Fritz ZORN MarsTraduit de l’Allemand par Gilberte Lambrichs
(4ème de couverture)Fils d’une famille patricienne de Zurich, celui qui a écrit ce livre sous un pseudonyme fut ce qu’on appelle un enfant bien élevé. Dans la somptueuse villa, au bord du lac, régnait l’entente parfaite. Un certain ennui aussi, qui tient à la bienséance. Non sans humour, Zorn nous décrit les petits travers de ses parents. Humour ? Le mot est faible. Disons plutôt une noire ironie, celle du jeune homme qui, découvrant qu’il est atteint du cancer, pense aussitôt : naturellement.
Ce livre n’est pas une autobiographie. C’est une recherche, une analyse des causes de la maladie, entreprise, avec l’énergie du désespoir, par un condamné qui n’a pas voulu mourir sans savoir pourquoi.
Prisonnier de sa famille, prisonnier de son milieu, prisonnier de lui-même car il était, en tout, sage et raisonnable, Fritz Zorn présentait aux yeux du monde et, ce qui est bien plus grave, à ses propres yeux l’image d’un jeune homme sociable, spirituel, sans problèmes. Le jour où cette façade a craqué, il était trop tard.
Trop tard pour vaincre le mal mais non pas pour écrire ce récit qui est non seulement bouleversant mais intéressant au plus haut degré : jamais les contraintes et les tabous qui pèsent, aujourd’hui encore, sur les esprits soi-disant libres n’ont été analysés avec une telle pénétration ; jamais la fragilité de la personne, le rapport, toujours précaire et menacé, entre le corps et l’âme, qu’escamote souvent l’usage commode du terme « psychosomatique », n’a été décrite avec une telle lucidité, dans une écriture volontairement neutre, par celui qui constate ici, très simplement, qu’il a été « éduqué à mort ». Il avait trente deux ans.
(1ere phrase :)Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul.
(Dernière phrase :)Je me déclare en état de guerre totale.
260pages – Editions Gallimard 1977 (1979, pour la traduction française)
(Aide mémoire perso :)"Je suis jeune, riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zürich, qu'on appelle aussi la Rive dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement, j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire."
Ainsi commence "Mars en exil", un texte importants de la littérature occidentale. Déjà pour sa valeur intrinsèque, car le style de "Mars en exil" est exceptionnel. Sans aucune afféterie, il vous prend à la gorge et ne vous lâche plus jusqu'à vous avoir saigné de votre dernière goutte de certitude. Même la traduction n'a pu abîmer la force de cette écriture qui est proprement admirable. Mais ce sont surtout les conditions dans lesquelles ce texte naquit qui le rendent précieux. Son auteur n'est pas un écrivain, on pourrait même dire qu'il n'est rien et ne restera, jamais rien d'autre que "Mars en exil". S'il l'a initié, c'est que la révélation de son cancer (en fait un lymphome malin) va être pour lui comme un éblouissement grâce auquel sa brève existence (il n'a alors que 30 ans, il lui reste deux ans à vivre) va s'éclairer d'un jour nouveau. Il va même remercier ce qui pour d'autres serait le malheur absolu.
"Pour peu qu'on puisse assimiler le cancer à une idée, j'avouerais que la meilleure idée que j'ai jamais eue, ç'a été d'attraper le cancer. Je crois que ç'a été le seul moyen encore possible de me délivrer du malheur de ma résignation".
Oui, il en est certain maintenant, c'est son absolue incapacité à accéder non pas au bonheur, ce qui serait une requête bien trop élevée à ses yeux, mais aux plus modestes expériences intérieures, à la sensualité la plus rudimentaire, à quelque sentiment que ce soit, même à celui d'un vrai désespoir, qui est à l'origine de ce cancer. Ce cancer qui sera donc la première aventure de son corps. A partir de ce constat, Fritz Zorn (un pseudonyme, Zorn signifiant colère), va se livrer, sur un ton d'une neutralité et d'un humour très helvétiques, à une analyse au bistouri des déterminants familiaux, sociaux et religieux de cette faillite intégrale que fut sa vie.
Bien sûr il y a des antécédents littéraires à cette description clinique d'une sous-vie. On pourrait citer le "Feu Follet" de Drieu La Rochelle ou "Mon Suicide" d'Henri Roorda (un autre compatriote de Zorn), mais aucun n'a plongé avec une telle avidité de comprendre dans cette excrémentielle masse de souvenirs qui sortent de son esprit, comme une diarrhée infecte une fois digérée par l'intestin du temps.
"Excrémentielle", "diarrhées", termes qui semblent bien peu appropriés quand on sait qu'il s'agit de stigmatiser une éducation stérile, hygiéniste, aseptisée telle que pratiquée sur les bords du lac de Zürich dans les années 50, mais c'est justement le propos de montrer comme sous cette propreté grouillent les vers de la décomposition.
A quoi Fritz Zorn attribue-t-il son malheur, cette cadavérisation spirituelle de son existence ? A l'harmonie, à ce souci obsessionnel d'harmonie qui hantait ses parents, cette cellule aux barreaux invisibles où nul désaccord n'était concevable, où seul un malentendu pouvait l'expliquer. En cela, ce récit, celui rien de moins que d'une amputation de l'âme, est exemplaire et semble illustrer cet aphorisme selon lequel l'enfer est pavé de bonnes intentions, ou, comme le disait Oscar Wilde, que les pires horreurs ont toujours été commises par ceux qui veulent le bonheur des hommes.
