait des réformes « sociétales » qui n'intéressent que
les bourgeois bohèmes. D'ailleurs, le think tank de gauche Terra Nova ne
suggérait-il pas l'abandon des politiques en faveur des classes populaires et
le renforcement des actions à destination des classes moyennes ?
Accusation
tranchante et peut-être juste. Mais à manier avec précaution : en période de
crise, le « bobo » a de plus en plus l'air d'un coupable idéal : « C'est un ennemi facile, reconnaît Sylvie
Tissot. Sa caricature permet à la droite et à
une fraction du Parti socialiste de délégitimer des valeurs de gauche : le
combat pour les droits humains, contre les inégalités et les discriminations,
pour le mariage pour tous ou le droit de vote des étrangers »… Que des
trucs de bobos, vraiment ?
Pique-nique au bord du canal Saint-Martin, à Paris, en juillet
2010. © Olivier Corsan / Le Parisien / PhotoPQR / MAXPPP
Source telerama.fr
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