Entretien avec Judith Butler
Pour cette pionnière de la théorie du genre,
être un homme ou une femme est une construction. Toujours subversive, la
féministe américaine se positionne aujourd'hui contre la politique d'Israël.
A chaque
fois que se profile, en France, un débat sur le mariage pour tous ou
l'homoparentalité, un nom se fait entendre : celui de Judith Butler. Star
mondiale des gender studies, grâce à son
essai Trouble dans le genre. Pour un féminisme
de la subversion (1990), la théoricienne et militante américaine de 57
ans — qui publie aujourd'hui un livre sur le conflit israélo-palestinien — a
clarifié avec force la distinction entre le sexe (naturel, biologique) et le
genre (social, construit). Un duo auquel il faudrait même ajouter un troisième
terme : le désir (ou la sexualité), puisque l'un des bienfaits de la pensée de
Butler est de déminer les binarismes un peu trop faciles...
La
philosophe montre surtout qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre ces trois
pôles : on peut être femme au niveau biologique, mais s'inventer un genre
d'homme et ressentir un désir homo, hétéro, bi ou même asexuel. Comment rendre
sa vie vivable, c'est-à-dire comment inscrire son désir dans le monde ? Telle
est plutôt la question. Un tourment fondateur pour la philosophe lesbienne,
envoyée chez un psychiatre à l'âge de 16 ans, l'année où elle découvre aussi
Spinoza et Kierkegaard. « Loin de me
"corriger", comme ma mère l'espérait, le psy m'a simplement dit que
j'étais chanceuse d'aimer quelqu'un », confie-t-elle, révélant sa
tendance fougueuse à ouvrir le champ des possibles, plutôt qu'à clôturer les
identités.
- Vous aviez déjà écrit, ici et là, sur le conflit israélo-palestinien et la question juive. Pourquoi y consacrer un livre maintenant ?
J'ai
découvert la pensée juive vers l'âge de 14 ans. Tous les samedis, je suivais
des cours de religion et d'hébreu dans ma synagogue de Cleveland, où on lisait
aussi des romans et des livres sur Israël et l'Holocauste. Cette question
m'occupe donc depuis très longtemps et traverse plusieurs de mes ouvrages. Mais
si je me suis attelée à l'écriture de ce livre, en 2005, c'est que certains
défenseurs de l'Etat d'Israël ont commencé à rendre publique l'idée que
critiquer Israël serait un acte antisémite. Cela m'a mise très en colère.
Depuis les controverses talmudiques, le débat d'idées est une composante
essentielle de la pensée juive. Ce chantage m'est apparu comme un acte de
censure insupportable, inspirant la terreur d'être traité d'antisémite. A titre
personnel, je n'aurais jamais pensé pouvoir l'être un jour. J'étais naïve !
J'ai d'abord cru que ces accusations surgies en Allemagne en 2012, lorsque m'a
été remis le prix Adorno, n'étaient qu'une mauvaise blague, mais non, c'était
bien sérieux... Cette expérience a été choquante, très douloureuse. Pour un
Juif, il n'y a pas pire accusation. Faut-il se taire ? Faut-il désavouer sa
judéité sous prétexte qu'on n'accepte pas la politique d'Israël ? Non, Israël
ne représente pas tous les Juifs, et le sionisme n'a pas le monopole du
judaïsme.
- Votre livre propose une lecture de Walter Benjamin, de Hannah Arendt et d'Emmanuel Levinas. Etes-vous nostalgique de ces penseurs de l'exil juif ?