Mais ce que ce texte, authentiquement traumatisant, décrit si bien, c'est surtout le drame du corps asservi, émasculé (Fritz n'a pas plus de libido qu'un castré), déserté de toute sensualité. Il révèle comment l'âme s'atrophie quand son enveloppe charnelle ne jouit plus d'aucune de ses prérogatives, quand le corps n'est plus, selon sa dénomination neurophysiologique, qu'un système nerveux autonome, qu'il a perdu toute sa dimension périphérique et volontaire. Le judéo-christianisme, dont un certain jansénisme bourgeois est la forme la plus exacerbée des outrances, peut conduire à ce suicide somatique contraire à toute loi de conservation de l'espèce. Car tout comme Antonin Artaud niera l'existence de la maladie, inventée à ses yeux par les médecins, Zorn accuse son inexistence affective d'avoir provoqué ce cancer.
"Bien que ne sachant pas encore que j'avais le cancer, intuitivement je posais le bon diagnostic car, selon moi, la tumeur, c'étaient des "larmes rentrées". Ce qui voulait dire à peu près que toutes les larmes que je n'avais pas pleurées et n'avais pas voulu pleurer au cours de ma vie se seraient amassées dans mon cou et auraient formé cette tumeur, parce que leur véritable destination, à savoir d'être pleurées, n'avait pas pu s'accomplir".
Cette vision étiologique du cancer a beaucoup gêné les critiques littéraires la relation de causalité entre psychisme et cancer étant considérée comme irrationnelle. Zorn s'appuie lui sur les théories de Wilhem Reich
"D'après Reich, l'orgasme est la forme la plus pure et la plus totale de la décontraction, source de plaisir ; une toute aussi extrême crispation constante de l'organisme, passant par l'étiolement de l'âme et l'étiolement des différents organes du corps, qui, contractés comme ils le sont, ne peuvent plus vraiment se détendre, qui ne peuvent plus vraiment respirer et ne sont plus vraiment irrigués par le sang, conduit au cancer".
Ce qui fascine chez Fritz Zorn, c'est qu'en non écrivain, il franchit la croûte des choses et dissèque à vif la plaie, sans, et c'est l'immensité de cette analyse, aucune grille de lecture pré-établie. Point de jargon universitaire, d'œillères psychanalytiques, l'heure est à l'adéquation entre forme et sujet.
A partir de 17 ans, la dépression l'envahit. Elle ne le quittera plus. Beaucoup ont écrit sur la dépression mais ce n'est pas le propos de Zorn qui ne s'y éternise pas plus que cela. Pourtant, illustrant son extraordinaire acuité, il sait la croquer en quelques lignes.
"...chacun sait ce qu'est la dépression : tout est gris et froid et vide. Rien ne fait plaisir et tout ce qui est douloureux, on le ressent avec une douleur exagérée. On n'a plus d'espoir et on ne distingue rien au delà d'un présent malheureux et privé de sens".
Il y a de toutes manières d'innombrables paragraphes absolument cruciaux dans ce texte. Certains ont même la qualité des meilleurs aphorismes ("je crois que ce qu'on appelle vertu n'a quelque valeur que si on l'acquiert dans les larmes; tant que la vertu se borne à suivre la voie de la moindre résistance, elle appartient au Démon")
La dernière partie de ce triptyque, intitulée "Le chevalier, la mort et le diable" est peut être la plus émouvante. Fritz Zorn approche de la fin et rédige un texte à la fois plus intime et plus politique.
"...la sensibilité représente, souvent même, un grand malheur pour la personne en cause et apporte à l'être sensible beaucoup de souffrances et fort peu de joies. Un malheur elle l'est assurément pour celui qui en est affligé mais, à mon sens, elle ne constitue pas une raison de l'exterminer. [...] Au contraire, elle est même une nécessité car seul l'homme sensible ressent à quel point sa société est mauvaise avec une netteté si douloureuse qu'il parvient à l'exprimer en mots, et, en formulant sa critique, à susciter une amélioration possible".
Serait-ce faire preuve d'ironie posthume que de dire que Fritz Zorn, avec cette sensibilité, aurait de toutes façons été un amoureux infiniment malheureux ? Qu'il se serait heurté probablement au matérialisme hélas trop répandu chez les femmes, qui conduisent les êtres tels que lui soit à être abandonnés, soit à en fouir cette sensibilité au fond d'eux, et de devenir des caricatures car à jamais acteurs d'un personnage factice qu'ils se sont façonnés par faiblesse ou peur de perdre celle qu'ils aiment.
"Mais pour moi, la chose n'est pas réglée et, tant qu'elle ne l'est pas, le Diable est lâché, et j'approuve que Satan soit lâché. Je n'ai pas encore vaincu ce que je combats ; mais je ne suis pas encore vaincu non plus et, ce qui est le plus important, je n'ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale".
Il perdra la guerre mais ce livre est son acte de bravoure. Plus exactement, il a perdu la bataille de la vie, mais tant qu'il y aura un lecteur pour prendre connaissance de ce livre et pour mener bataille à son tour, la guerre ne sera pas finie. D'où cette chronique. En conclusion, peu de textes que je conseillerai de lire plus que celui-ci, sémaphore poignant posé sur la route de l'espèce humaine.
Commentaire intéressant, merci. Dommage pour la remarque sur les femmes et le matérialisme. C'est une opinion personnelle soit mais elle est blessante et inappropriée...
RépondreSupprimerCélia
à ajouter un espace dans enfouir
RépondreSupprimeréquivaut au tranchant du fil de l'eau
ne blesser ni le dos ni l'os