Portrait
Par François Busnel (Lire), publié le 01/11/2005
Un écrivain nommé Bret Easton Ellis est confronté au fantôme de son père et à un tueur en série qui utilise American Psycho comme scénario de ses meurtres. Autofiction? Plus que cela, Lunar Park est un grand roman sur la création. Rencontre avec un géant.New York, envoyé spécial
A quels signes reconnaît-on un chef-d'œuvre? Lorsque votre corps se met à trembler, lorsque la fièvre empourpre votre front, lorsque vos poils se hérissent, lorsque les pages se tournent toutes seules, lorsque la fébrilité le dispute à la précipitation, lorsque la gorge se noue, lorsqu'on éclate de rire, lorsqu'on veut revenir en arrière pour lire trois ou quatre fois encore une phrase dont l'évidente beauté vous frappe au cœur, lorsque vous découvrez que vous avez raté la station de métro où vous deviez descendre, lorsque vous laissez échapper un cri, lorsque vous avez loupé le rendez-vous que vous croyiez le plus important de votre vie... Voici tous les symptômes qui attendent le lecteur de Lunar Park, œuvre déjantée et géniale, défi littéraire majeur et, accessoirement, meilleur roman d'un jeune homme arrogant et provocateur nommé Bret Easton Ellis.
Mais qui est Bret Easton Ellis? L'auteur d'American Psycho, le roman qui scandalisa le monde entier en 1992 parce qu'il décrivait la lente métamorphose d'un yuppie de Wall Street en serial killer, dans un style vernaculaire où les marques de fringues et les noms de personnalités du show-biz tenaient lieu d'adjectifs. Riche et célèbre, adulé par les uns, méprisé par les autres, Ellis incarne depuis l'idéal américain de la réussite fulgurante: une intrigue provocatrice, un style aussi branché que bâclé et voilà qui suffit à trousser un de ces romans d'époque qui vous propulsent, en un rien de temps, à la tête d'une fortune estimée à plusieurs centaines de millions de dollars. Le tout à trente ans et des poussières. Beau début pour une légende.
Bret Easton Ellis reçoit comme une rock star, dans l'immense salle de conférences tapissée de livres que son éditeur, la prestigieuse maison Random House, met à sa disposition au vingt-cinquième étage d'une tour de verre située sur Broadway, entre la 55e et la 56e Rue. Vue imprenable sur Manhattan. Le dôme argenté du Chrysler Building surmonte la crête des gratte-ciel ultramodernes qui décorent la 7e Avenue, la flèche de l'Empire State Building défie les nuages annonciateurs d'un hiver pluvieux, sur l'Hudson un gigantesque ferry glisse en silence et, en bas, le fleuve des voitures s'écoule vers Times Square. Malgré le double vitrage, les bruits de la ville parviennent jusqu'à nous: ululement des sirènes, pétarade des camions, concert de klaxons, crissements de pneus... Bret Easton Ellis reste une longue minute face à la baie vitrée, silencieux, les yeux mi-clos. «Voilà, je me suis ressourcé», lâche-t-il après avoir pris son inspiration, comme un sportif avant l'épreuve. Puis, tout à trac: «Croyez-moi, un spectacle comme celui-ci vous donne plus d'énergie qu'un cachet de Xanax ou d'ecstasy.» Ça commence fort!
Ellis a retiré ses lunettes de soleil, vérifié deux fois que son téléphone portable était bien éteint et enroulé l'ensemble autour du casque de son baladeur iPod, «le seul gadget dont je ne sache toujours pas me servir tout seul», précise-t-il dans un soupir. Quand on lui fait remarquer que ses romans sont truffés de ce genre de bidules de marque dernier cri, il lève les bras au ciel: «C'est comme pour les vêtements: je parle de tout ce qui est à la mode, parfois même je la crée, mais je ne suis pas victime de cette mode: ce n'est pas parce que je constelle mes livres de références à ces choses qui nous entourent que je les aime ni que je sais m'en servir.» En effet, un coup d'œil à sa tenue suffit à semer le désarroi. On s'attendait à voir surgir l'écrivain maquillé en golden boy, costar impeccable (Armani ou Paul Smith?), chemise mousquetaire (J. Crew ou Banana Republic?), chaussures hors de prix (Berluti ou Prada?), et Ellis débarque en survêtement pourrave, une chemisette négligemment enfilée par-dessus un tee-shirt fatigué, chaussé de baskets achetées chez Macy's, l'équivalent new-yorkais de nos Galeries Lafayette.
