Entretien avec Azzedine Alaïa
“J’ai appris la mode avec les femmes”
Le palais
Galliera rouvre ses portes et en profite pour consacrer une superbe exposition
à Azzedine Alaïa. A 73 ans, il reste l'artisan d'une couture à taille humaine.
Azzedine Alaïa photographié par Jean-Paul Goude en 1985, avec son
mannequin fétiche, Farida Khelfa. © Jean-Paul Goude
Le couturier préféré des femmes. Le dernier des géants. Les
éloges ne manquent pas quand on évoque Azzedine Alaïa. Ses vêtements magnifient les courbes féminines, celles d’Arletty, puis de Grace Jones, de
Rihanna ou de Michelle Obama. Lui seul est capable de transformer quarante
mètres d’une bande de tissu élastique en la plus sculpturale des robes. Son nom
reste indissociable des années 80, quand Paris était une fête et qu’une
nouvelle génération, osant les tenues moulantes et échancrées, dansait au
Palace jusqu’à l’aube.
A 73 ans, Azzedine Alaïa continue de faire briller dans le
monde entier une élégance parisienne simple et impertinente. Il défend aussi
une économie à taille humaine, partageant chaque midi sa table avec l'équipe de
sa maison de couture. C'est dans sa cuisine qu'il reçoit les artistes et
designers qu'il aime, et quelques rares journalistes. Car ce créateur,
formidablement drôle, et même farceur à l'occasion, reste discret et réservé.
Pour sa réouverture, le palais Galliera, musée de la mode de la Ville de
Paris, lui consacre une superbe exposition. Le natif
de Tunis revient sur son parcours en quelques savoureuses histoires.
- Tout commence par votre grand-mère ?
Elle est
sans doute la personne la plus importante de ma vie. C'est fou : les
grands-mères sont souvent un point de départ. Ma mère est venue avec moi dans
sa maison, elle y est restée quarante jours, et ma grand-mère lui a dit : « Maintenant, tu peux repartir avec ton mari. »
Et elle a gardé l'enfant. Mes parents, cultivateurs de blé, étaient d'accord.
Ma mère ne voulait pas que je reste à la campagne, elle disait que c'était
mieux pour moi d'aller à l'école à Tunis.
Ma
grand-mère était géniale ! Dans cette maison qu'elle n'a jamais quittée, sans
savoir ce qui passait à l'extérieur, ne parlant même pas bien l'arabe mais un
dialecte, elle nous a élevés, ma sœur et moi, de la façon la plus incroyable !
Pas d'éducation religieuse avant 7 ans ! Je ne l'ai jamais vue prier.
Mon grand-père maternel non plus. Il m'a amené au cinéma
dès l'âge de 10 ans ; il me déposait pour la première séance au Ciné Soir, tenu
par l'un de ses amis. Assis sur un strapontin, je restais jusqu'à la dernière.
Je voyais quatre fois le film ! Je commençais par m'intéresser à l'image
générale, puis aux décors, aux costumes, et enfin je me demandais quel rôle je
pouvais jouer… J'essayais d'apprendre par cœur les dialogues. Je chantais, je
dansais… C'est vrai ! Je me rappelle que Rita Hayworth, en robe de dentelle
rouge, m'avait bouleversé. Et je me souviens aussi de Riz amer, avec Silvana Mangano. Quel
moment ! En sortant, j'ai fait comme elle : j'ai retroussé mon short…
Alaïa, robe longue, P/E 1990. Bandelettes en rayonne stretch. © Ilvio Gallo, 1996.
- Cette vision de Mangano, ses rondeurs vous conduisent à la sculpture…
Je suis
sûr que tout vient de là. Mouler sur le corps, c'est comme sculpter. A l'école
des beaux-arts de Tunis, le professeur de dessin m'a dit : « Vous, vous allez prendre la section sculpture. »
Il trouvait sans doute que j'avais davantage de dons dans cette matière. Il a
eu raison, car cela me plaisait. J'ai même gardé certains projets que j'ai
réalisés là-bas. Dont un bas-relief de cheval que je serais bien incapable de
reproduire aujourd'hui ! Et aussi le buste de Mme de Pompadour. Qui est ma
favorite…
- Comment passe-t-on de la sculpture à la mode ?
