État ou terrorisme : quel est le plus dangereux ?
Nous l’avons expliqué ici :
certaines propositions de réformes destinées à permettre à l’appareil
sécuritaire d’État de lutter contre le terrorisme constituent des violations
des principes de séparation des pouvoirs et d’État de droit, affirmés par les
articles 7 à 9 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Ces mesures sont principalement la possibilité pour l’administration de détenir
des individus ou de briser le secret des correspondances ou des communications
sans recourir à un juge ni respecter les droits de la défense. De ces
considérations générales, à l’idée que les entorses à l’État de droit
envisagées par les partisans du « patriot act » à la française
condamneraient notre régime démocratique et républicain, il y a un pas qu’on ne
peut franchir sans précaution. D’ailleurs, malgré les craintes des oiseaux de
mauvais augure, aucune lente dérive n’a jusqu’ici transformé les démocraties
occidentales en dictatures. Elles se sont montrées particulièrement résilientes
sur ce point. L’exemple du régime Nazi qui pourrait venir à l’esprit ne
correspond pas à ce schéma car les Nazis ont immédiatement assumé un programme
brutal de répression de leurs opposants.
Les atteintes
sécuritaires à l’État de droit mettent-elles nos démocraties en danger ou
existe-t-il une immunité démocratique ? S’il existe un danger, le risque qu’il
nous fait courir est-il proportionné au risque terroriste ?
Atteinte à l’État de droit et immunité démocratique
Les entorses à l’État
de droit présentent pour nos sociétés deux risques différents. Le premier dont
la survenance est hautement probable mais aux conséquences moins
importantes à l’échelle du pays car pesant sur un nombre délimité d’individus.
Le second, relatif à l’existence même d’une société démocratique et libérale, a
moins de chance de se produire mais ses conséquences sont évidemment
incalculables.
- Risques pour les individus :
Dès lors que les
principes d’un procès équitable ne sont pas respectés, la multiplication des
condamnations ou des détentions sans motifs réels est inévitable. Elles peuvent
correspondre à plusieurs situations. L’implication d’une personne dans des
faits graves, notamment des attentats, qui, si elle était avérée, justifierait
une condamnation d’une sévérité extrême, peut être retenue à tort en l’absence
des précautions liées à une procédure traditionnelle respectant les droits de
la défense. À l’opposé des personnes seront détenues sans qu’on leur
oppose des crimes réels mais parce ce que certains de leurs comportements
peuvent laisser supposer qu’elles présentent un risque de commettre de tels
crimes à l’avenir (cas des personnes revenant de Syrie).
Il reste, et
l’argument relève d’un froid utilitarisme, que ces détentions injustes
pourraient être un mal moins grand que celui qu’auraient provoqué les attentats
et que ces dispositions permettront d’éviter. Cela implique que les
services sauraient s’arrêter avant d’avoir dépassé le point situé à l’équilibre
entre ces deux maux. Il y a de bonnes raisons de penser qu’il n’en sera pas
ainsi. La tentation d’une administration est d’étendre ses prérogatives. Or,
utiliser celles qui lui sont confiées au maximum des possibilités existantes,
fait partie des moyens qu’elle peut mettre en œuvre à cette fin. Certes, même
les responsables et agents des services secrets baignent dans un État de droit
dont ils partagent certainement en partie les valeurs. Cependant, en tant que
membres d’une organisation, leur intérêt sera avant tout de voir celle-ci
accroitre son pouvoir. Il est donc inévitable, quelle que soit la qualité des
individus qui composent une telle organisation au départ, qu’il n’existe pas de
force interne susceptible de limiter la logique de l’accroissement de ses
prérogatives. L’équilibre entre la mentalité générale de la population qui
imprégnera encore un temps l’attitude des services et la dynamique liée à leur
intérêt en tant qu’organisation ralentira l’évolution, mais le point d’arrivée
n’en est pas moins certain.
Autrement formulé, si
le point d’équilibre à partir duquel les détentions arbitraires deviennent
néfastes est connu, l’intérêt des services est-il porté à aller en-deçà ou
au-delà de ce point d’équilibre ?
Une partie de la
réponse nous a été donnée par un audit mené sur les activités de surveillance
de la NSA aux États-Unis qui a montré que l’organisation falsifiait des
rapports adressés au département de la justice. De même la CIA a menti au
congrès américain sur l’utilisation de la torture
.
Ces dérives révèlent
une tendance spontanée de ces organisations à s’affranchir des garanties
démocratiques et nous enseignent ce que produit une législation très permissive
pour les services.
C’est pourquoi,
certains ont considéré que la NSA constituait un risque pour la démocratie
américaine. De manière générale la crainte d’un tel danger en provenance de
l’appareil sécuritaire d’État est-elle fondée ?
- Risques pour la démocratie :
L’expérience nous
montre que les démocraties sont résilientes et ont de bonnes capacités de
résistances aux dérives liberticides. Face à cette menace, elles sont dotées de
certains antidotes. Une tendance de l’appareil sécuritaire d’État à se limiter
n’en faisant pas partie, la réaction ne peut venir que de la société. Pour se
faire, celle-ci dispose d’armes différentes selon que l’accroissement des
prérogatives de l’appareil sécuritaire d’État nécessite ou non de nouvelles
avancées législatives. Lorsque les services sécuritaires disposent
potentiellement de l’ensemble des outils juridiques nécessaires à leur
suprématie, la réaction ne peut-être qu’illégale et insurrectionnelle. Lorsque
des mesures complémentaires sont nécessaires pour étendre davantage le pouvoir
de l’appareil sécuritaire d’État, la société a un mode de réaction
complémentaire par le biais des élections et du corps politique (par opposition
à la société civile). Nous étudierons surtout ce dernier cas car c’est
celui où les possibilités pour la société de limiter l’évolution
anti-démocratique sont les plus grandes et qui, par conséquent, apporterait les
plus grandes preuves de la nocivité des mesures contraires à l’État de droit.
Ce dernier cas étant
celui où les possibilités de limiter l’évolution sécuritaire et liberticide
sont les plus variées, c’est aussi celui qui apporterait les plus grandes
preuves de la nocivité des mesures contraires à l’État de droit, si le risque
pour la démocratie était avéré. Aussi, nous l’étudierons plus longuement.
Dans les démocraties
libérales, les deux versants de l’expression (la démocratie, règle majoritaire)
et le libéralisme (certes relatif) se soutiennent l’un l’autre. La démocratie
est plutôt favorable à la liberté car un État qui abuse de ses prérogatives a
tendance à les employer au service d’une minorité proche du pouvoir et au
détriment de la majorité (en revanche, les majorités démocratiques peuvent être
dangereuses à l’égard des minorités). Le chef d’État qui ne respecte pas les
libertés des citoyens risque de ne pas être réélu. En retour, le respect des
droits individuels est une condition de mise en œuvre des règles équitables de
compétition politique que toute démocratie suppose. Il permet la critique du
gouvernement, et à quiconque de présenter sa candidature contre celui-ci sans
être inquiété.
Par conséquent, une
stratégie de renversement progressif de la démocratie consisterait à porter
atteinte de manière graduelle à chacune des réalités recouvertes par
l’expression « démocratie libérale », réduisant les capacités de
chacune des deux à protéger l’autre, sans attirer l’attention, et jusqu’à ce
que la situation soit irréversible. La liberté d’expression serait muselée sous
des motifs divers ayant pour effet de limiter de plus en plus
l’expression d’opinion divergente. Des tribunaux de plus en plus dépendants
faciliteraient les attaques contre les concurrents politiques les plus
dangereux. Le monopole télévisuel ferait partie des armes utilisées par le
pouvoir.
Ce sont peu ou prou
les stratégies qui ont été appliquées jusqu’ici avec succès en Russie, au
Venezuela, en Turquie. Dans les trois cas, si des élections ont peut-être été
truquées, l’écart entre le résultat officiel et la réalité n’a pas été
suffisant pour que les conditions d’une insurrection populaire soient réunies.
En tous cas, on observe que dans les trois cas la réaction populaire a
jusqu’ici fait défaut. Le charisme du principal leader politique a fait le
reste.
Nos démocraties ne
sont pas exactement dans la même situation. Les populations occidentales sont
probablement moins sujettes à accepter l’ascendant d’une personnalité unique et
le problème ne porte pas tant sur un parti et son leader mais sur l’activité des
services sécuritaires. Cependant certaines émotions, comme la peur – et la peur
des attentats est considérable – ou la xénophobie, peuvent avoir des effets
similaires à ce qui s’est produit dans les pays cités plus haut. Bien sûr, dans
notre histoire, l’esprit dans lequel des lois scélérates de toutes sortes ont
été votées n’a jamais produit l’ensemble des conséquences avec lesquelles on
pourrait l’associer. C’est donc que les réactions de la société civiles
existent. Le problème est que dès lors que le respect de l’État de droit ne
parait plus indispensable, la protection du régime démocratique ne repose plus
sur un principe clair et identifiable mais sur le jugement du plus grand
nombre. Or, ce jugement peut-être durablement altéré par des sentiments tels
que la peur ou la xénophobie.