Je ne
pense pas être nostalgique. Il est important de mobiliser aujourd'hui cette
tradition de pensée cosmopolite. Dans la diaspora juive, le Juif a toujours à
voir avec le non-Juif, et cela a des conséquences éthiques et politiques. Cela
implique de vivre avec ses voisins non juifs et forge une vision de la
générosité, de l'hospitalité, de l'altérité. Cela conduit à embrasser un Etat
démocratique qui ne serait pas fondé sur une discrimination raciale, ethnique
ou religieuse. Je sais que c'est une idée radicale et que de nombreuses
personnes pensent qu'elle met en péril la sécurité des Juifs. Je crois au
contraire, avec Hannah Arendt, que les Juifs ne seront jamais en sécurité tant
qu'ils n'accepteront pas un cadre binational qui reconnaisse l'existence et les
droits des deux peuples, juif et palestinien. Avant la formation de l'Etat
moderne d'Israël, en 1948, cette idée n'apparaissait pas du tout antisioniste,
c'était même une forme de sionisme. La vision de Ben Gourion qui, dans les
années 1930, l'a emporté sur celle de Hannah Arendt et qui réduit l'Etat à la
souveraineté juive est la seule à avoir droit de cité aujourd'hui. C'était et
c'est en fait bien plus compliqué que cela. Se tourner vers cette diversité,
revenir à ces textes et aux valeurs défendues par leurs auteurs cosmopolites
est nécessaire pour penser, aujourd'hui, les principes d'une cohabitation,
d'une citoyenneté non discriminatoire, et mettre en œuvre une critique juive de
la violence d'Etat, du colonialisme et de l'injustice. Je ne vois pas pourquoi
l'égalité politique ne pourrait pas être une valeur juive...
- Ces valeurs de justice et d'égalité que vous défendez sont-elles portées par la présidence de Barack Obama ?
Il
continue la politique de ses prédécesseurs. La relation entre les Etats-Unis et
Israël est compliquée, tissée d'interdépendances, mais Obama aurait pu faire
beaucoup : conditionner l'aide américaine à l'arrêt des colonies ; s'opposer
aux bombardements des populations civiles, notamment durant l'opération Plomb
durci, lors de la guerre de Gaza (2008-2009). Obama affiche une très belle
rhétorique. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous l'avons élu : nous
étions si heureux d'avoir un président capable de bien s'exprimer, après Bush
qui nous avait tant embarrassés ! On a cru que ses discours étaient pleins de
grands principes moraux qui n'attendaient qu'à se réaliser. Mais non.
L'utilisation des drones et la surveillance ont augmenté. Le droit à la vie
privée et les libertés civiles ont été bafoués, ce que les Américains acceptent
au nom de la sécurité. Cela dit, je suis très sensible au fait qu'Obama ait
voulu fournir une couverture santé au plus grand nombre. C'est un pas en avant.
Il a aussi explicitement reconnu les droits des homos, le mariage en
particulier. Je suis donc, comme beaucoup d'Américains, déçue, tout en ayant
conscience, à l'heure du Tea Party, que cela pourrait être bien pire !
- En France, l'adoption de la loi sur le mariage homosexuel a suscité un violent rejet. Qu'en avez-vous pensé ?
J'ai été
effrayée par les vidéos des manifestations. L'homophobie est un mot passionnant
qui désigne la crainte de l'homosexualité mais aussi la haine. Que recouvre ce
mélange de peur et de détestation ? Je crois que les homophobes les plus
extrémistes ne veulent pas que le mariage homosexuel devienne une part de
l'idée qu'ils ont de la France, de leur identité en tant que Français. La
question du nationalisme sous-tend le tableau. Le gouvernement, représentant de
la nation, ayant soutenu le mariage pour tous, tous les citoyens qui
s'identifient fortement à la nation et au cadre de la famille hétéro
traditionnelle ont été ébranlés dans leurs certitudes et ont rejeté avec
virulence le mariage homosexuel, dans le but de préserver leur conception
nationale. Ce qui s'est révélé en France, c'est ce conflit entre une forme
nationaliste d'homophobie et un engagement républicain pour l'égalité.
- Cela a en tout cas relancé le débat sur les gender studies, qui semblent faire peur à la France. Pourquoi, selon vous ?
J'ai
beaucoup lu la presse française pour essayer de comprendre. Ce qui m'a d'abord
frappée, c'est, sur le plan du langage, cette façon de s'afficher « contre » la
théorie du genre, comme s'il s'agissait d'un match de football, pour Manchester
ou contre le Barça ! Les gens ont peur que le genre soit synonyme d'une absence
de règles et qu'il fasse exploser tous leurs repères. Le genre met en question
le sens du mariage, les rôles de l'homme, de la femme, l'inévitabilité de
l'hétérosexualité ; il semble donc introduire l'idée que tout devient possible
et constitue pour certains une menace de chaos. En fait, loin de détruire ou
d'abolir, les gender studies élargissent
la perspective : elles ne disent pas que les normes n'existent pas ou qu'elles
sont fausses, mais, au contraire, qu'elles ne cessent de se transformer au
cours de l'histoire. Elles n'opèrent pas de la même façon, tout le temps et
partout, et ne sont donc pas figées dans un schéma unique.
- Qu'est-ce que cela implique ?
De prendre
en compte ces changements. Ainsi, l'institution du mariage a muté au fil des
siècles. Ainsi, la place des femmes dans l'espace public s'est transformée –
mais l'espace public a également changé. L'histoire de la biologie, et de la
façon dont elle se représente la différence sexuelle, est, elle aussi,
évolutive. Il existe des visions plus ou moins larges ou étroites du genre ;
certaines n'entrent pas dans la case habituelle « homme » ou « femme ». Il
existe des expériences autres : celle des transgenres, celle de la bisexualité,
par exemple. Pourquoi ne pas essayer de réfléchir à cette complexité plutôt que
de fermer les possibilités ? Et il ne s'agit pas de forger des théories, il
s'agit d'abord de saisir la vie des gens, telle qu'elle se déroule sous nos
yeux. Dire « je suis contre le genre »,
c'est dire « je veux que rien ne change jamais,
je ne veux même pas avoir à penser le changement ». C'est absurde.
- Et les choses ont en effet changé depuis 1990, date où est sorti aux Etats-Unis Trouble dans le genre. Quel était alors votre but ?
J'en avais
trois. D'abord, déconstruire le regard médical et psychiatrique qui a longtemps
considéré l'homosexualité comme une pathologie. Ensuite, refléter les
revendications des mouvements gay et lesbien. Tel un scribe, j'ai enregistré ce
qui se passait dans ces mouvements sociaux, en tentant d'inventer un nouveau
lexique pour décrire leurs actions : ma théorie du genre est la traduction de
cette réalité. Enfin, j'ai voulu clarifier mon désaccord avec certaines
positions féministes trop étroites, car forgées dans le cadre strict de
l'hétérosexualité. Le féminisme américain avait alors une vision de la femme
très restreinte, et toujours associée à la maternité, au soin, etc. J'ai
cherché à faire de la place à une politique du genre différente, plus large,
qui permette d'intégrer la vie de ceux qui se sentaient exclus, effacés par les
normes telles qu'elles étaient alors définies, des vies que la souffrance
rendait invivables. Si je n'ai jamais totalement adhéré à l'idée d'une «
écriture féminine », le féminisme français m'a beaucoup inspirée.
- Et notamment Simone de Beauvoir et son « On ne naît pas femme, on le devient ».
Oui, en
lisant ces pages, je me suis demandé ce que recouvrait ce « on le devient ». Que devient-on exactement ?
Un genre ? Son genre ? Existe-t-il un point où, effectivement, je suis devenue
mon genre, où je suis arrivée à mon genre ? Non, en fait, puisque le genre est
un processus, un devenir perpétuel. Cette réflexion a été l'une des sources de
ma théorie de la performativité. Ce que j'essayais de montrer, c'est qu'on ne
peut imaginer une émancipation totale du genre, on ne peut atteindre un point
où il n'y aurait plus de genre parce que nous sommes toujours profondément
formés, construits par les normes du genre. Ces dernières ne sont pas
immobiles, arrêtées ; pour être efficaces, elles doivent être répétées,
reproduites. Peuvent-elles l'être différemment ? La performativité, c'est le
processus qui pousse à reproduire ces normes sur un mode subversif. Le genre
est une pratique d'improvisation qui se déploie à l'intérieur d'une scène de
contrainte. La subversion, c'est le terme que j'ai choisi pour décrire ce jeu
incessant avec et contre les normes du genre.
- Il semblerait qu'en évoluant, surtout à partir du 11 septembre 2001, de la lutte contre les discriminations sexuelles et de la politique du genre à un engagement contre les inégalités sociales, raciales et contre la violence de la guerre, vous soyez aussi passée d'une pensée de la subversion à une pensée de la précarité. Est-ce exact ?
Ces
différents aspects de mon travail sont liés. Ils s'articulent notamment autour
de la question du deuil. Le deuil, ce n'est pas qu'une affaire personnelle qui
renvoie à la solitude. C'est un élément majeur pour penser ce qu'est une
communauté politique. De nombreuses vies d'homosexuels, fauchées par le sida,
n'ont jamais été pleurées, reconnues publiquement. Ce déni s'explique par le
fait que l'homosexualité était jugée honteuse, tout comme la consommation de
drogues ou l'immigration illégale. Ce que le 11 Septembre a au contraire
révélé, c'est la sur-représentation immédiate du deuil des victimes disparues
dans les Tours. J'étais alors tout près de New York, et j'ai, bien sûr, comme
tout le monde, ressenti du chagrin, de l'effarement. Très vite, le gouvernement
est parti en guerre pour se venger ; il a envoyé des bombes et tué des gens,
qui restaient sans nom pour nous. Qu'est-ce que cela signifie de nommer, de
raconter l'histoire et de donner un visage à certains et de refuser de le faire
pour d'autres ? Pourquoi rendre hommage aux victimes du 11 Septembre, sans y
inclure les ressortissants étrangers et les immigrés illégaux qui travaillaient
dans les Tours ? Plus largement, pourquoi vouloir sauver certaines vies, et en
supprimer d'autres ? Pourquoi certaines vies ne sont-elles même pas considérées
comme dignes d'être vécues ? Nous ne pensons jamais à ceux que nous tuons
nous-mêmes, à toutes ces existences détruites – que nous camouflons derrière
des euphémismes tels les dommages collatéraux. J'ai tenté d'interroger ce
clivage, ce schisme psychologique propre à la tradition politique et culturelle
américaine.
- Une vie précaire, c'est une vie qui n'est pas digne d'être pleurée ?
Ou même
vécue. C'est la vie de ceux qui, un jour, ont un travail, qu'ils perdront le
lendemain ; la vie de ceux qui sont criblés de dettes qu'ils ne pourront jamais
rembourser. Cela m'intéresse de dresser un parallèle entre les vies détruites
par la machine de guerre et les vies détruites, au quotidien, par la précarité
économique – toute cette population « jetable » qui ne peut même pas prétendre
à la santé. Il est clair aujourd'hui que les riches sont de plus en plus riches
et de moins en moins nombreux, quand les pauvres, eux, sont de plus en plus
pauvres et de plus en plus nombreux. C'était le sens de mon engagement aux
côtés du mouvement Occupy Wall Street. Ephémère, le mouvement a eu le mérite
d'attirer l'attention sur le creusement de ces inégalités, aux Etats-Unis et en
Europe.
- De Trouble dans le genre à Vers la cohabitation, c'est l'idée d'appartenance que vous critiquez. Appartenir, c'est toujours trop étroit ?
La
relation éthique, pour exister, doit se déprendre de toute forme d'appartenance
nationale ; c'est ce que je montre à travers ma critique du sionisme. De même,
quand nous parlons de « notre » sexualité, de « notre » genre, ce ne sont pas
des possessions que nous désignons. La sexualité et le genre doivent plutôt
être compris comme des modes de dépossession, des façons d'être pour un autre,
en fonction d'un autre. En ce sens, je crois que nous sommes toujours hors de
nous-mêmes. Fondamentalement, hors de soi...
Judith Butler en quelques dates
1956 Naît à Cleveland, Ohio,
dans une famille juive.
1984 Soutient à Yale sa thèse de
philosophie sur le désir chez Hegel.
1990 Publie Trouble dans le genre.
1993 Enseigne la littérature
comparée à Berkeley, Californie.
2012 Reçoit le prix Adorno.
Professeure invitée à Columbia, New York.
Propos recueillis par Juliette Cerf (Télérama)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire