Entretien avec Zygmunt Bauman
“Nos sociétés refoulent des populations entières
hors du corps social”
Il y plusieures grilles de lecture pour tenter de
comprendre l’attentat contre Charlie Hebdo. Le multiculturalisme de façade de
nos sociétés qui excluent les plus humbles en est une, estime le célèbre
penseur Zygmunt Bauman.
Superficialité
du multiculturalisme, soumission aux lois du marché qui excluent les plus
humbles et en font des "parias" du progrès sociotechnologique,
humiliation de l'autre. Tels sont les mécanismes fondamentaux que le regard
vertical de Zygmunt Bauman décèle dans les événements de Paris.
Le
philosophe et sociologue polono-britannique d'origine juive est un grand
interprète de la modernité, qui dilue les édifices compliqués de notre vie en
un continuum "liquide" et fuyant. "L'assassinat politique est
une forme de violence directement liée aux antagonismes humains, difficile à
éradiquer", déclare Bauman au Corriere
della Sera.
- En quoi la violence politique dirigée contre Charlie Hebdo diffère-t-elle des autres ?
Il faut
souligner une première différence avec les attentats du 11 septembre 2001,
dirigés non pas contre des personnages connus ou jugés responsables de crimes,
mais contre des symboles du pouvoir économique et militaire, le World Trade
Center et le Pentagone. En s'attaquant à des objectifs d'une grande valeur
médiatique, l'assaut du 7 janvier 2015 reflète au contraire la conscience
publique d'un glissement progressif du pouvoir réel vers les lieux où se créent
les opinions.
En outre,
l'attaque contre le journal a été conçue comme un acte de vengeance
"personnel", en vogue depuis la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeyni
en 1989 contre Salman Rushdie pour ses Versets
sataniques. Si le 11 septembre 2001 "dépersonnalisait" la
violence politique, en s'efforçant de provoquer le plus grand nombre de
victimes et d'accaparer l'attention, le 7 janvier répond à la
désinstitutionalisation et à l'individualisation de la condition humaine dans
notre société. Dans ce contexte, ceux qui fabriquent et distribuent
l'information deviennent les protagonistes du drame du vivre-ensemble.
- Un vivre-ensemble menacé par le sentiment d'aliénation que les minorités ethnico-religieuses éprouvent souvent dans des sociétés fragmentées. Comment le rapport à l'islam s'insère-t-il dans ce mécanisme ? La tragédie de Paris, ville paradigme des valeurs occidentales, ouvre-t-elle un nouveau chapitre de la guerre séculaire entre les civilisations et les religions ?
Les
lectures de ces derniers jours focalisées sur l'antagonisme entre le
christianisme et l'islam recèlent une part de vérité, mais ne peuvent pas
embrasser la totalité d'un phénomène complexe. L'élément décisif pour
comprendre les nouvelles dynamiques doit être recherché, à mon avis, dans un
monde marqué par les diasporas. Le voisin avec qui nous partageons rues,
structures publiques, écoles et lieux de travail était hier encore un lointain
étranger. Une proximité déstabilisante, puisque nous ne savons pas à quoi nous
attendre. Et, à l'inverse de ce qui se passe dans la dimension virtuelle et sur
les réseaux "sociaux", il n'est pas possible de supprimer ou
d'ignorer d'un clic des différences presque trop réelles, inconciliables avec
notre point de vue.
Les
réponses que nous avons concoctées jusqu'ici se sont révélées un échec. Un
multiculturalisme superficiel, une fascination pour la diversité ont envahi nos
vies, qui se traduisent par un goût de la cuisine ethnique ou des festivals du
dimanche, de simples flirts avec un brin d'exotisme. Des variantes du
consumérisme mondial au temps de Facebook. Un système qui reconnaît la
légitimité de cultures différentes de la nôtre, mais ignore ou refuse tout ce
qu'elles comportent de sacré et de non négociable. Ce manque d'un respect
authentique s'avère profondément humiliant.
- Une humiliation qui peut rendre la situation sociale explosive ?
C'est le
propre de l'humiliation que de chercher une forme d'absolution ou de
réparation. Quand cela arrive, nous découvrons que les frontières entre ceux
qui humilient et ceux qui sont humiliés se superposent aux frontières entre
privilégiés et dominés. Nous vivons sur un terrain miné, sans pouvoir prévoir
les prochaines déflagrations.
- En ce sens, le roman de Michel Houellebecq sorti en France le jour de l'attentat, Soumission, a-t-il vu juste ?
Soumission est la deuxième grande dystopie
[récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre] de Houellebecq après La Possibilité d'une île. Dans ce livre,
Mohammed Ben Abbes [du parti Fraternité musulmane] remporte la présidentielle
française de 2022 au coude à coude avec Marine Le Pen. Un couple loin d'être
fortuit. Peut-être prophétique, si nous ne réussissions pas à inverser le cours
d'une Histoire qui a trahi les espoirs de liberté et d'égalité colportés par la
démocratie.
Nous
assistons à la montée d'un sentiment antidémocratique dans toute l'Europe, à
une sécession en masse d'une nouvelle plèbe qui converge vers les deux extrêmes
de l'échiquier politique, attirée par les promesses de l'autocratie. La parole
du Prophète rassemble ainsi sous sa bannière les humiliés, les marginaux, les
exclus, assoiffés de vengeance.
- Quelle réponse apporter ? Vous soutenez que la force de la morale réside dans la liberté consciente du "je", et pas dans le pouvoir coercitif d'un "nous" impersonnel. Le refus du fondamentalisme part de là ?
Dans sa
première Exhortation apostolique : Evangelii
Gaudium (du 24 novembre 2013) le pape François a mis le doigt sur la
grande soumission, notre capitulation devant un capitalisme licencieux,
effréné, aveugle à la misère humaine. Vous ne trouverez pas de réponse plus
profonde et exhaustive à cette question. Le souverain pontife a dénoncé cette
culture du "paria", qui va au-delà de l'exploitation et bannit des
populations entières des progrès du bien-être, des masses qui ne sont plus
simplement opprimées ou marginalisées mais bien refoulées "hors" de
la communauté, "hors" du corps social. Cela est absolument
inacceptable, et nous devons nous y opposer.
Source courrierinternational.com
Propos recueillis par Maria Serena Natale
Zygmunt Bauman à Prague, le 22 octobre 2012 - AFP/Michal Cizek
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