Entretien avec Jeremy Rifkin
“Ce qui a permis le succès inouï du capitalisme va
se retourner contre lui”
Pour l’économiste américain Jeremy Rifkin, l’heure
de la troisième révolution industrielle a sonné. La société va devoir
s’adapter.
Il y a vingt-cinq ans, c'était la star du ring, le « boss
», vainqueur du communisme par K-O ! Aujourd'hui, le capitalisme est un
champion usé par la crise, miné par les contradictions et politiquement à bout
de souffle. Pour l'économiste américain Jeremy Rifkin, nous assistons, tout simplement, à son éclipse. Dans un
livre passionnant – La
Nouvelle Société du coût marginal zéro – en
librairie le 24 septembre 2014, il raconte le basculement, inévitable, que nous
avons déjà commencé à opérer vers un nouveau système de production et de
consommation : les « communaux collaboratifs ». Cette troisième voie (au-delà
du sempiternel binôme « capitalisme ou socialisme ») est une forme
d'organisation sociale fondée sur l'intérêt de la communauté plutôt que sur la
seule satisfaction des désirs individuels, et rendue possible par la troisième
révolution industrielle, dans laquelle Internet nous a fait entrer. Un nouveau
monde émerge, dynamisé par les réseaux sociaux, l'innovation et la culture du
partage. Utopie, encore ? Pour Jeremy Rifkin, c'est déjà une réalité.
- Nous nous éveillons, dites-vous, à « une nouvelle réalité – celle des communaux collaboratifs ». Ce réveil ne risque-t-il pas d'être difficile pour les entreprises ?
L'économie
des communaux collaboratifs est le premier système global à émerger depuis
l'avènement du capitalisme et du socialisme au début du XIXe siècle. C'est dire
comme l'événement que nous traversons est historique. Au début, le marché
capitaliste et les communaux s'épanouiront côte à côte. Mais au fur et à mesure
que les communaux gagneront du terrain, un combat terrible va s'engager. Pour
survivre, le capitalisme devra se « reconditionner », retoquer son approche du
monde et tenter de profiter de la montée en puissance des communaux plutôt que
de s'y opposer.
- Qu'est ce qui provoque ce changement de paradigme ?
C'est le
coût marginal zéro. Le coût marginal, c'est le coût de production d'un objet ou
d'un service additionnel une fois les coûts fixes absorbés. Or, j'ai découvert
l'existence d'un paradoxe profondément enfoui au cœur du capitalisme, et qui
n'avait pas encore été mis au jour : ce qui a permis le succès inouï du système
va finalement se retourner contre lui.
Chaque
entrepreneur, comme nous le savons, est en chasse de nouvelles technologies
pour améliorer la productivité de son entreprise, réduire les coûts marginaux,
mettre sur le marché des produits moins chers, attirer plus de consommateurs,
gagner des parts de marché, et satisfaire les investisseurs.
Mais nous
n'avions jamais anticipé la possibilité d'une révolution technologique
tellement extrême qu'elle pourrait réduire ce coût marginal, pour un ensemble
important de biens et de services, à presque zéro, rendant ces biens et
services virtuellement gratuits et abondants. Et sapant au passage les bases
mêmes du capitalisme.
- C'est pourtant ce qu'il se passe ?
Nous avons
déjà vu le coût marginal se réduire dans les économies traditionnelles, de
façon phénoménale, dans les trente ou quarante dernières années. Et les dix
dernières années ont encore vu le phénomène s'accélérer. Voyez l'industrie
musicale : des centaines de millions de jeunes produisent et échangent de la
musique sur Internet, à des coûts marginaux proches de zéro.
Une fois
que vous possédez un téléphone mobile ou un ordinateur, échanger de la musique
ne vous coûte plus rien, à part votre abonnement au service. La presse,
l'édition, les films et bientôt la télévision, attaquée par Youtube,
connaissent le même destin. Des millions d'internautes créent aujourd'hui leurs
propres vidéos pour pas grand-chose et les postent gratuitement sur le Web.
L'industrie
du savoir aussi est touchée : avec Wikipedia, des millions d'individus
produisent de la connaissance et la diffusent à un coût marginal proche de
zéro. Et je ne parle pas des Moocs : en deux ans, 6 millions d'étudiants se
sont mis à suivre gratuitement des cours online, issus des meilleures
universités du monde.
- Mais il ne s'agit là que de biens et services « numériques »…
Le vrai
virage est là : nous avions toujours pensé qu'il y aurait un « pare-feu », que
la réduction à zéro du coût marginal ne toucherait pas les industries
traditionnelles. Que le feu, si vous voulez, ne passerait pas des « bits » au
monde physique des objets. Ce mur est tombé. Les grandes mutations économiques
– et il n'y en a pas eu des centaines dans l'histoire de l'humanité – se
produisent quand trois révolutions technologiques convergent au même moment
pour construire une plateforme d'opération unique pour l'économie.
Si vous
remontez à la révolution hydraulique, puis aux révolutions de la vapeur et de
l'électricité, vous vous rendez compte que l'on assiste à chaque fois à la
conjonction d'une révolution des communications (facilitation des échanges),
d'une révolution énergétique (le « moteur » de l'économie) et d'une révolution
des transports et de la logistique (fluidification de la circulation des biens
à l'intérieur de cette économie). A chaque grande mutation, ces trois domaines
convergent dans une nouvelle structure.
Exemple :
au XIXe siècle, l'impression (de journaux, notamment) par des presses à vapeur
remplace l'impression manuelle. Arrive le télégraphe. Ces deux moyens de
communication profitent de la profusion de charbon à coût modéré, et
l'invention de la locomotive permet d'élargir le marché et de fluidifier le
commerce. Au XXe siècle, une nouvelle révolution se produit avec le téléphone
et la radio, qui convergent avec l'arrivée du pétrole et de la voiture, et
provoquent, couplées avec la construction du réseau routier, le boom de la
grande mutation urbaine et « suburbaine ».
Illustration : Richard Niessen pour Télérama
- Et aujourd'hui ?
Nous
voyons émerger un nouveau complexe communications-énergie-transports, qui donne
naissance à l'économie du partage. L'Internet de l'information, déjà largement
répandue, commence à converger avec un très jeune Internet de l'énergie, et un
début d'Internet des logistiques : trois Internets en un, dans un super «
Internet des objets » !
Des
compagnies comme Cisco, IBM, General Electric, ont anticipé cette connexion
tous azimuts de tous les objets, et commencent à mettre des capteurs partout.
Des capteurs, il y en a déjà dans les champs, pour suivre l'évolution de la
récolte ; sur la route pour calculer le trafic en temps réel ; dans les
entrepôts et centres de distribution, pour mesurer les problèmes de logistique
à la seconde près ; dans les magasins de détail, de sorte que quand un client
prend un article en main, le capteur peut dire s'il l'a essayé, reposé, au bout
de combien de temps, etc. Et maintenant les capteurs connectent tous les objets
de la maison, thermostats, machines à laver… Aux alentours de 2030, il y aura
quelque chose comme cent trillions de capteurs qui connecteront tout et tous
dans un gigantesque réseau « neuronal », construit un peu comme votre cerveau.
Et ce Big Data sera disponible à tous.
A supposer
que la structure du réseau reste neutre – j'ai conscience que c'est un très
grand « si », car rien ne l'assure – et que tout le monde soit traité
également, cela veut dire que n'importe qui pourra se connecter sur cet
Internet des objets, depuis son mobile, comme il le fait sur l'Internet de
l'information, et échanger l'énergie renouvelable qu'il aura lui-même produite…
- Car chacun, demain, produira l'énergie dont il aura besoin ?
Des
milliers de personnes produisent déjà leur énergie pour un coût marginal proche
de zéro. En Allemagne, 27% de l'électricité est verte, et la chancelière Merkel
avec qui je travaille sur ces questions, vise les 35%. Il faut savoir que les
coûts fixes de production de ce type d'énergie vont suivre la même courbe que
ceux des ordinateurs : une chute libre.
La source
d'énergie, elle, n'est pas un problème : le soleil et le vent sont gratuits, il
suffit de les capturer – et nous y arrivons de mieux en mieux. Quant au
transport de l'énergie, nous avons vu ces dernières années le début de la
transformation de la « grille » de l'énergie en Internet de l'énergie. Des
millions de « prosumers » (à la fois producteurs et consommateurs) vont pouvoir
vendre, ou échanger, l'énergie dont ils n'ont pas besoin, sur une plateforme
internet, à travers tous les continents.
- Et les objets physiques sont aussi concernés par la révolution de l'abondance…
Oui, grâce
aux Fablabs et à l'impression 3D. Les logiciels d'imprimerie sont dans leur
majorité en opensource, si bien que ça ne coûtera bientôt plus rien de les
télécharger, éventuellement de les améliorer, et de fabriquer soit même de
nombreux produits. Le prix du matériau de construction va lui aussi baisser,
car il est de plus en plus souvent issu du recyclage de métaux, de plastiques,
de bois, etc. Dans deux ou trois ans, il y aura des Fablabs partout.
Maintenant,
conjuguez tous les atouts dont je viens de parler : nous parlons alors d'un
monde où vous pourrez alimenter votre petite entreprise de production 3D par de
l'énergie gratuite que vous aurez produite vous-même ou échangée sur Internet.
Un monde dans lequel vous pourrez transporter votre produit 3D dans des
véhicules électriques, qui eux-mêmes ont été alimentés par de l'énergie
renouvelable. Et dans dix ans maximum, ces voitures seront sans chauffeur. Vous
les réserverez sur votre mobile et elle vous localiseront toutes seules avec
leur GPS…
- Quid du bouleversement de la société et des comportements individuels ?
Deux
phénomènes majeurs permettent de comprendre comment cette troisième révolution
industrielle a déjà commencé à transformer les comportements. D'une part, les
jeunes semblent de moins en moins obsédés par l'idée de posséder, d'être
propriétaires. Une entreprise comme General Motors, aux Etats-Unis, peut
légitimement s'interroger sur son avenir quand elle découvre que l'achat de
voitures chez les 18-25 ans aux Etats-Unis est en chute libre.
Le second
changement, c'est que, demain, dans une société d'abondance, le capital social
deviendra beaucoup plus important que le capital économique ou financier. Et
cette mutation radicale commencera dès le plus jeune âge. Prenez les jouets.
Aujourd'hui, ils représentent le premier contact de l'être humain avec la
propriété, donc avec le capitalisme. Ce jouet que ses parents lui ont offert,
l'enfant découvre que c'est le sien, pas celui de son petit copain. Et personne
ne le lui conteste. Mais demain – et en fait aujourd'hui déjà dans de
nombreuses familles – les parents emprunteront des jouets pour leurs enfants
sur un site internet dédié ; l'enfant l'utilisera pendant quelques semaines ou
quelques mois en sachant pertinemment qu'il n'en est pas le propriétaire ; et
quand il s'en lassera ses parents renverront le jouet au site web pour que
d'autres l'utilisent. A quoi bon garder des dizaines de jouets au grenier,
n'est-ce pas ?
Mais le
grand bouleversement à l'œuvre dans cet exemple tout simple, ce n'est pas tant
que l'enfant pourra, pendant toute sa jeunesse, profiter d'autres jouets mieux
adaptés à son âge : c'est le changement qui se produit dans sa tête par rapport
à ce que les générations qui l'ont précédé ont connu. Il apprend en effet «
naturellement » que les jouets ne sont pas des objets que l'on possède mais des
expériences auxquelles on accède pour un temps donné, et que l'on partage avec
les autres. Il se prépare en fait, dès son plus jeune âge, à l'économie du
partage qui l'attend. C'est une mutation complète de la société. J'ai presque
70 ans et je n'avais jamais, jamais anticipé qu'une chose pareille se
produirait.
Illustration : Richard Niessen pour Télérama
- Mais la société occidentale – aujourd'hui attachée à un modèle vertical et hiérarchique – peut-elle s'adapter rapidement à ce modèle « horizontal » ?
Certains
s'y mettent, en particulier dans le domaine de l'énergie. Et mieux vaut ne pas
trop tarder. Car, comme je l'ai dit aux cinq plus gros groupes énergétiques
allemands devant la chancelière Angela Merkel, et aux dirigeants d'EDF : « vous
allez changer de métier ? ».
Quand des
millions d'individus produiront leur propre énergie gratuitement et
l'échangeront sur Internet, ne comptez pas gagner de l'argent en fabriquant du
courant électrique : votre job, ce sera de gérer le Big Data de l'énergie pour
faciliter la circulation des flux entre particuliers et entreprises. En
Allemagne, le message est passé. En France, il fait son chemin… même si l'on
n'est pas encore prêt à quitter la seconde révolution industrielle et son parc
nucléaire.
En fait,
le changement de génération met beaucoup plus rapidement en branle ces
mutations que nos systèmes politiques et économiques. Deux tiers de la
génération du Millenium (celle qui a eu environ 18 ans en l'an 2000) se dit
favorable à l'économie du partage et la pratique déjà. Et les pays d'Asie et du
Pacifique sont encore plus ouverts que les pays occidentaux sur le sujet. La
révolution est mondiale, et on ne mesure pas toujours l'ampleur de ses
conséquences.
N'oubliez
pas, par exemple, que pour chaque voiture partagée, quinze voitures sont
éliminées de la chaîne de production. Or, une étude que je cite dans mon livre
a montré que dans une petite ville américaine, en gérant bien le partage de
voitures, vous pouvez garantir à chacun à la fois mobilité et fluidité tout en
réduisant de 80% le nombre de véhicules sur la route. Il y a 1 milliard de
véhicules en circulation dans le monde. Retirez 80% d'entre eux, et faites
vous-mêmes le calcul.
Croyez-moi,
l'industrie sent déjà le vent du boulet, et elle se prépare. Et d'autres le
font aussi, bien avertis de ce qu'on appelle « l'effet 10% » : si les géants de
l'industrie classique semblent invincibles, beaucoup d'entre eux ont en effet
des marges très étroites. Si 10% de leurs clients quittent le navire et
basculent dans l'économie du partage, cela peut suffire à faire tomber ces
industries.
- La société du coût marginal zéro, c'est un bienfait pour l'écologie ?
C'est la
meilleure arme pour aller dans le sens d'une société durable. Pour reprendre
l'exemple de l'automobile, le fait que les 20% de véhicules qui resteront en
usage ne brûlent qu'une énergie non polluante, gratuite et renouvelable est une
excellente nouvelle pour la planète.
Si on peut
produire des biens et des services pour rien, cela veut dire que l'exploitation
de ce que la planète peut encore nous offrir est faite avec une efficacité
maximale, sans gâchis. En produisant à un coût marginal zéro et en le
partageant dans une économie circulaire – outils, voitures, jouets, vêtements –
nous obtenons des avantages immenses en termes de pollution et de dégradation
de l'environnement !
Le
changement est à la porte. Et la route la plus rapide pour basculer dans la
société de l'après-gaz carbonique est sans doute l'introduction, aussi vite que
possible, de l'Internet des objets. Je ne sais pas si nous y arriverons, mais
je crois que si nous y allons, l'expérience qui attend l'humanité dans le
siècle à venir sera beaucoup moins pénible que ce que nous voyons se profiler
si nous continuons avec le système actuel.
- A l'avenir, la gestion des flux sera donc le nerf de la guerre ?
Absolument.
Et la grande question politique des années à venir devra porter sur le
problème, essentiel, de la neutralité du Web – soit un accès libre et une
gestion collective de ce dernier. Disons le clairement : les grandes compagnies
du câble et des télécoms, et certains géants d'Internet, remettent en question
cette neutralité, voulue par l'« inventeur » de la toile, Tim Berners-Lee.
Quand ce dernier a imaginé le World Wide Web en 1990, il a souhaité que le
système soit aussi simple d'utilisation que possible, pour que tout le monde
puisse en profiter et que personne ne soit abandonné en chemin. Il a réussi,
d'ailleurs : que vous soyez patron ou collégien, sur le Net, tout le monde est
à égalité.
Mais
aujourd'hui, les compagnies du câble rouspètent. Elles disent : « Nous avons
mis beaucoup d'argent dans la mise en place des tuyaux, nous voulons gérer les
flux autrement en faisant payer des tarifs différents en fonction de la qualité
et des volumes des fichiers échangés. Pour nous rembourser de nos
investissements, nous devrions pouvoir contrôler les données que nous
récupérons, et les commercialiser ». Les cablo-opérateurs ne sont pas les seuls
à vouloir le gâteau. En installant des capteurs intelligents sur leurs
compteurs, par exemple, les fournisseurs d'énergie aimeraient bien faire
remonter toutes les infos utiles sur les habitudes de consommation de leurs
clients, et les commercialiser.
C'est donc
bien autour du Big Data que se joueront les profits – et les grands débats
politiques – dans les prochaines décennies. Songez que Google enregistre chaque
jour 6 milliards de recherches, qu'un habitant sur trois ou quatre de la
planète est sur Facebook, que Twitter a 160 millions d'utilisateurs, qu'Amazon
est le supermarché du monde… Comment s'assurer que ces compagnies ne
séquestrent pas les infos qu'elles récupèrent à chacune de nos opérations sur
le Net, comment faire en sorte qu'elles n'occupent pas de position de monopole
dans leur activité ? Personne ne doit dominer outrageusement la plateforme
technologique de l'Internet des objets.
Les
centaines de millions d'internautes que nous sommes devenus doivent
s'organiser. Rien d'impossible ! Les syndicats sont bien apparus avec le début
du capitalisme, parce que les individus isolés ne parvenaient pas à exiger leur
part de la production… Je suspecte que, demain, de nouveaux mécanismes
émergeront afin que chacun ait un droit de regard sur la façon dont les
informations qu'il laisse sur le Web sont utilisées.
Jeremy Rifkin - Photo : Arnaud Meyer
Source telerama.fr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire