Pourquoi mange-t-on les animaux ?
La question animale
sera l'une des interrogations majeures de notre siècle. C'est en puisant dans
les ressources profondes de l'humanisme, athée ou religieux, que nous
trouverons les ressources pour en finir avec la barbarie qui fait de l'homme
moderne, du grand beauf carnivore, l'exterminateur aveugle de toutes les autres
créatures.
Oui, au fait, pourquoi
? Depuis un certain temps nous ne nous mangeons plus entre nous.
L'anthropophagie est considérée aujourd'hui comme un crime, à l'égal de
l'inceste. Quant aux animaux susceptibles de nous manger, nous ne manquons pas
de les qualifier de « féroces ». Alors
pourquoi trouvons-nous normal et sain de manger les autres espèces ?
Il y a à cela trois
raisons :
- D'abord, la raison du plus fort. Depuis l'invention des armes à feu, le combat entre l'homme et l'animal est devenu inégal, et la planète s'est muée en un gigantesque camp d'extermination menée au nom de l'espèce supérieure.
- Parce que nous continuons de nous considérer comme la seule espèce douée de raison ou, mieux, de conscience de soi. Or, les études éthologiques les plus récentes montrent que des espèces supérieures sont douées de formes assez élaborées de cette conscience.
Du reste, à supposer
que nous soyons la seule espèce consciente, on ne voit pas en quoi cela nous
conférerait le droit de faire souffrir, de tuer et de manger d'autres espèces,
dont nul ne doute aujourd'hui que, à défaut de raison, elles soient douées de
sensibilité.
- Parce que, dans la théologie chrétienne, l'homme est la seule espèce créée à l'image de Dieu. Jésus est mort sur la croix pour tous les hommes, pas pour les bonobos ou pour les autruches. « Dieu se soucie-t-il des bœufs ? » demande Saint Paul. Cette exception humaine faite par le christianisme a fondé des origines jusqu'à nos jours, en passant par Descartes et Kant, le refus de considérer l'animal comme une fin ; ce ne serait qu'un instrument, une « machine ».
C'est pourquoi il faut
se réjouir que le nouveau pape ait pris symboliquement le nom de François, en
souvenir de saint François d'Assise, la plus grande figure chrétienne favorable
aux animaux.
La France, pays de chasseurs, de
gastronomes et de catholiques, accuse aujourd'hui un retard considérable
par rapport aux pays anglo-saxons, où l'on ne chasse plus guère que le renard,
où l'on mange assez mal, et où l'on est plutôt protestant.
C'est pourquoi il faut
marquer d'une pierre blanche la parution en français d'un livre de haute tenue*
sur la question animale, sous la forme d'entretiens avec trois des principaux
défenseurs de cette cause, Boris Cyrulnik, éthologue, Elisabeth de Fontenay,
philosophe, et Peter Singer, fondateur du Mouvement de libération animale.
De l'un à l'autre, les
différences sont sensibles. Singer se réclame de l'utilitarisme anglais de
Jeremy Bentham (1748-1832) ; il ne considère pas en priorité la raison, mais la
sensibilité, c'est-à-dire en l'occurrence la capacité de souffrir, sans distinction
d'espèce. Il n'a pas de mots assez durs contre l'espécisme, c'est-à-dire la
théorie de l'exception humaine, que rien à ses yeux ne justifie. Tout être
sentant a droit à ce que l'on minimise sa souffrance.
Comme première étape,
Singer a proposé en 1993, avec la philosophe Paola Cavalieri, le «
Projet grands singes », qui étend aux chimpanzés, aux gorilles et
aux orangs-outans un certain nombre de droits comme le droit à la vie, à la
liberté individuelle, à l'intégrité corporelle.
Boris Cyrulnik n'est pas loin de
partager ce point de vue. Le grand mérite de sa contribution est
d'établir la continuité, au sein du vivant, entre l'homme et le reste des
créatures. Vision optimiste qui montre les progrès faits dans l'esprit humain
par la prise de conscience de cette solidarité et dans la lutte contre les
préjugés.
Le point de vue
d'Elisabeth de Fontenay est le plus nuancé, parfois le plus embarrassé. Tout en
luttant contre la philosophie du « propre de
l'homme », cette disciple de Diderot n'insiste pas moins sur la parole
et le projet qui font à chaque instant de l'homme une créature au-delà de sa
propre espèce. A la fois, elle maintient l'exception humaine, tout en
considérant la continuité dans l'échelle du vivant et la nécessité de procéder
par étapes.
Pourquoi donc poser la
question animale provoque-t-il un tel malaise dans la conversation, comme s'il
s'agissait d'une incongruité ? Car on ne saurait discuter des droits des
animaux sans soulever la question de l'identité humaine.
Or, c'est un fait :
depuis que l'homme européen ne croit plus en Dieu, il ne sait plus très bien ce
que c'est que l'homme. Il ne sait plus qui il est ; et, comme le petit Blanc
sudiste américain, il insiste d'autant plus sur la barrière raciale qui le sépare
du Noir qu'il n'est plus tout à fait sûr d'être vraiment différent de lui.
Paradoxalement, l'espécisme révèle une incertitude radicale sur l'espèce
elle-même, avec l'inquiétude profonde qu'elle génère.
Or, c'est un fait : désormais la
question animale est posée ; elle sera centrale dans le siècle que nous vivons.
A ceux qui s'inquiètent de ce prélèvement sur la compassion envers nos
semblables au profit de l'animal, on répondra que la plupart des défenseurs des
droits de l'homme furent des tenants de la cause animale. Pour la France,
Voltaire, Victor Schœlcher, Hugo, Jaurès, Clemenceau, Zola, Anatole France.
Pour beaucoup d'entre
nous, les abattages massifs, lors de la peur de la vache folle, les bûchers,
les brasiers où l'on jeta en masse ces monceaux de cadavres, tirés par des
grues, ont servi de révélateur. Elisabeth de Fontenay le dit très bien. Ce
n'étaient pas les vaches qui étaient folles, ce sont les hommes qui l'étaient
devenus.
Et à ceux qu'inquiète
un rapprochement sacrilège de l'holocauste animal avec l'holocauste nazi, on
rappellera que ce sont souvent aux victimes de la Shoah que la compassion est
venue spontanément. Citons encore des écrivains juifs, par exemple Isaac Bashevis
Singer, Elias Canetti ou Romain Gary.
C'est en puisant dans
les ressources profondes de l'humanisme, athée ou religieux, que nous
trouverons les ressources pour en finir avec la barbarie qui fait de l'homme
moderne, de l'homme industriel, du grand beauf carnivore, le tortionnaire
imbécile et l'exterminateur aveugle de toutes les autres créatures.
* Les animaux aussi ont des droits, de Boris
Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer. Entretiens réalisés par Karine
Lou Matignon, avec la collaboration de David Rosane, éditions du Seuil.
Source marianne.net (Jacques Julliard)
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