J'ai
quitté la Tunisie pour apprendre la couture en France. J'étais fasciné par les
robes de Dior et de Balenciaga que je voyais dans les magazines. Je les
dessinais en essayant de comprendre où se trouvaient leurs coutures. La mère de
mon amie d'enfance Leila Menchari [aujourd'hui décoratrice des vitrines Hermès,
ndlr] connaissait une cliente de Dior, et lui a demandé de m'aider à y entrer.
J'y ai passé cinq jours.
J'ai vu
comment « piquoter » les revers des vestes, j'observais le chef d'atelier.
C'était la veille des collections, il y avait une effervescence dans cette
maison ! Et puis ils m'ont renvoyé ! Nous étions à la fin de la guerre
d'Algérie, et ils m'ont dit que je n'avais pas de carte de séjour, alors qu'un
Tunisien n'en avait pas besoin. Je n'avais qu'une vingtaine d'années. J'étais
triste d'avoir été viré sans raison, je ne comprenais pas, je pleurais. Puis je
suis parti chez Guy Laroche, où je suis resté près d'un an et demi.
- Vous imaginiez déjà votre futur parcours ?
Non, je ne
pensais pas du tout devenir un styliste connu, je voulais juste vivre à Paris.
Leila Menchari, qui habitait rue Lord-Byron, m'a trouvé une chambre de bonne
au rez-de-chaussée, que la concierge m'a louée. Quand elle sortait faire des
courses, je gardais la loge. Je montais aussi le courrier. Puis ça s'est
déclenché d'un coup. Tous les Parisiens que je connaissais m'avaient donné des
papiers attestant que j'étais leur protégé, car les Nord-Africains étaient tout
le temps arrêtés dans la rue.
Un
après-midi, je suis allé voir Simone Zehrfuss, la femme de l'architecte Bernard
Zehrfuss, qui habitait à côté, et la romancière Louise de Vilmorin est arrivée.
Simone nous a présentés : « Voici Azzedine, un
ami à nous qui apprend la couture. » Louise m'a dit : « Asseyez-vous à côté de moi, jeune homme. Azzedine
Alaïa, c'est joli comme nom. Ecrivez-le-moi, pour que je ne me trompe pas. »
Je lui donne le papier, elle le met dans son sac et me dit : « L'affaire est dans le sac. »
J'ai lié
une grande amitié avec elle. Tous les samedis et dimanches, j'allais dîner dans
sa maison, à Verrières. J'y ai rencontré des écrivains, des gens de cinéma…
Pour quelqu'un qui arrivait de l'étranger, c'était une chance inouïe ! J'ai
fréquenté Louise jusqu'à sa mort, je voyageais avec elle. J'étais étonné de
l'attention qu'elle avait pour moi.
- Et les femmes commençaient à s'intéresser à votre travail ?
Oui, d'un
coup j'étais devenu la coqueluche. Ma petite taille m'a rendu service : tout le
monde me caressait la tête ! Plus grand, je n'aurais pas eu le même succès.
- C'est ainsi que vous avez rencontré Arletty ?
Non, c'est
plus tard, quand j'habitais rue des Marronniers, à Auteuil. Je commençais à
avoir une clientèle « chic-issime ». Et un jour, un ami coiffeur est venu
dîner. Il m'a dit : « Je dois partir coiffer
Arletty, qui joue dans la pièce L'Etouffe-chrétien. » Je lui ai répondu : « Je viens avec toi ! » Car, la veille, j'avais vu le film Hôtel du Nord, au cinéma Le Ranelagh.
Arletty
représentait vraiment pour moi la Parisienne, qui n'existe nulle part ailleurs.
J'étais fasciné par sa voix, son allure, sa façon d'ajuster sa robe, et je
voulais à tout prix la rencontrer. Mon ami l'a coiffée, m'a présenté, elle m'a
demandé comment je m'appelais et m'a dit : «
Avec ses deux A, au début et à la fin, votre nom est destiné à se retrouver sur
une affiche ! » Elle a tout de suite voulu que je lui confectionne un
petit paletot. Et comme elle habitait rue Raynouard, je n'avais qu'à traverser
la rue pour me rendre chez elle. Puis elle m'a demandé un petit tailleur rose.
