Penser au-delà de l’Etat
À l’heure où la
confiance des Français dans le personnel politique semble plus que compromise,
le livre de Marc Abélès a le mérite de pouvoir penser le politique
indépendamment de ses structures étatiques. Anthropologue de formation,
spécialiste de l’anthropologie des institutions, Marc Abélès nous conduit dans
les méandres du pouvoir étatique pour pouvoir « penser au-delà de
l’État ».
Le livre s’ouvre sur
un constat : « tout a changé mais rien n’a changé ». En effet, d’un
point de vue économique, le monde a subi de grandes transformations.
L’interdépendance et l’interconnexion sont les nouveaux paradigmes de notre
espace mondialisé. À l’inverse, l’État, lui, ne change pas, ou plutôt dépérit.
En témoignent les discours récurrents sur l’affaiblissement de l’État et sur
son incapacité à protéger les populations. C’est bien là le cœur du
problème : l’État. Mais l’auteur élargit sa conception. Il ne s’agit pas
simplement d’une entité institutionnelle mais aussi du modèle d’exercice du
pouvoir qu’il représente. En voyageant à travers les analyses de
Foucault, Deleuze, Clastres, mais aussi Scott, Marcus et Rancière, l’anthropologue
tend à déconstruire l’hégémonie du modèle étatique pour comprendre comment
vivre sans la tutelle de ce pouvoir qu’il qualifie d’anachronique.
- La société contre l’État
Le premier chapitre
est marqué par la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Marc Abélès tente
de comprendre comment l’anthropologie pourrait permettre de repenser les
rapports de pouvoir en place. En se centrant sur un passage de L’Anti-Œdipe concernant les sauvages, les
barbares et les civilisés, il s’attarde sur la lecture que font les deux
philosophes de la pensée anthropologique de Clastres. S’ils ne sont pas
d’accord avec les conclusions développées dans La
société contre l’État, à propos du triomphe de l’étatique sur le social,
ils réinvestissent néanmoins les notions de « moléculaire » et de
« segmentaire » pour analyser les mouvements qui ne peuvent se
soumettre aux appareils d’État, échappant inlassablement à la domination. Le
projet clastrien doit être pris, pour Deleuze et Guattari comme une invitation
« à penser non seulement une altérité, mais aussi une alternative aux
formes politique régentant la modernité » .
De façon parallèle
Abélès analyse la réception de l’œuvre de Deleuze et Guattari chez les
anthropologues de l’époque. Clastres y voit une « pensée radicalement
nouvelle, une réflexion révolutionnaire », surtout lorsqu’il s’agit
d’analyser ce monstre froid qu’est l’État au sens d’Urstaat. En passant notamment par la lecture des récits de Kafka
et des thèses freudiennes, les deux penseurs avaient en effet théorisé un
« État ne s’étant pas formé progressivement, mais ayant surgi tout
armé, coup de maître en une fois, Urstaat originel, éternel modèle de ce que
tout Etat veut être et désire ». Et c’est cette conception de l’État
originaire qui marque une véritable révolution pour le champ de
l’anthropologie.
Ce parcours nous
conduit à penser « au travers de l’État », pour restituer les
singularités et la microphysique des pouvoir. Pourtant, si ce lien entre
philosophie politique et anthropologie marque une étape majeure dans la
compréhension de l’idée d’État, il s’amenuise au point de ne devenir que
révérenciel, « de l’ordre de la citation obligée en début d’article, mais
sans interpellation véritable ». Rien à voir avec la relation
profonde qu’entretenait Clastres avec le couple Deleuze-Guattari. Il faudra
attendre Foucault, et l’introduction du bios dans
la politique pour donner un nouvel élan à cette pensée. Contrairement à la
posture encore trop stato-centrée de Deleuze et Guattari, Foucault s’en écarte
radicalement : « L’analyse en termes de pouvoir ne doit pas postuler,
comme données initiales, la souveraineté de l’Etat, la forme de la loi ou
l’unité globale d’une domination ; celles-ci n’en sont que les formes
terminales » écrit-il dans La volonté de
savoir.
- Vers la biopolitique
Cette conception du
pouvoir permet à Foucault de dépasser ce qu’Abélès nomme « l’impasse de la
souveraineté ». En effet, si la conception de la souveraineté domine
jusqu’au XVIIe siècle comme une modalité du pouvoir s’exerçant sur le
territoire plus que sur le corps, elle disparait, ou du moins perdure de façon
résiduelle dans l’ordre juridique, pour laisser place à une nouvelle mécanique
disciplinaire exerçant son pouvoir sur les corps plus que sur le
territoire. Ce nouvel avatar du pouvoir disciplinaire s’établit conjointement
avec la naissance de la biopolitique, traitant de « la population comme
problème à la fois scientifique et politique ». Et c’est cette
biopolitique, qui, à l’aide des outils de la démographie, de l’hygiène publique
et des institutions d’assurance, permet une prise de pouvoir plus souple et
plus élargie que ce que les structures disciplinaires pouvaient réaliser. Il
vise en effet non plus l’individu-corps, mais l’individu-spécimen, au sein
d’une population dont il faut réguler les mouvements et les actes.
