Concours de l’ENA
l’obéissance est un métier bien rude
Il faut remercier bien
vivement les Chevaliers des Grands Arrêts qui, sur leur blog, ont fait
connaître à la Ville et au monde les sujets de droit public proposés aux trois
concours de l’ENA. Ces trois sujets sont respectivement : pour le premier
concours, « Le juge administratif, juge de l’économie » ; pour le
deuxième, une note relative « aux mutations de la relation entre
l’administration et les usagers, telles qu’appréhendées tant par le législateur
que par le juge » ; pour le troisième, « rédiger une note permettant
d’évaluer les marges de manœuvre des pouvoirs publics pour restreindre les
libertés publiques ».
En apparence, des questions techniques
de droit administratif qui n’appellent pas de commentaire particulier. En
réalité, ces sujets sont tout simplement admirables, admirables de sincérité
désarmante, admirables de transparence sur la manière dont est perçue la
formation des hauts fonctionnaires. Certes, on objectera qu’il s’agit de sujets
de concours, d’abord destinés à évaluer les connaissances des candidats en
droit public. Sans doute, mais en principe destinés à ne circuler que dans le
cercle étroit des hauts fonctionnaires, ils révèlent aussi la culture dominante
d’un milieu.
Souvenons-nous que lors de sa
création, par une ordonnance du 9 octobre 1945, l’ENA avait pour objet de
démocratiser l’accès à la haute fonction publique. Dans l’esprit de Michel
Debré, l’École n’était pas dissociable de la notion de méritocratie, et moins
encore de celle de service public. Les trois sujets de droit public nous
révèlent pourtant bien autre chose. Observons d’abord qu’ils sont trois parce
qu’il y a trois concours, pour trois types de candidats, qui n’ont pas les
mêmes espérances et dont le jury n’attend pas des qualités absolument
identiques.
Le cercle enchanté
Les candidats du premier concours, dit
externe, sont ceux qui empruntent la voie royale. Bébés Cadum de la République,
ils sont les purs produits des bonnes écoles, sont passés le plus souvent par
les IEP (surtout celui de Paris). Leurs parents ont accepté de payer très cher
une scolarité qui met leur progéniture à l’abri de toute promiscuité avec la
plèbe universitaire.
Ceux-là ont composé sur « Le juge
administratif, juge de l’économie ». N’est-ce pas une préoccupation bien
naturelle, si l’on considère que l’objectif du candidat du premier concours est
de sortir de l’ENA dans la botte, c’est-à-dire dans les grands corps. Après
quelques années au Conseil d’État ou à la Cour des comptes, il espère bien
sortir de la fonction publique peu rémunératrice pour aller pantoufler dans
quelque entreprise publique ou privée. Il faut donc l’initier au droit public
économique, lui faire connaître les bienfaits des partenariats public-privé,
ces célèbres « ppp » qui diluent le service public dans la finance et
offrent des perspectives de carrière fort alléchantes ?
Les candidats du second concours ont
un handicap sérieux, car ils peuvent être issus, même si ce n’est pas toujours
le cas, de la méritocratie. Ils sont entrés dans la fonction publique à un
niveau moins élevé et visent une accélération de carrière. Tout fonctionnaire
en poste depuis quatre ans peut se porter candidat à ce concours (art. 15 du
décret du 10 janvier 2002). Cette année, le sujet invitait à rédiger une note
relative « aux mutations de la relation entre l’administration et les
usagers, telles qu’appréhendées tant par le législateur que par le juge ».
Évoquer les « mutations »,
c’est déjà répondre à la question. Il y a trente ans, on invoquait le droit à
l’information de l’administré, le droit d’accès aux données personnelles le
concernant. Aujourd’hui, il doit renoncer à sa vie privée au nom de la lutte
contre le terrorisme et des préoccupations sécuritaires. Autant dire que le
candidat est invité à prendre conscience de cette évolution et à montrer qu’il
est parfaitement prêt à sacrifier les droits du citoyen sur l’autel de
l’intérêt de l’État. S’il y parvient, on ne doute pas que son origine
plébéienne sera oubliée et qu’il sera jugé digne d’entrer à l’ENA, de pénétrer
dans le cercle enchanté, celui qui donne accès aux ors de la République.
La culture de la soumission
Passons enfin, et c’est le plus
intéressant, au 3è sujet, celui qui concerne le troisième concours. Celui-là a
été créé par la loi du 2 janvier 1990, et est ouvert « aux personnes
justifiant de l’exercice, durant huit années au total, d’une ou plusieurs
activités professionnelles ou d’un ou plusieurs mandats de membre d’une
assemblée élue d’une collectivité territoriale ». Horreur ! Ceux-là ne
viennent même pas de la fonction publique, ont généralement été éduqués à
l’École de la République. Ils peuvent avoir exercé n’importe quelle profession
ou avoir acquis une expérience de la chose publique comme élus locaux.
Personnages hautement suspects, mais heureusement peu nombreux (moins d’une
dizaine de postes ouverts au concours).
Il convient de s’assurer que ceux-là
sont prêts à tout pour entrer à l’ENA, prêts à se soumettre aux directives de
l’Exécutif, quel qu’en soit le contenu. Le sujet qui leur a été proposé est un
jeu de rôle tout à fait réjouissant. Le candidat au 3è concours est invité à se
mettre dans la peau d’un « chargé de mission auprès de la direction des
libertés publiques au ministère de l’intérieur ». Il ne va tout de même
pas s’imaginer en conseiller du Premier ministre. Chargé de mission, c’est bien
suffisant.
Quoi qu’il en soit, notre candidat est
donc sollicité par un préfet territorial « souhaitant interdire la tournée
d’un spectacle controversé (…) ». Pour l’aider dans cette tâche délicate,
il doit « rédiger une note permettant d’évaluer les marges de manœuvre des
pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques ». Quel aveu !
Inutile de dire que le sujet est directement inspiré de l’affaire Dieudonné.
L’unique argument juridique permettant de « restreindre les libertés publiques »
pour « interdire un spectacle controversé » est de s’appuyer sur
l’ordonnance de référé du Conseil d’État de janvier 2014, celle-là même qui
remet en cause la jurisprudence Benjamin et accepte un retour à la censure
préalable.
Observons que le candidat n’a pas le
choix. Il serait suicidaire d’écrire sur sa copie que le rôle d’un chargé de
mission à la Direction des libertés publiques n’est pas de « restreindre
les libertés publiques » mais au contraire d’en permettre l’exercice par l’application
de ladite jurisprudence Benjamin. Pour le cas, bien improbable, où le candidat
hésiterait, le sujet lui explique qu’il « s’agit de mettre en évidence les
conditions de validité de protection de l’ordre public et les garanties
apportées par le contrôle juridictionnel ». Le contrôle juridictionnel,
celui du Conseil d’État, ne saurait donc apporter que des
« garanties », sans jamais concourir à la restriction des libertés.
Celui qui ne présente pas la jurisprudence Dieudonné comme une formidable
avancée de l’État de droit n’a rien compris. Celui qui ne présente pas le
Conseil d’État comme le protecteur naturel des libertés n’a rien compris non
plus. Il ne mettra sans doute pas les pieds dans l’École qui forme l’élite de
la fonction publique.
On pourrait en rire tant ces sujets
étaient prévisibles. Ils révèlent pourtant une triste réalité : la qualité
attendue du candidat à l’ENA, surtout celui qui n’est pas le pur produit du
milieu, n’est plus tant l’esprit du service public et de l’intérêt général que
le conformisme. Il doit exécuter sans poser de question l’ordre qui lui demande
de restreindre les libertés publiques. Il ne lui appartient pas de demander au
préfet si, par hasard, il ne disposerait pas de forces de police suffisante
pour garantir à la fois la liberté d’expression et l’ordre public. Son seul
travail est de trouver un fondement juridique à la décision d’interdiction, pas
de la discuter. Triste fonction qui assimile le haut fonctionnaire à un
domestique de grande maison. Corneille n’avait-il pas affirmé que
« l’obéissance est un métier bien rude » ? (Nicomède, Acte II, scène
1).
Source contrepoints.org
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