Première (bonne) surprise: Bret Easton Ellis n'a rien du frimeur blasé qui hante ses romans. «J'écris sur ce que je ne comprends pas. Je sais que beaucoup de ceux qui m'imitent mettent un point d'honneur à ressembler à leurs personnages, mais c'est absurde! C'est même montrer à quel point on me lit mal et on me comprend mal: je mets en scène des gens qui ne me ressemblent pas parce que tel est le rôle de l'écrivain: écrire sur ce qui lui est étranger, et non décrire son milieu ou raconter sa vie.»
Raconter sa vie, justement, tel semble être, à première vue, le sujet de son dernier livre, Lunar Park. Ellis sourit; il attend la question. «Alors, Bret, ce roman, c'est une autobiographie?» Nouveau sourire. «Allez, Bret, qu'est-ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est inventé?» Bret Easton Ellis fronce le sourcil durant quelques instants, puis me considère d'un air indulgent: «Ça, ne comptez pas sur moi pour vous le révéler.» L'aveu est clair: Lunar Park est bien un roman et non, comme certains l'ont cru, une autobiographie. Un roman dont le héros s'appelle Bret Easton Ellis, est écrivain, a connu le succès avec des romans nommés Moins que zéro, Les lois de l'attraction, American Psycho et Glamorama, a pour copain de débauche le romancier Jay McInerney, écrit des scénarios pour Hollywood et enseigne les rudiments de la littérature à des étudiants déjà grisés par la célébrité. Mais là s'arrêtent les ressemblances. Du moins si l'on cherche à savoir quelle est la vérité sur Bret Easton Ellis, le plus mystérieux des écrivains célèbres.
Lunar Park n'est donc pas une autobiographie. «Absolument pas», décrète fermement l'intéressé. Si l'on tient vraiment aux étiquettes, on dira que ce roman appartient au genre dit «autofiction». Et si on le lit jusqu'au bout, on comprendra qu'il bouscule à jamais les règles de l'autofiction: parions que l'on n'écrira plus jamais d'autofiction comme on le faisait avant Lunar Park. Pourquoi? Parce que Bret Easton Ellis réussit le tour de force d'aller plus loin que le divin Philip Roth dans l'utilisation - et la manipulation - du double.
Une crise existentielle
Le double pour parler de soi, l'idée n'est pas nouvelle. Mais jamais elle n'avait trouvé pareille issue. «Lorsque j'ai lu Opération Shylock, de Philip Roth, j'ai eu le choc de ma vie: tout me semblait si clair alors que Roth cherchait à perdre son lecteur en mettant en scène un romancier qu'il nommait Philip Roth, en écrivant à la première personne...» Ellis découvre Roth en même temps que les romans de Don DeLillo, l'autre géant des lettres new-yorkaises. Il a déjà derrière lui un passé d'écrivain à succès, «et une inculture crasse». Mais le «choc» est tel qu'il mûrit, pendant presque dix ans, le projet d'un livre où il parlerait de lui sans rien dévoiler, un livre où ses obsessions et sa vie seraient jetées en pâture au public pour que lui, l'auteur, comprenne mieux qui il est, un livre où la littérature d'introspection rejoindrait la littérature d'épouvante, un livre qui deviendra Lunar Park. «Comme pour tous mes romans, je travaille énormément: je prends des notes, par milliers de pages, puis je m'enferme pour écrire, chronologiquement, ce qui deviendra le livre. Ensuite, je coupe. Beaucoup.» Bret Easton Ellis s'exprime avec la précision des écrivains qui savent ce que suer veut dire, ce qu'une page blanche doit au travail quotidien. Ceux qui l'imaginent en fringant noceur, passant ses nuits en boîte à boire en compagnie de la jet-set, cocaïné jusqu'à l'os, en seront pour leurs frais: «Je ne suis plus un étudiant à qui l'on faisait croire qu'il était écrivain et qui s'étourdissait dans ces fêtes pour se sentir exister. C'est donc en partie vrai, admet-il sans fard. Et en partie faux. Aujourd'hui, je sors beaucoup, pour contempler la faune actuelle. Elle servira de modèle à mes personnages de roman. Mais je consomme peu et je rentre me coucher assez tôt, car le lendemain j'écris.» Tous les jours? «Tous les jours, même avec une gueule de bois - dans ce dernier cas, seul change l'horaire auquel je me mets derrière mon écran d'ordinateur.»
Bret Easton Ellis a changé. «J'ai vieilli», lâche-t-il dans une esquisse de sourire. «Je viens d'avoir quarante et un ans et j'ai l'impression de traverser une crise existentielle terrible. La fameuse crise de la quarantaine...» Ellis se laisse alors aller aux confidences. Oui, ce qu'il décrit au début de Lunar Park (sa vie de bâton de chaise, avec abus d'alcool et de dope) est authentique. Non, il n'a pas fait d'overdose dans la salle de bains d'un grand hôtel pendant la tournée promotionnelle d'un de ses livres, mais il aurait pu. Oui, la tristesse, l'ennui, la peur sont ses compagnons les plus fidèles depuis quelques années. Depuis que le fantôme de son père, avec lequel il s'était brouillé et qui fut retrouvé mort quelques mois après la parution d'American Psycho, le réveille certaines nuits. «Et puis la vie a changé, en Amérique, depuis le 11 Septembre.»
Nous y voilà! Lunar Park est aussi un roman post-11 Septembre, qui raconte comment des quadras jusque-là sûrs d'eux-mêmes, archimondains et définitivement urbains choisissent de quitter la ville (New York) pour une banlieue résidentielle où végètent, ensemble, de jeunes bourgeois carriéristes rongés par l'anxiété et la peur de l'Autre, quel que soit le visage qu'il prend. Le narrateur, le dénommé Bret Easton Ellis, tente de s'acclimater à cette existence paisible. Il fait tout (ou presque) pour arrêter la drogue et l'alcool, s'est marié à une actrice qui lui donna jadis un fils qu'il n'eut pas le cran de reconnaître, suit des séances - hilarantes - de thérapie de couple, drague quand même ses étudiant(e) s, et entend élever son rejeton comme un bon père de famille. «Tout cela parce qu'il vient d'avoir quarante ans, précise Ellis avachi devant la baie vitrée qui domine Manhattan, mais aussi parce que son monde s'est effondré un certain 11 septembre lorsqu'une bande de dingues a lancé sur ce monde deux avions de ligne: la vie continue, bien sûr, mais nous sommes tous un peu plus névrosés qu'avant.» Dans la banlieue résidentielle créée pour ces riches Américains, des enfants disparaissent mystérieusement. Robby, le jeune fils du narrateur, semble en savoir plus qu'il ne veut bien dire sur ces disparitions. Et tout à coup, le cauchemar se met en place: une peluche éventre les écureuils, la peinture de la maison s'écaille sans explications, la Mercedes 450 SL crème du père d'Ellis fait d'étranges apparitions dans le quartier, des mails en provenance d'une banque arrivent sur l'ordinateur de notre écrivain à deux heures quarante du matin, l'heure précise où mourut son père... Et un type déguisé en Patrick Bateman, le tueur en série d'American Psycho, se promène dans les environs alors que l'on annonce à Ellis que des meurtres inspirés de son roman sont commis à intervalles réguliers sur des victimes portant précisément le nom des protagonistes du livre... Le problème, c'est que le narrateur, Bret Easton Ellis, est le seul à remarquer tout cela. Aussi, lorsqu'il tente de s'en ouvrir à ses proches, passe-t-il pour un ex-junkie en train de rechuter gravement. La paranoïa le saisit, la folie également. Est-ce la fin de Bret Easton Ellis?
Lunar Park est une mise en accusation du mode de vie dans lequel Ellis s'est complu pendant des années. «Et une hypothèse de vie», ajoute le vrai Bret Easton Ellis: «Peut-être aurais-je pu devenir ce type si je m'étais marié, si j'avais tenté d'être un père de famille. C'est aussi ce qui aurait pu se passer si American Psycho avait été le livre infect que certains tentèrent de diaboliser sous prétexte qu'il ferait l'apologie de la violence gratuite: ce n'est absolument pas le cas, évidemment. C'est, au contraire, un roman contre l'hyperviolence. Mais si vous voulez détourner un avion, il faut monter dedans... Pour dégoûter les gens de la violence, il faut leur montrer ce qui arrive si l'on va jusqu'au bout de la violence. Kubrick l'avait fait au cinéma avec Orange mécanique. Certaines scènes d'American Psycho étaient tellement insoutenables que je les ai écrites d'un jet, les unes après les autres, enfermé dans une chambre d'hôtel, avant de les replacer dans telle ou telle partie du roman.» Lunar Park règle donc la querelle d'American Psycho. «Un type se met à commettre les meurtres décrits dans American Psycho et plus on avance dans l'histoire, plus l'étau se resserre autour de celui qui a écrit ce livre, le pauvre Bret Easton Ellis.» Une façon d'exorciser un mauvais souvenir? «En un sens, peut-être, répond Ellis. J'ai très mal vécu le scandale qui a suivi la parution du livre, puis la sortie du film, à cause des innombrables menaces de mort qui m'ont été adressées, mais aussi parce que l'on tentait de réduire ce roman à un livre branché.»
Pendant tout le temps que dura le scandale autour de son roman, Ellis adopta une ligne de conduite dont il ne dérogea pas: «Les écrivains peuvent écrire ce qu'ils veulent sur moi, je refuse de polémiquer avec eux. Se battre comme chien et chat devient vite se battre comme chat et souris... Très peu pour moi. Pendant qu'ils s'entre-dévorent, j'écris. J'avance.»