Pour Foucault, il faut
rompre avec « les approches polarisées par la figure de l’État », en
interrogeant, de l’extérieur, les problèmes de gouvernementalité qu’il pose,
tout en rejetant les théories qui privilégient la souveraineté et la loi comme
sources de son fonctionnement. Cette posture nécessite de travailler sur ce qui
résiste au pouvoir, sur les processus d’insoumission. C’est peut-être là que
Foucault retrouve Clastres, lorsqu’il écrit : « Il n’y a pas de pouvoir
sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ».
Ce rejoue ici la tension entre pouvoir et résistance qui animait déjà la pensée
de Clastres.
S’opère alors un
retournement. Hart et Negri, lisant Foucault, tentent de distinguer le
biopouvoir de la biopolitique. « L’évènement biopolitique » devient
cette possibilité de l’insoumission, forme de créativité et d’ouverture sur le
monde. Que ce soit dans les campagnes zapatistes pour le droit des autochtones,
ou dans la lutte pour le contrôle à l’accès aux ressources naturelles en
Bolivie, les auteurs d’Empire analysent « l’événement biopolitique »
comme une nouvelle forme de lutte où prévalent les relations d’autonomie,
d’égalité et d’interdépendance. Et Marc Abélès de lire ce changement de
paradigme comme celui du « grand retour d’Anthropos ».
L’anthropologie revient, avec Hart et Negri sur le devant de la scène et cela
en deux sens. Tout d’abord, ces réflexions réactivent les questions de
l’anthropologie « politique » (les relations nature/culture, ou bien
identité/altérité). Mais elles rejoignent également l’anthropologie
« philosophique » (qui traite de la nature humaine, du problème du
mal et des passions). Et ce n’est pas un hasard si la pensée d’Étienne Balibar
s’insère parfaitement dans cette continuité. Balibar en mêlant l’anthropologie
philosophique et l’anthropologie politique « accomplit une double
opération : d’un côté il redéploie une question philosophique – penser
l’universel au travers de l’humain ; de l’autre, il aborde frontalement la
question de la figure moderne du politique que constitue selon lui la
citoyenneté » écrit Marc Abélès
- Du global-politique à la mondialisation
Toutefois, si ces
variations sur les propos de Foucault permettent d’éclairer, dans un cadre
national, les rapports de pouvoir, ils ne peuvent pas anticiper la profonde
transformation subie par l’État-nation dans un contexte de globalisation. Ici
Abélès nous livre ses propres expériences d’anthropologue pour éclairer la
situation politique de notre modernité. La question de la crise du coton
survenue depuis 2003 au sein de l’OMC est particulièrement intéressante.
Reprenant pour partie les analyses de son livre précédent, Marc Abélès montre
l’avènement d’une parole jusque-là refoulée. Il existe deux grands acteurs en
puissance à l’OMC concernant la question du coton, d’un côté les États-Unis et
l’Europe, et de l’autre, l’Afrique. À partir du début des années 2000, une
baisse structurelle des prix du coton sur le marché mondial survient. Si les
producteurs africains, mais aussi brésilien, prennent de plein fouet cette
diminution de leur revenu, les producteur occidentaux, eux, bénéficient
d’importantes subventions, permettant d’améliorer leur rendement. Dès 2003, le
Brésil assigne les États-Unis à comparaître devant l’Organe de règlement des
différends et gagne, en 2009, après une longue procédure. Les pays africains,
eux tentent d’établir une autre tactique.
Les quatre pays les
plus dépendants du coton que sont le Burkina Faso, le Mali, le Tchad et le
Bénin intentent alors une action pendant le comité général de l’OMC contre les
États-Unis en ne demandant ni charité, ni forme de traitement préférentiel,
mais en jouant le jeu de la légalité du commerce international. Par la suite
unis d’un un groupe (nommé C4), ils tentent de mettre en place une
« Initiative Coton » pour faire entendre leur voix. Si cette
initiative est un échec d’un point de vue factuel (les États-Unis n’étant même
pas entrés dans le jeu des négociations), elle marque en soi la constitution
d’une « scène politique au sein de l’OMC » selon Marc Abélès.
Il tente de comprendre
ce rapport de force selon deux paradigmes distincts, pour tenter de repenser
une relation politique qui dépasserait l’État. Soit nous pouvons entendre cette
lutte à l’OMC comme un rapport de force et de résistance; soit nous pouvons le
comprendre au sein d’un « paradigme illocutoire axé sur l’égalité des
intelligences ». Il s’appuie, pour défendre ce dernier paradigme sur les
théories de Rancière qui établit une lecture du partage du commun comme
essentiellement clivant. Les acteurs en place « instituent un autre ordre,
un autre partage du sensible en se constituant non comme des guerriers égaux à
d’autres guerriers, mais comme des êtres parlants partageant les mêmes
propriétés que ceux qui les nient ». Cette dernière lecture, ne devant pas
forcément exclure la première, permet de comprendre les relations politiques
au-delà du simple cadre de l’État.
Marc Abélès mène ici
une véritable réflexion théorique sur l’impact de l’anthropologie dans la
pensée de l’État. Prenant le détour de l’histoire des idées, il parvient à
donner un sens aux échelles infra et supra-politique pour tenter de sortir du
paradigme étatique. Pourtant, on peut regretter la trop grande brièveté de
l’ouvrage (105 pages) ainsi que l’usage d’une syntaxe quelque fois trop
alambiqué, qui ne permettent pas complétement de satisfaire les ambitions d’une
telle recherche.
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