Lorsque
l’administration a en main tous les pouvoirs potentiels, le recours repose sur
une forme d’insurrection civile. Nous avons montré dans quelles circonstances
le pouvoir pouvait conserver le consentement tacite de la population malgré la
montée des mesures répressives jusqu’au moment où il n’est plus temps de
réagir. Si à l’inverse, nous avions toute confiance en l’irruption d’une
insurrection salvatrice au cas où le
besoin s’en ferait sentir, nous pourrions avoir une confiance aussi grande dans
le fait que nous serons dans ce cas, car l’État sécuritaire est incapable de se
restreindre. Les mesures qui auront permis l’extension excessive des pouvoirs
de l’exécutif seront alors abrogées. À quoi cet aller et retour aura-t-il
servi ?
Le danger des mesures
portant atteinte à l’État de droit est donc bien réel mais il pourrait être
proportionné au risque terroriste.
Atteintes à l’État de droit et réponse graduée au risque
terroriste
Les risques
terroristes et de dérive dictatoriale sont de natures différentes. Ils ne se
présentent pas à l’esprit sous le même aspect, ce qui rend toute comparaison
subjective, voire passionnelle. Dans ces conditions, tenter de définir un
critère chiffré commun peut faciliter un tel examen.
Le terrorisme provoque
principalement des morts violentes, la dictature empêche les gens de vivre
librement. En donnant une équivalence de cent vies passées dans une dictature
sur une période de trente ans pour une victime de terrorisme, je ne crois pas choquer
la vraisemblance. Certains préféreront vivre sous une dictature qu’avoir une
chance sur cent de mourir dans un attentat sur la même période, d’autres non
mais le chiffre ne me semble pas pécher par une estimation excessivement
complaisante à l’égard du risque terroriste. Lors des révolutions du printemps
arabe, de nombreuses personnes se sont montrées prêtes à risquer leur vie pour
lutter contre une dictature.
Par conséquent, selon
ce critère et en retenant une population de 65 millions d’habitants, si un pays
comme la France devenait une dictature pour une période de trente ans, cela
serait équivalent à perdre 650.000 vies à cause du terrorisme sur une période
équivalente, soit plus de 21.500 vies par an.
Enfin, en estimant à
une chance sur cent les risques d’évolution dictatoriale, je ne pense pas là
non plus pécher par excès de pessimisme. Si nous déterminions une espérance
mathématique en équivalent de victimes du terrorisme, le danger représenté par
les atteintes à l’État de droit serait assimilable à la perte de 6500 vies du
fait du terrorisme sur une période de trente ans, soit 215 vies par an.
À côté, les 25 morts
en quatre ans (donc 200 morts sur trente ans) liés au terrorisme sur le
territoire métropolitain font pâle figure. Cette comparaison chiffrée peut
étonner, tant l’émotion liée aux attentats prévaut et tant se rassembler
derrière des autorités pour faire front contre une menace est un réflexe
naturel. Nous aurions tort cependant d’affirmer que l’impact du terrorisme est
exclusivement émotionnel et non rationnel car l’examen rationnel doit tenir
compte des conséquences de cet aspect émotionnel. Le déplacement de quatre
millions de personnes sur le territoire national n’est pas anodin, pas plus que
les actes islamophobes qui se sont multipliés depuis deux semaines, même s’ils
restent le plus souvent au niveau de la dégradation de biens. Le fait qu’un
petit nombre de morts entraine un tel chambardement de la mentalité collective
peut avoir bien d’autres conséquences. Des crimes limités en nombre furent à
l’origine du déclenchement de la guerre civile espagnole, ou au Chili de la
dictature de Pinochet. Le terrorisme peut entrainer la guerre civile ou la
dictature. Au moment de peser les dangers représentés par le terrorisme et les
moyens nécessaires à la lutte contre ce fléau, cet aspect doit être pris en
compte.
Deux faits
complémentaires justifient que le risque terroriste ne soit pas sous évalué.
Tout d’abord, les tentatives d’attentats motivant des arrestations sont plus
nombreuses que les attentats réellement « réussis ». Ensuite, ces
réussites risquent de se multiplier à l’avenir en raison du retour de personnes
ayant participé aux guerres civiles syro-irakiennes au sein d’un mouvement
djihadiste.
Notre objet n’est donc
pas de minimiser les dangers du terrorisme. Il est de rappeler que l’ensemble
des dangers qui nous menacent, aussi bien le danger représenté par les
organisations terroristes que celui lié à un abus de pouvoir doivent être pris
en compte dans le débat public. Cela est loin d’être le cas pour l’instant. Il
est également de rappeler qu’il faut être très prudent avant de toucher aux
principes qui fondent nos institutions depuis deux siècles.
Dessin République terreur (Crédits : René Le
Honzec/Contrepoints.org, licence Creative Commons)
Source contrpoints.org
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire