Edward Hopper
Compartiment C, voiture 293, 1938
L'art d'Edward Hopper incarne “le meilleur de
la tradition américaine”, disait Jo, la femme du peintre. Pourtant, quand on
entre dans le cadre, lumière, attitudes, composition, c'est l'insolite qui
frappe.
Compartiment C, voiture 293 est un tableau
magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont
magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un tableau vert.
Josephine (dite Jo), la femme d'Edward (dit Ed), l'appelait d'ailleurs ainsi, « le tableau vert ». Il montre une femme
blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune (quetsche). Elle est assise
dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont
verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart
des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier
de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans Chambre
d'hôtel, par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur
un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains
« un indicateur de chemins de fer ». On
le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois un tableau achevé,
Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde
décrit.
Hotel Room, 1931
Jo est un
personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924 – il avait 36 ans et Jo
s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la
quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à
Washington Square, à New York, dans un appartement-atelier duquel, malgré le
succès et la fortune, il ne déménagera jamais – il y mourra en 1967. En 1924,
il montre ses aquarelles dans la galerie Frank Rehn, qui lui organise sa
première exposition personnelle et où il restera toute sa vie. Quant à Jo,
jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un
homme fidèle. Jo, elle, est une emmerdeuse. Elle s'est « sacrifiée » pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne
cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim
pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre.
Frank Rehn réglera le problème par un petit accrochage dans sa galerie.
Le
photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer.
Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le
champ. Etre dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas.
Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans
son journal, elle écrit : « L'art de E. Hopper
est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George
Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine. » Il
est probable qu'Ed devait aimer l'admiration que Jo lui portait. Elle tenait
avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient
l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait l'arranger
en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait
besoin. Hopper est un taiseux.
Pour
savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe
sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent
dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont
parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère
américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de
Hopper : il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux – Ed les détestait –
mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet (Les Demoiselles du bord de Seine, 1856) dont
Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe (principalement
à Paris) entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo (Portrait de Jo, 1936) ressemble tant à l'autre Jo (Joanna Hiffernan), peinte par Courbet en
1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte
poitrine, et dévoile légèrement le genou.
House by the railroad, 1925
On parle
souvent de la Maison près de la voie ferrée (1925)
comme modèle pour la maison de Psychose
(1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun
entre le peintre et le cinéaste (qui adorait Hopper) soit cette figure de femme
ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit
que la femme lit le New Yorker, que sa
robe est « en jersey de laine violet »,
et qu'à ses côtés est posé le magazine Reader's
Digest. Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse : « Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb,
huile de lin. » Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux,
mélange « d'oxyde de chrome et de cadmium »,
écrit Jo. Un vert impossible à trouver sur le mur d'un compartiment d'un wagon
de chemin de fer américain, aussi impossible que la hauteur du plafond de ce
compartiment, l'éclairage (on y reviendra) ou le paysage crépusculaire
entraperçu par la fenêtre.
C'est le
côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on en regarde
les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs
attitudes, insolites, les rues, désertes, les pièces, vides, les paysages,
inhabités, les points de vue, décalés, les lumières, artificielles... On n'y
retrouve pas les signes caricaturaux des Etats-Unis : peu ou pas de voitures,
pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas
d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie... Et pourtant, rien ne nous paraît
plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de
Robert Siodmak (Les Tueurs, 1946) à Wim
Wenders (The End of violence, 1997) et
David Lynch (Mulholland Drive, 2001),
s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses
femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois
froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde
mélancolie d'un lointain déracinement.
Hopper
adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. «
Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en
paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés »,
écrivait-il. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux : le
peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera toujours un amour pour
la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle
figurent Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature
et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il lisait Mallarmé et
Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit : « L'art américain devrait être sevré de sa mère française. »
L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est une
idée obsédante – elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper
rêve d'un art américain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art
européen. A la modernité européenne (Picasso n'a qu'un an de moins que lui), il
oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En
1934, dans une interview au magazine Time,
il devient plus catégorique : « La spécificité
américaine d'un peintre est innée – il n'a nullement besoin de la rechercher. »
Autrement dit : il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le
reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette « spécificité américaine ».
Il ne faut
pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet
univers beckettien où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera
jamais – le rêve américain ? Parlant de l'œil de son confrère John Sloan
(1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot « frais ». Derrière le compliment s'entend un
autre mot : naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper.
Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation
visuelle (à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montent,
qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen), aussi
décide-t-il de jouer avec cette naïveté.
C'est
d'abord une affaire de composition où le peintre excelle : donner l'illusion de
la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment
vert – et l'exactitude du titre, Compartiment
C, voiture 293, semble le confirmer. Or, dans la réalité, la voiture
293 n'existe pas – pas plus que n'existent le vert, ce type de compartiment, le
paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle
? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais
comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une
femme une lumière solaire d'une telle crudité ?
Voilà donc
l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un
regard hâtif prendrait pour du classicisme – mais classique, Hopper l'est aussi
par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa
touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage
fantomatique, avec sa route « blafarde »
sous un pont « blanchâtre » (les
précisions sont de Jo), semble un mauvais présage. Où va cette femme, vers le
bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu régnant sur les
magnifiques paysages désertés (Collines au sud
de Truro, 1930) ? Où est-on dans un tableau de Hopper : dans une comédie
ou une tragédie ? Ainsi se définit la «
spécificité américaine » : par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on
retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou
peinture ?) ou, plus récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou
imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. « Je
suis probablement un solitaire », disait-il. Et probablement l'inventeur
de l'art américain.
People in the sun,
1960
Gas, 1940
Girlie show, 1941
Soir Bleu, 1914
Morning Sun, 1952
The City, 1927
Conference at night, 1949
Chop suey, 1929F
Chop suey, 1929F
The Sheridan Theatre, 1937
House at Dusk, 1935
New-York Office, 1962
Lighthouse Hill, 1927
Hills South Truro, 1930
Source Télérama
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