Faut-il supprimer les
partis politiques ?
« Si on confiait au diable
l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus
ingénieux » nous dit Simone Weil.
Dans ce
court essai écrit en 1943, la philosophe Simone Weil s’intéresse aux partis
politiques au sens européen, en excluant la réalité différente qui est, selon
elle, celle des pays anglo-saxons :
L’idée de parti n’entrait pas
dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais
il y eut le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre
discussion. Ce ne fut aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma. C’est
uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti
totalitaire.
LE POIDS DES PASSIONS COLLECTIVES
Or,
selon elle, le mal des partis politiques saute aux yeux. Et donc, quel intérêt
y-a-t-il à conserver quelque chose de mal ?
Elle commence donc par s’interroger sur les critères du
bien (la vérité, la justice, l’utilité publique), avant de voir si la
démocratie, en tant que pouvoir du plus grand nombre,
peut y répondre.
En réalité, l’idéal républicain repose sur la
notion d’intérêt général de Rousseau, dont l’idée est sujette à caution. Sans doute le
philosophe avait-il sous-estimé le poids des passions collectives,
qui peuvent mener à l’amplification des crimes.
Si 1789 et les cahiers de doléances avaient pu laisser
entrevoir une véritable expression des préoccupations légitimes du peuple
français, l’espoir démocratique ne fut que de courte durée et lui a
rapidement largement échappé.
Dans ce que nous nommons de ce
nom [la démocratie], jamais le
peuple n’a le moyen ni l’occasion d’exprimer un avis sur aucun problème de la
vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré
aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement
encouragées.
QUE SONT LES PARTIS POLITIQUES ?
Un parti politique est une
machine à fabriquer de la passion collective.
Un parti est une organisation
construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun
des êtres humains qui en sont membres.
La première fin, et, en dernière
analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela
sans aucune limite.
Par ce triple caractère, tout
parti est totalitaire en germe et en aspiration. S’il ne l’est pas en fait,
c’est seulement parce que ceux qui l’entourent ne le sont pas moins que lui.
De fait, il règne une confusion permanente entre fins et
moyens. Et seul le bien devrait constituer une fin. Pour cela, encore
faudrait-il que les partis aient une réelle doctrine. Ce que l’on ne peut
jamais réellement constater dans une collectivité. C’est pourquoi
il est inévitable que le parti soit, en fait, sa propre fin. Et on sombre alors dans une forme d’idolâtrie.
QUELLES EN SONT LES CONSÉQUENCES ?
L’impuissance
des partis au pouvoir est toujours attribuée, nous dit l’auteur, à
l’insuffisance de pouvoir dont il dispose. Ce qui explique sa recherche, ou du
moins son désir, de la puissance totale. Ce qui explique la priorité
(consciente ou inconsciente) accordée à la recherche de sa croissance
matérielle. Qui constitue alors, qu’on le veuille ou non, un critère du bien.
Il
s’ensuit naturellement et inévitablement une pression collective du parti sur
les pensées des hommes. De manière avouée. Et le principal instrument en
devient la propagande, sans laquelle le parti disparaîtrait au bénéfice d’un
autre, concurrent. Ce qui est incompatible avec la recherche de la vérité, qui
n’est qu’une. Et donc du bien.
L’appartenance
à un parti, par discipline collective, implique le mensonge. Le représentant
d’un parti ne peut, de fait (ou si peu), se permettre de trahir les siens par
la défense de ses pensées personnelles.
Il en
découle que l’existence des partis, selon Simone Weil, est un mal.
C’est en désirant la vérité à
vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière.
C’est là tout le mécanisme de l’attention. Il est impossible d’examiner les
problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la
fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre
part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. La
faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En
fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre.
CE QUI EN DÉCOULE
Or,
comme nous le savons tous, nul ne peut espérer intervenir efficacement dans les
affaires publiques s’il n’entre pas dans un parti, puis n’en joue pas le jeu.
C’est là que le bât blesse. Et c’est ce qui aboutit à ce que nombreuses soient
les mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité à être
exécutées.
C’est
pourquoi Simone Weil rêve qu’en lieu et place des partis s’imposent des
individus sans étiquette, plus libres de leurs propos.
Et,
comme pour répondre par avance aux évidentes objections, elle ajoute :
On se dit : si c’était si
simple, pourquoi est-ce que cela n’aurait pas été fait depuis longtemps ?
Pourtant, généralement, les grandes choses sont faciles et simples. Celle-ci
étendrait sa vertu d’assainissement bien au-delà de affaires publiques. Car
l’esprit de parti en était arrivé à tout contaminer.
Et il
est de fait que :
On en est arrivé à ne presque
plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou
« contre » une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le
cas, soit pour, soit contre. C’est exactement la transposition de l’adhésion à
un parti.
C’est ce
qui définit la transposition de l’esprit totalitaire : ceux qui ont pris
position pour une opinion ne consentent pas, la plupart du temps, à examiner
quoi que ce soit qui lui soit contraire.
État d’esprit que l’on retrouve aussi bien en
sciences, mais également dans l’art et la littérature. Des formes de militantisme qui s’étendent même au
milieu scolaire, ajoute l’auteur, ou au lieu d’inciter à développer une
réflexion, déjà à l’époque on demandait de développer des arguments pour ou
contre (on sait qu’on en est loin maintenant).
En
conclusion, Simone Weil justifie son sujet de la manière suivante :
Presque partout – et même
souvent pour des problèmes purement techniques – l’opération de prendre parti,
de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de penser.
C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est
étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.
Il est douteux qu’on puisse
remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des
partis politiques.
Source contrepoints.org
Par Johan Rivalland.
Johan Rivalland, ancien élève de l’École Normale
Supérieure de Cachan et titulaire d’un DEA en Sciences de la décision et
microéconomie, est actuellement professeur de Marketing et responsable de suivi
professionnel en BTS Management des Unités Commerciales à Paris. Il intervient
également à l’IUT Paris-Descartes, où il assure des TD en Histoire de la Pensée
Économique.
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