Elle disait : le rose, c'est un fard, ça donne bonne mine, le soir.
Alaïa, robe drapée, P/E 1991. Jersey de soie blanc. © Ilvio Gallo, 1996.
- Quel était son style ?
J'ai
appris la mode avec les femmes. Ce que j'aimais, chez Arletty, c'est qu'elle ne
mettait jamais de bijoux. Elle disait : « Je
suis vierge de toute décoration ! » Et Louise de Vilmorin était
l'opposée. L'une était de Courbevoie, l'autre de Verrières-le-Buisson, et les
deux avaient du style.
- Et Greta Garbo ?
C'est Cécile de Rothschild qui me l'a amenée. Je l'ai
habillée plusieurs fois. Greta Garbo ne
parlait presque pas. Elle était toujours en pantalon étroit du bas et en pull.
Un grand pardessus, des lunettes, les cheveux tenus en arrière par un
élastique, et une frange. Une femme d'une grande beauté. Il y a quelques
années, ses affaires ont été vendues aux enchères à Los Angeles. J'ai reçu le
catalogue, il y avait un manteau marqué « Alaïa-Garbo » ! Je l'ai acheté.
- Au début des années 80, avec Thierry Mugler et Jean Paul Gaultier, vous rendez les femmes sexy. Comment avez-vous senti qu’elles en avaient envie ?
Quatre ou
cinq de mes clientes donnaient le ton. Elles avaient le chic. Je n’avais pas
les moyens de fabriquer des bijoux ou des chaussures, alors j’ai dit : « Les filles, on ramasse les cheveux en
queue-de-cheval et on lance une mode parisienne. » Je pensais à Arletty
et à sa formule : « vierge de toute décoration
». J’ai inventé une silhouette fine et sans falbalas, même si Mugler
avait déjà commencé avec ses jupes serrées.
Quand on
commence à aller dans une direction, on ne réfléchit pas. Mais plus on avance,
plus ça devient difficile. J’ai plus de mal à faire une jupe droite aujourd’hui
qu’à cette époque ! Parce qu’elle doit être serrée sans l’être, il faut que la
fille puisse marcher avec. La sophistication s’exprime aujourd’hui d’une autre
façon qu’hier.
- Olivier Saillard, le directeur du musée Galliera, dit que votre travail s'apparente à la chirurgie plastique…
Une femme
achète une robe pour être belle. Et mon métier est d'arranger la silhouette par
la coupe du vêtement ou par les proportions. Si la cliente a le derrière un peu
bas, j'essaie de le remonter un peu, c'est ça le travail d'un couturier !
- Vous ne dessinez pas, vous créez directement sur un mannequin vivant ?
Ce n'est
pas vrai, je dessine, figurez-vous. Pour garder la mémoire de mon travail. Je
trace un patron sur papier-calque, je le découpe et je l'accroche avec une
épingle sur une feuille. Ensuite, je démarre sur un mannequin d'atelier, mais
il faut quelqu'un pour l'essayage. Car une femme marche, son corps bouge, et
j'ai besoin de voir comment le tissu se comporte sur elle.
Alaïa, robe bustier, couture A/H 2003. Bustier de cuir moulé et jupe en taffetas. © Patrick Demarchelier.
- Comment naît une collection ?
Je ne suis
pas quelqu'un qui dit : j'ai telle inspiration. Ou : voilà la tendance. Je
commence par les matières. Je pars d'un tissu existant, je fais tricoter des
échantillons pour voir comment il rend. Ensuite, je demande par exemple un
tricotage plus serré, ou un lavage. C'est toute une cuisine…
- Votre couleur préférée ?
J'aime
beaucoup les couleurs, mais le noir est reposant. On peut le porter tous les
jours. Un vêtement rouge finit par fatiguer l'œil. En revanche, j'aime quand
les femmes âgées sont en clair, c'est plus doux. Le noir est un peu dur pour
elles. Sauf si elles ont une forte personnalité.
- Les clientes ont-elles changé ?