Si l'on dépasse le premier degré de lecture, American Psycho apparaît bien comme le point d'arrivée d'un trajet littéraire qui débuta, en Amérique, avec Gangs of New York, le roman d'Herbert Asbury porté à l'écran par Martin Scorsese - ce n'est sans doute pas un hasard si le quartier de Five Points se situe à un jet de pierre de celui de Wall Street - et Patrick Bateman est le paradigme qui condense les personnages littéraires les plus violents de l'histoire de la littérature américaine. Mais American Psycho est aussi «le» roman de New York, celui qui résume le mieux la violence que portait en elle cette ville unique avant que Giuliani ne la «disneylandise» et que des intégristes ne la terrorisent. «C'est exact, admet Ellis. Lunar Park m'a sans doute permis de dépasser cette époque, de m'intéresser à autre chose qu'à la société aseptisée et vide que je décrivais, où le divertissement accompagne la démission des parents.»
Un ton simple et direct
Dépasser son époque, soit. Dépasser son style, aussi. Lunar Park est remarquablement construit. On retrouve ce ton simple et direct qui fit le succès d'Ellis lorsqu'il publia, à vingt et un ans, Moins que zéro, son premier best-seller, «écrit en huit semaines, défoncé au crystal-meth»: indicatif présent et première personne du singulier, pour aller droit au but. Moins de name dropping - voire pas du tout. Au milieu du récit, lorsque les visions du narrateur s'affinent et que l'on bascule dans l'horreur, Bret Easton Ellis se met dans la peau de Stephen King: «Ce roman est aussi un hommage à King, précise-t-il. Disons que mes deux maîtres, ici, furent Philip Roth et Stephen King. Tous les deux sont très sous-estimés. Voilà ce qui arriverait si aux névroses du premier on ajoutait le sens de l'horreur et du suspense du second, non?» En effet, car on ne lâche pas Lunar Park avant le dernier paragraphe, saisissant de poésie aux accents romantiques.
Non, Bret Easton Ellis n'a pas vieilli. Il a juste mûri. C'est différent. Aujourd'hui, l'ex-enfant terrible des soirées de Manhattan se sent apaisé. Il publie son roman en même temps qu'il émerge de ce qu'il qualifie lui-même d'une «sorte de dépression», un «truc bizarre où je me sentais seul et inutile». Un truc qui s'abattit sur lui au lendemain du 11 septembre 2001 et qui s'amplifia un matin de janvier 2004 lorsque mourut son ami Michael Wade Kaplan, à qui est dédié Lunar Park. «Il était mon ami et mon amant, il avait trente ans. Pourquoi meurt-on à trente ans? J'ai sombré totalement. Pendant dix-neuf mois, je me suis enfermé à Los Angeles. Sa mort a été le déclic pour écrire ce roman que je portais en moi depuis tant d'années, depuis la mort de mon père en 1992.» Avec Lunar Park, Bret Easton Ellis tente de se réconcilier avec son passé, explore l'homme qu'il ne sera jamais, réinvente le genre de l'autofiction, exhibe les peurs de l'Amérique. Et promet aux générations qui viennent un avenir radieux à condition qu'elles sachent s'affranchir des dépendances - la filiation n'étant pas la moindre.
Qui est Bret Easton Ellis? Le gaillard joufflu qui se tient là, dans ce nid d'aigle de Manhattan, écrira tant qu'il ne sera pas sûr de la réponse. Et il brouillera les pistes plus qu'il ne cherchera à se mettre en valeur. Timide, discret, star à sa manière mais profondément humain. A tout prendre, le véritable Bret Easton Ellis, dans ce roman kaléidoscope, ressemble davantage à Robby, le fils, qu'à l'écrivain nommé Bret Easton Ellis. Dans ce dernier, le lecteur reconnaîtra plutôt le père d'Ellis, ce Robert Martin Ellis qui servit de modèle au Patrick Bateman d'American Psycho. Qu'importe! Que les scènes soient vraies ou fausses, rapportées ou inventées, Bret Easton Ellis ajoute une pierre à sa légende. Ses fans découvriront ce qu'un romancier qui débuta par la provocation peut donner lorsqu'il se met à travailler; ceux qui n'ont guère apprécié American Psycho, ou qui furent troublés par ce roman (j'en suis), seront subjugués, tout simplement. Une chose est sûre: Lunar Park ne vous laissera pas tel que vous étiez avant de l'avoir ouvert. Et si ce n'est pas cela que vous demandez à la littérature, alors vous pouvez toujours lire le dernier Mary Higgins Clark...
Par François Busnel (Lire), publié le 01/11/2005
Un écrivain nommé Bret Easton Ellis est confronté au fantôme de son père et à un tueur en série qui utilise American Psycho comme scénario de ses meurtres. Autofiction? Plus que cela, Lunar Park est un grand roman sur la création. Rencontre avec un géant.New York, envoyé spécial
A quels signes reconnaît-on un chef-d'œuvre? Lorsque votre corps se met à trembler, lorsque la fièvre empourpre votre front, lorsque vos poils se hérissent, lorsque les pages se tournent toutes seules, lorsque la fébrilité le dispute à la précipitation, lorsque la gorge se noue, lorsqu'on éclate de rire, lorsqu'on veut revenir en arrière pour lire trois ou quatre fois encore une phrase dont l'évidente beauté vous frappe au cœur, lorsque vous découvrez que vous avez raté la station de métro où vous deviez descendre, lorsque vous laissez échapper un cri, lorsque vous avez loupé le rendez-vous que vous croyiez le plus important de votre vie... Voici tous les symptômes qui attendent le lecteur de Lunar Park, œuvre déjantée et géniale, défi littéraire majeur et, accessoirement, meilleur roman d'un jeune homme arrogant et provocateur nommé Bret Easton Ellis.
Mais qui est Bret Easton Ellis? L'auteur d'American Psycho, le roman qui scandalisa le monde entier en 1992 parce qu'il décrivait la lente métamorphose d'un yuppie de Wall Street en serial killer, dans un style vernaculaire où les marques de fringues et les noms de personnalités du show-biz tenaient lieu d'adjectifs. Riche et célèbre, adulé par les uns, méprisé par les autres, Ellis incarne depuis l'idéal américain de la réussite fulgurante: une intrigue provocatrice, un style aussi branché que bâclé et voilà qui suffit à trousser un de ces romans d'époque qui vous propulsent, en un rien de temps, à la tête d'une fortune estimée à plusieurs centaines de millions de dollars. Le tout à trente ans et des poussières. Beau début pour une légende.
Bret Easton Ellis reçoit comme une rock star, dans l'immense salle de conférences tapissée de livres que son éditeur, la prestigieuse maison Random House, met à sa disposition au vingt-cinquième étage d'une tour de verre située sur Broadway, entre la 55e et la 56e Rue. Vue imprenable sur Manhattan. Le dôme argenté du Chrysler Building surmonte la crête des gratte-ciel ultramodernes qui décorent la 7e Avenue, la flèche de l'Empire State Building défie les nuages annonciateurs d'un hiver pluvieux, sur l'Hudson un gigantesque ferry glisse en silence et, en bas, le fleuve des voitures s'écoule vers Times Square. Malgré le double vitrage, les bruits de la ville parviennent jusqu'à nous: ululement des sirènes, pétarade des camions, concert de klaxons, crissements de pneus... Bret Easton Ellis reste une longue minute face à la baie vitrée, silencieux, les yeux mi-clos. «Voilà, je me suis ressourcé», lâche-t-il après avoir pris son inspiration, comme un sportif avant l'épreuve. Puis, tout à trac: «Croyez-moi, un spectacle comme celui-ci vous donne plus d'énergie qu'un cachet de Xanax ou d'ecstasy.» Ça commence fort!
Ellis a retiré ses lunettes de soleil, vérifié deux fois que son téléphone portable était bien éteint et enroulé l'ensemble autour du casque de son baladeur iPod, «le seul gadget dont je ne sache toujours pas me servir tout seul», précise-t-il dans un soupir. Quand on lui fait remarquer que ses romans sont truffés de ce genre de bidules de marque dernier cri, il lève les bras au ciel: «C'est comme pour les vêtements: je parle de tout ce qui est à la mode, parfois même je la crée, mais je ne suis pas victime de cette mode: ce n'est pas parce que je constelle mes livres de références à ces choses qui nous entourent que je les aime ni que je sais m'en servir.» En effet, un coup d'œil à sa tenue suffit à semer le désarroi. On s'attendait à voir surgir l'écrivain maquillé en golden boy, costar impeccable (Armani ou Paul Smith?), chemise mousquetaire (J. Crew ou Banana Republic?), chaussures hors de prix (Berluti ou Prada?), et Ellis débarque en survêtement pourrave, une chemisette négligemment enfilée par-dessus un tee-shirt fatigué, chaussé de baskets achetées chez Macy's, l'équivalent new-yorkais de nos Galeries Lafayette.
Première (bonne) surprise: Bret Easton Ellis n'a rien du frimeur blasé qui hante ses romans. «J'écris sur ce que je ne comprends pas. Je sais que beaucoup de ceux qui m'imitent mettent un point d'honneur à ressembler à leurs personnages, mais c'est absurde! C'est même montrer à quel point on me lit mal et on me comprend mal: je mets en scène des gens qui ne me ressemblent pas parce que tel est le rôle de l'écrivain: écrire sur ce qui lui est étranger, et non décrire son milieu ou raconter sa vie.»
Raconter sa vie, justement, tel semble être, à première vue, le sujet de son dernier livre, Lunar Park. Ellis sourit; il attend la question. «Alors, Bret, ce roman, c'est une autobiographie?» Nouveau sourire. «Allez, Bret, qu'est-ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est inventé?» Bret Easton Ellis fronce le sourcil durant quelques instants, puis me considère d'un air indulgent: «Ça, ne comptez pas sur moi pour vous le révéler.» L'aveu est clair: Lunar Park est bien un roman et non, comme certains l'ont cru, une autobiographie. Un roman dont le héros s'appelle Bret Easton Ellis, est écrivain, a connu le succès avec des romans nommés Moins que zéro, Les lois de l'attraction, American Psycho et Glamorama, a pour copain de débauche le romancier Jay McInerney, écrit des scénarios pour Hollywood et enseigne les rudiments de la littérature à des étudiants déjà grisés par la célébrité. Mais là s'arrêtent les ressemblances. Du moins si l'on cherche à savoir quelle est la vérité sur Bret Easton Ellis, le plus mystérieux des écrivains célèbres.
Lunar Park n'est donc pas une autobiographie. «Absolument pas», décrète fermement l'intéressé. Si l'on tient vraiment aux étiquettes, on dira que ce roman appartient au genre dit «autofiction». Et si on le lit jusqu'au bout, on comprendra qu'il bouscule à jamais les règles de l'autofiction: parions que l'on n'écrira plus jamais d'autofiction comme on le faisait avant Lunar Park. Pourquoi? Parce que Bret Easton Ellis réussit le tour de force d'aller plus loin que le divin Philip Roth dans l'utilisation - et la manipulation - du double.
Une crise existentielle
Le double pour parler de soi, l'idée n'est pas nouvelle. Mais jamais elle n'avait trouvé pareille issue. «Lorsque j'ai lu Opération Shylock, de Philip Roth, j'ai eu le choc de ma vie: tout me semblait si clair alors que Roth cherchait à perdre son lecteur en mettant en scène un romancier qu'il nommait Philip Roth, en écrivant à la première personne...» Ellis découvre Roth en même temps que les romans de Don DeLillo, l'autre géant des lettres new-yorkaises. Il a déjà derrière lui un passé d'écrivain à succès, «et une inculture crasse». Mais le «choc» est tel qu'il mûrit, pendant presque dix ans, le projet d'un livre où il parlerait de lui sans rien dévoiler, un livre où ses obsessions et sa vie seraient jetées en pâture au public pour que lui, l'auteur, comprenne mieux qui il est, un livre où la littérature d'introspection rejoindrait la littérature d'épouvante, un livre qui deviendra Lunar Park. «Comme pour tous mes romans, je travaille énormément: je prends des notes, par milliers de pages, puis je m'enferme pour écrire, chronologiquement, ce qui deviendra le livre. Ensuite, je coupe. Beaucoup.» Bret Easton Ellis s'exprime avec la précision des écrivains qui savent ce que suer veut dire, ce qu'une page blanche doit au travail quotidien. Ceux qui l'imaginent en fringant noceur, passant ses nuits en boîte à boire en compagnie de la jet-set, cocaïné jusqu'à l'os, en seront pour leurs frais: «Je ne suis plus un étudiant à qui l'on faisait croire qu'il était écrivain et qui s'étourdissait dans ces fêtes pour se sentir exister. C'est donc en partie vrai, admet-il sans fard. Et en partie faux. Aujourd'hui, je sors beaucoup, pour contempler la faune actuelle. Elle servira de modèle à mes personnages de roman. Mais je consomme peu et je rentre me coucher assez tôt, car le lendemain j'écris.» Tous les jours? «Tous les jours, même avec une gueule de bois - dans ce dernier cas, seul change l'horaire auquel je me mets derrière mon écran d'ordinateur.»
Bret Easton Ellis a changé. «J'ai vieilli», lâche-t-il dans une esquisse de sourire. «Je viens d'avoir quarante et un ans et j'ai l'impression de traverser une crise existentielle terrible. La fameuse crise de la quarantaine...» Ellis se laisse alors aller aux confidences. Oui, ce qu'il décrit au début de Lunar Park (sa vie de bâton de chaise, avec abus d'alcool et de dope) est authentique. Non, il n'a pas fait d'overdose dans la salle de bains d'un grand hôtel pendant la tournée promotionnelle d'un de ses livres, mais il aurait pu. Oui, la tristesse, l'ennui, la peur sont ses compagnons les plus fidèles depuis quelques années. Depuis que le fantôme de son père, avec lequel il s'était brouillé et qui fut retrouvé mort quelques mois après la parution d'American Psycho, le réveille certaines nuits. «Et puis la vie a changé, en Amérique, depuis le 11 Septembre.»
Nous y voilà! Lunar Park est aussi un roman post-11 Septembre, qui raconte comment des quadras jusque-là sûrs d'eux-mêmes, archimondains et définitivement urbains choisissent de quitter la ville (New York) pour une banlieue résidentielle où végètent, ensemble, de jeunes bourgeois carriéristes rongés par l'anxiété et la peur de l'Autre, quel que soit le visage qu'il prend. Le narrateur, le dénommé Bret Easton Ellis, tente de s'acclimater à cette existence paisible. Il fait tout (ou presque) pour arrêter la drogue et l'alcool, s'est marié à une actrice qui lui donna jadis un fils qu'il n'eut pas le cran de reconnaître, suit des séances - hilarantes - de thérapie de couple, drague quand même ses étudiant(e) s, et entend élever son rejeton comme un bon père de famille. «Tout cela parce qu'il vient d'avoir quarante ans, précise Ellis avachi devant la baie vitrée qui domine Manhattan, mais aussi parce que son monde s'est effondré un certain 11 septembre lorsqu'une bande de dingues a lancé sur ce monde deux avions de ligne: la vie continue, bien sûr, mais nous sommes tous un peu plus névrosés qu'avant.» Dans la banlieue résidentielle créée pour ces riches Américains, des enfants disparaissent mystérieusement. Robby, le jeune fils du narrateur, semble en savoir plus qu'il ne veut bien dire sur ces disparitions. Et tout à coup, le cauchemar se met en place: une peluche éventre les écureuils, la peinture de la maison s'écaille sans explications, la Mercedes 450 SL crème du père d'Ellis fait d'étranges apparitions dans le quartier, des mails en provenance d'une banque arrivent sur l'ordinateur de notre écrivain à deux heures quarante du matin, l'heure précise où mourut son père... Et un type déguisé en Patrick Bateman, le tueur en série d'American Psycho, se promène dans les environs alors que l'on annonce à Ellis que des meurtres inspirés de son roman sont commis à intervalles réguliers sur des victimes portant précisément le nom des protagonistes du livre... Le problème, c'est que le narrateur, Bret Easton Ellis, est le seul à remarquer tout cela. Aussi, lorsqu'il tente de s'en ouvrir à ses proches, passe-t-il pour un ex-junkie en train de rechuter gravement. La paranoïa le saisit, la folie également. Est-ce la fin de Bret Easton Ellis?
Lunar Park est une mise en accusation du mode de vie dans lequel Ellis s'est complu pendant des années. «Et une hypothèse de vie», ajoute le vrai Bret Easton Ellis: «Peut-être aurais-je pu devenir ce type si je m'étais marié, si j'avais tenté d'être un père de famille. C'est aussi ce qui aurait pu se passer si American Psycho avait été le livre infect que certains tentèrent de diaboliser sous prétexte qu'il ferait l'apologie de la violence gratuite: ce n'est absolument pas le cas, évidemment. C'est, au contraire, un roman contre l'hyperviolence. Mais si vous voulez détourner un avion, il faut monter dedans... Pour dégoûter les gens de la violence, il faut leur montrer ce qui arrive si l'on va jusqu'au bout de la violence. Kubrick l'avait fait au cinéma avec Orange mécanique. Certaines scènes d'American Psycho étaient tellement insoutenables que je les ai écrites d'un jet, les unes après les autres, enfermé dans une chambre d'hôtel, avant de les replacer dans telle ou telle partie du roman.» Lunar Park règle donc la querelle d'American Psycho. «Un type se met à commettre les meurtres décrits dans American Psycho et plus on avance dans l'histoire, plus l'étau se resserre autour de celui qui a écrit ce livre, le pauvre Bret Easton Ellis.» Une façon d'exorciser un mauvais souvenir? «En un sens, peut-être, répond Ellis. J'ai très mal vécu le scandale qui a suivi la parution du livre, puis la sortie du film, à cause des innombrables menaces de mort qui m'ont été adressées, mais aussi parce que l'on tentait de réduire ce roman à un livre branché.»
Pendant tout le temps que dura le scandale autour de son roman, Ellis adopta une ligne de conduite dont il ne dérogea pas: «Les écrivains peuvent écrire ce qu'ils veulent sur moi, je refuse de polémiquer avec eux. Se battre comme chien et chat devient vite se battre comme chat et souris... Très peu pour moi. Pendant qu'ils s'entre-dévorent, j'écris. J'avance.»
Si l'on dépasse le premier degré de lecture, American Psycho apparaît bien comme le point d'arrivée d'un trajet littéraire qui débuta, en Amérique, avec Gangs of New York, le roman d'Herbert Asbury porté à l'écran par Martin Scorsese - ce n'est sans doute pas un hasard si le quartier de Five Points se situe à un jet de pierre de celui de Wall Street - et Patrick Bateman est le paradigme qui condense les personnages littéraires les plus violents de l'histoire de la littérature américaine. Mais American Psycho est aussi «le» roman de New York, celui qui résume le mieux la violence que portait en elle cette ville unique avant que Giuliani ne la «disneylandise» et que des intégristes ne la terrorisent. «C'est exact, admet Ellis. Lunar Park m'a sans doute permis de dépasser cette époque, de m'intéresser à autre chose qu'à la société aseptisée et vide que je décrivais, où le divertissement accompagne la démission des parents.»
Un ton simple et direct
Dépasser son époque, soit. Dépasser son style, aussi. Lunar Park est remarquablement construit. On retrouve ce ton simple et direct qui fit le succès d'Ellis lorsqu'il publia, à vingt et un ans, Moins que zéro, son premier best-seller, «écrit en huit semaines, défoncé au crystal-meth»: indicatif présent et première personne du singulier, pour aller droit au but. Moins de name dropping - voire pas du tout. Au milieu du récit, lorsque les visions du narrateur s'affinent et que l'on bascule dans l'horreur, Bret Easton Ellis se met dans la peau de Stephen King: «Ce roman est aussi un hommage à King, précise-t-il. Disons que mes deux maîtres, ici, furent Philip Roth et Stephen King. Tous les deux sont très sous-estimés. Voilà ce qui arriverait si aux névroses du premier on ajoutait le sens de l'horreur et du suspense du second, non?» En effet, car on ne lâche pas Lunar Park avant le dernier paragraphe, saisissant de poésie aux accents romantiques.
Non, Bret Easton Ellis n'a pas vieilli. Il a juste mûri. C'est différent. Aujourd'hui, l'ex-enfant terrible des soirées de Manhattan se sent apaisé. Il publie son roman en même temps qu'il émerge de ce qu'il qualifie lui-même d'une «sorte de dépression», un «truc bizarre où je me sentais seul et inutile». Un truc qui s'abattit sur lui au lendemain du 11 septembre 2001 et qui s'amplifia un matin de janvier 2004 lorsque mourut son ami Michael Wade Kaplan, à qui est dédié Lunar Park. «Il était mon ami et mon amant, il avait trente ans. Pourquoi meurt-on à trente ans? J'ai sombré totalement. Pendant dix-neuf mois, je me suis enfermé à Los Angeles. Sa mort a été le déclic pour écrire ce roman que je portais en moi depuis tant d'années, depuis la mort de mon père en 1992.» Avec Lunar Park, Bret Easton Ellis tente de se réconcilier avec son passé, explore l'homme qu'il ne sera jamais, réinvente le genre de l'autofiction, exhibe les peurs de l'Amérique. Et promet aux générations qui viennent un avenir radieux à condition qu'elles sachent s'affranchir des dépendances - la filiation n'étant pas la moindre.
Qui est Bret Easton Ellis? Le gaillard joufflu qui se tient là, dans ce nid d'aigle de Manhattan, écrira tant qu'il ne sera pas sûr de la réponse. Et il brouillera les pistes plus qu'il ne cherchera à se mettre en valeur. Timide, discret, star à sa manière mais profondément humain. A tout prendre, le véritable Bret Easton Ellis, dans ce roman kaléidoscope, ressemble davantage à Robby, le fils, qu'à l'écrivain nommé Bret Easton Ellis. Dans ce dernier, le lecteur reconnaîtra plutôt le père d'Ellis, ce Robert Martin Ellis qui servit de modèle au Patrick Bateman d'American Psycho. Qu'importe! Que les scènes soient vraies ou fausses, rapportées ou inventées, Bret Easton Ellis ajoute une pierre à sa légende. Ses fans découvriront ce qu'un romancier qui débuta par la provocation peut donner lorsqu'il se met à travailler; ceux qui n'ont guère apprécié American Psycho, ou qui furent troublés par ce roman (j'en suis), seront subjugués, tout simplement. Une chose est sûre: Lunar Park ne vous laissera pas tel que vous étiez avant de l'avoir ouvert. Et si ce n'est pas cela que vous demandez à la littérature, alors vous pouvez toujours lire le dernier Mary Higgins Clark...
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