Pierre Bourdieu, un homme de contre-pouvoirs
Alors que commence la publication de ses cours,
la critique de l’État par le sociologue Pierre Bourdieu reste d'une urgente
actualité. Retour sur la pensée d'un esprit très critique.
A mesure que croissait sa notoriété, le sociologue disparu il y a dix ans devenait de plus en plus militant. (Photo : inconnu)
L’État ? « Un jeu dans lequel tout
le monde se ment et ment à d'autres en sachant qu'ils se mentent. »
L'homme officiel ? « Un ventriloque qui parle
au nom de l’état. » Ainsi le subversif Pierre Bourdieu achevait-il, au
Collège de France, son cours du 1er février 1990, Sur l’État, aujourd'hui coédité par Le Seuil et Raisons d'agir. Bourdieu et
le politique ? Le sujet fait débat, voire polémique. « La lecture de ce cours s'impose à l'approche des élections, à l'heure
où la crise financière précipite le démantèlement du service public. Le
prolongement de l’État dynastique dans notre État bureaucratique se révèle
encore d'une folle actualité sous l'ère Sarkozy », annonce Patrick
Champagne, qui a établi l'édition du texte avec d'autres spécialistes,
inaugurant ainsi la publication intégrale des cours et séminaires du
sociologue.
“Quand je remplis un formulaire administratif
- nom, prénom, date de naissance -,
je comprends l’État.” Pierre Bourdieu
Sur l’État se donne surtout
comme la route de crête de la pensée (politique) de Bourdieu, déchiffreur par
excellence des mécanismes de domination, dynamiteur des ordres établis.
Qu'est-ce que l’État, en effet, sinon l'instance suprême qui détient le
monopole de la domination ? L’État est le principe même de l'ordre public : il
opère des classifications, des hiérarchies. Il impose une vision du monde
officielle, légitime, c'est-à-dire tacitement reconnue par tous. Or, c'est la
fabrication même de cette légitimité mensongère, la violence sourde de cette
domination que Bourdieu a pensées de livre en livre. Le sociologue a analysé
ce qui n'aura finalement jamais cessé de l'étonner : le fait que l'ordre social
se reproduise sans sourciller, demeurant tel qu'en lui-même. Il suffit de ne
rien faire pour que les choses se perpétuent, tant les dominés intériorisent
leur domination.
Quelques années plus tôt, prenant pour cible privilégiée l'école,
lieu même de la reproduction des élites, Bourdieu montrait que les individus
sont déterminés par leur place dans la société, dressés à agir en fonction de
ce que leur classe sociale attend d'eux. Il n'en va pas autrement avec l’État :
« Quand je remplis un formulaire administratif
- nom, prénom, date de naissance -, je comprends l’État ; c'est l’État qui me
donne des ordres auxquels je suis préparé », décrypte le sociologue. Cet État nous entoure familièrement, sans que nous y pensions forcément :
calendrier social, vacances scolaires, achat de maison sont des pratiques
régies par sa main. Mais ne nous y trompons pas : sous ses airs collectifs, il
n'est en rien la chose au monde la mieux partagée... Le champ politique reste
un microcosme, un univers gouverné par des spécialistes, fondé sur l'exclusion
du plus grand nombre. Loin de nous unir, l'Etat nous divise. D'un côté, les
clercs, de l'autre, les profanes. Dominants contre dominés…
« Mais ceux que Bourdieu ne cesse
d'appeler les profanes, ce sont les citoyens justement ! Le peuple n'est pas
cette masse ignorante qu'il décrit, ni les partis, des entreprises »,
s'indigne Jean Baudouin, professeur de sciences politiques venu du droit. Sous
son titre perfide, Pierre Bourdieu. Quand
l'intelligence entrait enfin en politique ! 1982-2002, son brûlot ne
fait pas dans la dentelle : « Le géant de la
pensée sociologique se révèle un nain de la proposition politique » ! Ou
encore : « Bourdieu ne comprend rien aux
principes fondamentaux de la démocratie. » L'auteur va même jusqu'à
déclarer que le politique est l'« impensé »,
le trou noir de la sociologie bourdieusienne, alors que Bourdieu ne parle que
de ça ! De quoi faire enrager ceux que ce non-spécialiste désigne avec mépris
comme les « dévots » du sociologue,
réactivant ainsi la chasse à la secte « bourdivine », remettant de l'huile sur
le bûcher ardent alimenté par tous ceux qui adorent diaboliser Bour-Dieu...
Bourdieu dynamite les apparences,
les illusions, déconstruit ce que considérons
comme allant de soi.
Un feu qui fait souvent crépiter des différends idéologiques. Car
deux visions du politique s'affrontent ici : une vision (morale et juridique)
qui a foi dans les principes démocratiques, rempart au totalitarisme, et une
vision (critique) qui se méfie de tous les pouvoirs. L'opinion publique tout
comme les sondages, censés être démocratiques, ne sont aux yeux de Bourdieu
qu'une supercherie, cachant l'avis des puissants. Au fond, Jean Baudouin ne
supporte pas cette défiance que le politique inspire à Pierre Bourdieu. Il
s'étrangle d'ailleurs devant cette « énormité
» proférée par le sociologue dans Contre-feux
: « Je considère que le travail de démolition
de l'intellectuel critique, mort ou vivant - Marx, Nietzsche, Sartre,
Foucault, et quelques autres que l'on classe en bloc sous l'étiquette de
"pensée 68" - est aussi dangereux que la démolition de la chose
publique. »
Bourdieu persiste et signe : « Il
n'y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique. »
Et ce contre-pouvoir, c'est la sociologie qui est en mesure de l'exercer. Le
sociologue dévoile les processus masqués, enfouis au tréfonds de la société. Il
dynamite les apparences, les illusions, déconstruit ce que nous croyons
naturel, ce que nous considérons comme allant de soi. « Détruire le sens commun », « organiser le retour du refoulé », «
dire à la face de tous ce que personne ne veut savoir », autant
d'actions impérieuses (et ô combien politiques) menées par la sociologie, ce
sport de combat. Au judo, on se sert de la force de son adversaire pour le
faire tomber... En socio, l'action sur le monde social passe par la
connaissance de ses mécanismes. Une métaphore martiale popularisée en 2001 par
le documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu, La sociologie est un sport de combat : « Le titre s'est vite imposé tant cette discipline sert à se défendre
contre la domination symbolique. Loïc Wacquant, l'un des disciples de Bourdieu,
a une image très forte : la sociologie nous permet de ne pas être agi par le
monde social comme un bout de limaille dans un champ magnétique », se
souvient le réalisateur.
D'abord cantonnée à ses livres, défensive, la pensée de Bourdieu
est devenue de plus en plus militante, offensive, à mesure qu'augmentait sa
notoriété. En 1995, le sociologue s'est engagé corps et âme dans le mouvement
social, soutenant les grèves déclenchées par le plan Juppé sur les retraites et
la Sécurité sociale. Cet engagement, il l'a vécu comme une « fureur légitime », un quasi-devoir : « Ceux qui ont la chance de pouvoir consacrer leur
vie à l'étude du monde social ne peuvent rester, neutres et indifférents, à
l'écart des luttes dont l'avenir de ce monde est l'enjeu », a-t-il
décrété. Luttant sur tous les fronts contre «
l'invasion néolibérale », Bourdieu s'est fait alors plus visible dans
les médias. Il venait en outre de diriger La
Misère du monde, volume paru en 1993, qui donnait la parole à un peuple
en souffrance. Ce best-seller inattendu a mis le sociologue sur le devant de la
scène ; on le voit ainsi débattre avec l'abbé Pierre dans une Marche du
siècle consacrée à l'exclusion.
Bourdieu a élaboré le concept d'intellectuel
collectif,
contre la figure de l'intellectuel total
incarnée par Sartre.
Le mouvement des chômeurs de 1998 lui apparaît alors comme un « miracle social ». Il enchaîne les
pétitions, multiplie les soutiens, allume un peu partout ses contre-feux,
milite pour une Europe sociale, critique la «
troïka néolibérale Blair-Jospin-Schröder », appelle de ses vœux une
gauche vraiment de gauche et crée un collectif, Raisons d'agir, qui publie de
petits essais accessibles conçus comme des armes de poing, tels Sur la télévision, signé de sa main, ou Les Nouveaux Chiens de garde, de Serge Halimi.
« Le savoir est mis en commun, partagé entre
chercheurs et militants, explique Gisèle Sapiro, qui dirige le Centre
européen de sociologie et de science politique. Bourdieu
a élaboré le concept d'intellectuel collectif, contre la figure de
l'intellectuel total incarnée par Sartre - capable d'embrasser tous les sujets
-, et dans le prolongement de l'intellectuel spécifique défini par Foucault -
qui, lui, intervient sur ses thèmes de recherche relevant de ses compétences,
comme la prison ou la sexualité. Mais il est faux de croire que Bourdieu se
serait engagé à la seule fin de sa vie. Toute sa pensée est politique : il a
traité les sujets les plus brûlants, comme l'Algérie dans les années 1950, la
démocratisation scolaire et culturelle dans les années 1960, la technocratie
dans les années 1970. Et son mode d'engagement reste la science. Attaquer le
Bourdieu engagé sert souvent de prétexte à ceux qui n'ont pas les moyens de
critiquer sa théorie. »
« Bourdieu a fait son Mai 68 avec
presque trente ans de retard ! » se gausse Jean Baudouin. Il aiguise son
persiflage sur une contradiction apparente : «
Le Bourdieu des Héritiers [1964] est
très critique envers l’État, jugé oppresseur, tandis que celui de La
Misère du monde [1993] encense l’État
providence ». Un balancement que le cours sur l’État permet justement de
comprendre, rappelle Patrick Champagne : «
Réalité à double face, l’État est une machine complexe qui instaure une
domination symbolique, mais peut être aussi le lieu d'une libération. »
Bourdieu parle à cet égard de la main droite et de la main gauche de l’État -
l'économique et le politique, d'un côté, le social, de l'autre. Jean Baudouin
remarque encore que Bourdieu n'a pas arrêté de critiquer la République, alors
que normalien, agrégé, professeur au Collège de France, fils d'un paysan devenu
petit fonctionnaire, il en avait reçu tous les honneurs. Un fils indigne et
turbulent ? Ces attaques, Bourdieu les connaissait par cœur. Il les a lui-même
parées dans son Esquisse pour une auto-analyse
: « Dénonciateur de la gloire et des honneurs, écrit-il
à la troisième personne, il est avide de gloire
et d'honneurs ; pourfendeur des médias, il est "médiatique" ;
contempteur du système scolaire, il est asservi aux grandeurs d’École, et ainsi
de suite à l'infini »... Pas facile d'échapper à cette intelligence
réflexive. A la main gauche et la main droite de Pierre Bourdieu...
A lire
Trois titres de Pierre Bourdieu :
La Reproduction. Éléments
pour une théorie du système d'enseignement (1970), prolongement de la réflexion
entamée dans Les Héritiers (1964) sur la fonction reproductrice de l'école.
La Distinction. Critique sociale du
jugement (1979), analyse de la construction sociale des goûts, des
jugements esthétiques.
Méditations pascaliennes (1997), critique
de la philosophie abstraite, « scolastique », placée sous le signe de Pascal,
autre destructeur des apparences, des illusions humaines.
A lire
Sur l'Etat. Cours au Collège de
France 1989-1992, de Pierre Bourdieu, éd. établie par Patrick Champagne,
Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière
Pierre Bourdieu. Quand
l'intelligence entrait enfin en politique ! 1982-2002, de Jean Baudouin
Source Télérama
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