Oui, une
fille peut mettre des baskets avec la robe du soir la plus insensée. Autrefois,
c'était impossible. Il y avait des critères précis. On ne pouvait pas porter
une robe brodée le matin, par exemple. Et la couture devenait ennuyeuse,
bourgeoise à fond. Mais, dans les années 80, Comme des garçons et Yohji
Yamamoto sont arrivés et ont tout bouleversé. Il ne fallait plus jeter les
vêtements troués ou bouffés par les mites : ils étaient devenus indispensables
! Tout comme les bas filés, alors qu'avant une femme ne pouvait pas sortir dans
la rue avec. Aujourd'hui, on peut même en acheter !
Alaïa, robe courte, A/H 1981. Jersey de laine noire, zip métallique argent enroulé autour de la
robe, encolure bateau et manches à pointes. © Ilvio Gallo, 1996.
- Depuis les années 90, la mode a pris une autre dimension…
Un jeune
qui débute est obligé de s'associer un jour ou l'autre avec un industriel.
Quand j'ai commencé, on pouvait présenter quatre vêtements dans une chambre de
bonne, et les gens venaient, s'intéressaient. Aujourd'hui, c'est fini. Et
depuis l'arrivée des groupes financiers, il existe une faiblesse dans la
création. Partout. On demande trop, trop de collections. Aucun styliste ne peut
en créer huit ou neuf dans l'année.
Moi, quand
j'ai une idée dans l'année, j'allume des bougies dans toutes les églises du
quartier et je remercie Dieu de me l'avoir donnée. Je suis comme un cow-boy,
avec mon lasso, je cours derrière l'idée, et quand je l'attrape je ne la laisse
pas passer ! Il faut que ce système change. C'est devenu infernal, plus
personne ne peut faire son travail à fond ! Et pendant ce temps, on organise de
grands spectacles qui coûtent des fortunes, juste pour montrer des robes !
- Ces défilés n'existaient pas déjà dans les années 80 ?
Non, à
cette époque-là, l'air du temps était naïf et léger. Les filles sautillaient,
dansaient, c'était comme une fête. Avec l'arrivée de Comme des garçons, les
défilés sont devenus plus militaires, mais cette approche collait à leurs
vêtements. Les années 80 se sont terminées sur une note gravissime, avec le
sida, qui a éteint l'enthousiasme. Ensuite, de gros moyens sont entrés en jeu.
Mais il faudrait calmer le jeu, revenir à deux saisons. Un créateur a besoin de
six mois pour travailler et réfléchir. En quinze jours, on ne peut pas.
- Vous avez une passion pour le design. On trouvait déjà des meubles de Jean Prouvé dans votre chambre de bonne…
Oui,
Simone Zehrfuss me les avait donnés. Son mari a travaillé avec Prouvé, et elle
possédait beaucoup de meubles de lui. J'avais le lit une place, la table, un
fauteuil, et même la bibliothèque dite « Tunisie » ! En partant, je les ai
laissés en pensant que ce n'était que du bois.
Bien plus
tard, au début des années 80, je vais me promener aux puces, où je ne mets
jamais les pieds, je vois une table, et je crois que c'est la mienne ! Et la
bibliothèque aussi. Je me renseigne, c'était le galeriste Philippe Jousse, qui
venait d'ouvrir. Je demande le prix à sa femme, et sa réponse me donne presque
la migraine ! Je sors et je me dis : « Que Dieu
me pardonne, quand je pense qu'avec mon innocence et ma bêtise j'ai cru que ces
meubles ne valaient rien du tout ! » Alors je suis retourné dans la
galerie, et ils m'ont fait un prix…
- Vous continuez à douter de vous ?
Toujours.
J'ai l'impression que mon travail n'est jamais achevé…
Azzedine Alaïa en quelques dates
1940
Naissance à Tunis.
1957 Arrivée à Paris.
1965 S'installe
rue de Bellechasse.
1979
Première collection griffée.
1984
Reçoit deux oscars de la mode.
1989 Habille Jessye Norman, qui chante La Marseillaise lors du bicentenaire de la Révolution.
2000
Alliance avec Prada.
2007
Rachète ses parts à Prada et s'associe à Richemont.
2013
Exposition au palais Galliera.
Azzedine Alaïa est mis à l'honneur au palais Galliera, jusqu'au 26
janvier 2014.
Source Télérama Propos recueillis par Xavier de Jarcy
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