Entretien avec Philip Roth - "Un homme"
Par Nathalie Crom (Télérama), publié le 12/11/2007
Provocateur, subversif, Philip Roth pose un regard féroce sur la société américaine. A 74 ans, et vingt-huit livres à son actif, cet écrivain sulfureux, dont le roman "Un homme" vient de paraître, n'a rien perdu de sa vivacité.
En 1959, la parution aux Etats-Unis de Goodbye, Columbus, son premier livre, propulsait d'emblée le tout jeune Philip Roth — né en 1933, il avait 26 ans — au firmament du roman mondial. Manipulateur ironique et virtuose des codes romanesques établis, bousculant les règles de la fiction et celles de l'autobiographie, il s'est affirmé aussi très vite comme un observateur féroce, lucide et sarcastique de la société américaine et de ses moeurs, à travers des livres — Portnoy et son complexe (1969), Professeur de désir (1977), Zuckerman enchaîné (1981), La Contrevie (1986), Opération Shylock (1993), Le Théâtre de Sabbath (1995)... — qui lui ont valu une solide réputation d'écrivain iconoclaste, voire obscène. Dans ses fictions, il s'est incarné en divers personnages, dont le plus marquant et le plus récurrent est Nathan Zuckerman, son alter ego, son double — comme lui écrivain juif américain, comme lui né dans la petite ville de Newark, New Jersey, comme lui New-Yorkais d'adoption et englué dans des relations de couple à jamais conflictuelles. Salué par la critique, des deux côtés de l'Atlantique, comme l'un des grands romanciers contemporains, Philip Roth a dû attendre, en France, la publication de Pastorale américaine, en 1999, et surtout de La Tache (2002, plus de 300 000 exemplaires vendus) pour accéder à un large public. Alors qu'Exit Ghost, son vingt-huitième livre, vient tout juste de paraître aux Etats-Unis, on découvre en France Un homme, un admirable roman, intense et poignante réflexion sur la maladie, qui atteste que Roth, le grand persifleur, est aussi le témoin grave et pénétrant de l'humaine condition.
Lors de la parution d'Un homme aux Etats-Unis, vous avez expliqué avoir commencé à écrire ce roman au lendemain de la mort de votre ami le romancier Saul Bellow (1915-2005), dont vous avez dit par ailleurs qu'il était celui qui vous a « permis de devenir un écrivain américain ».
Je ne me souviens pas avoir dit cela de Saul, et dans la citation que vous faites, j'ôterais volontiers le mot « américain ». Concernant Un homme, je l'ai commencé au retour de ses funérailles, très précisément. C'est vrai, Saul m'a permis de devenir un écrivain, il m'a rendu ambitieux. Son influence a été très libératrice pour moi, et plus généralement pour les écrivains de ma génération. Spécialement à travers son troisième livre, Les Aventures d'Augie March (1953). Ses deux premiers livres sont très bons, mais le grand impact est venu de ce roman-là. Je devais avoir 21 ou 22 ans lorsque je l'ai lu, et ce fut une révélation. La langue, notamment, ce mélange exubérant d'anglais intellectuel et d'anglais de la rue : c'est peut-être ce qui était le plus frappant, le plus fort. Et puis il y avait aussi la liberté et la fantaisie avec lesquelles Bellow enchaînait les scènes, passant d'un décor à un autre, d'un personnage à un autre. Et il y avait encore la magnitude de ses personnages. Bellow était, sur ce point, dans la lignée de Rembrandt : ses personnages ont la profondeur des portraits de ce peintre. Et je pourrais citer encore son engagement dans la réalité de la vie américaine, l'ampleur de son intérêt pour tous les aspects de cette vie, de cette société. Tout cela était extraordinairement excitant.
Outre Bellow, l'autre grand écrivain américain du XXe siècle est, selon vous, Faulkner. De ce dernier, qu'avez-vous appris ?
De lui, je n'ai rien appris. Mais en présence de ses livres, la grandeur est là. Face à des romans tels que Tandis que j'agonise, Le Bruit et la Fureur, Absalon, Absalon !, Lumière d'août, on sait que l'on est en présence d'un génie.
Ce qui n'est pas impressionnant, inhibant, pour un jeune écrivain ?
Non, je ne suis pas d'une nature impressionnable. Une telle grandeur, c'est juste inspirant.
En lisant Un homme, il est difficile de ne pas penser à Tolstoï et à La Mort d'Ivan Ilitch. L'aviez-vous en tête en écrivant ?
Je ne l'ai pas relu avant de me mettre au travail, mais oui, bien sûr, j'y pensais. En écrivant ce roman, je m'interrogeais : quels sont les grands livres dont le thème central est la maladie ? J'en ai trouvé très peu, et cela m'a surpris, tant la maladie est un élément important de la vie, de l'expérience humaine. La Mort d'Ivan Ilitch, La Montagne magique, de Thomas Mann, ou encore Le Pavillon des cancéreux, d'Alexandre Soljenitsyne, qui est un vrai grand livre. Mais une fois pris en compte ces trois monuments, je ne voyais plus rien. Il y a bien entendu des romans où la maladie est présente de façon accessoire, comme un thème secondaire, mais pas de livres où elle est le sujet majeur. Je ne m'explique pas pourquoi.
Un homme face à la maladie, aux défaillances de son corps, c'était le sujet du livre dès le départ ?
Oui, c'est l'idée initiale du roman. Ecouter le corps malade, raconter la vie d'un homme non pas à travers ses succès ou ses amours, mais à travers les différentes maladies qui l'ont affecté tout au long de sa vie et qui le mènent finalement à la mort.
C'est une façon de placer le corps au centre du roman.
Le corps est le paysage de ce livre.
Le corps de l'homme n'a-t-il pas toujours été très présent dans vos romans, autant que son esprit ou son âme, alors même qu'il est souvent oublié ou traité de façon accessoire par la littérature en général ?
Je ne peux pas parler pour les autres romanciers. Et, dans mon cas, je n'irais pas jusqu'à dire que le corps de l'homme est plus présent dans mes romans que ne l'est son esprit, mais il est vrai que cette dimension physique de l'individu est bien là, et que cela dure au moins depuis Portnoy et son complexe. J'ai toujours essayé de traiter du corps d'un point de vue romanesque, de la même façon qu'il existe dans la vie de chacun de nous : votre corps n'est pas au centre de vos préoccupations, vous n'y pensez pas tous les jours, mais une grande souffrance ou un grand plaisir physique vous rappelle régulièrement son existence.
En choisissant ce titre, en anglais Everyman - soit « chaque homme » en traduction française littérale -, et en laissant le personnage central sans nom ni prénom, cherchez-vous à dire qu'il y a une destinée humaine unique, une expérience partagée, au-delà de la singularité des destins individuels ?
Il y a une destinée commune à tous les individus, qui est la mort. Et c'est ce que veut signifier ce titre. La destination est toujours et pour tous la même.
La singularité de chaque existence n'a donc pas tant d'importance ?
La singularité est indéniable, mais si remarquablement différentes que soient les vies des individus, elles sont toutes vouées à connaître une fin identique, et elles sont toutes hantées par cette destination effrayante et inéluctable qu'est la mort.
Dans un texte qu'il vous consacre, Milan Kundera évoque les deux écueils entre lesquels est contraint d'évoluer un romancier : le fanatisme et le scepticisme radical. Penchez-vous du côté du scepticisme ?
Il est clair que je ne suis pas un fanatique ! Un sceptique, alors ? Mais sceptique vis-à-vis de quoi ? Vis-à-vis de la religion ? Là, la réponse est oui. Vis-à-vis des idéologies, quelles qu'elles soient ? La réponse est encore oui.
Y a-t-il un sujet sur lequel vous répondriez non à cette même question ?
Je ne suis pas sceptique sur la mort qui m'est promise, comme à chacun — c'est la seule chose, j'avoue, qui me vienne à l'esprit.
Dans ce roman comme dans nombre de vos livres, notamment le Complot contre l'Amérique (2004), il y a une très forte présence de l'enfance. La vôtre est-elle très vivace en vous ?
L'enfance apparaît dans certains de mes livres, pas dans tous. C'est vrai que mon enfance est très proche de moi, mais je ne crois pas que cette proximité soit exceptionnelle pour un écrivain, ni pour un homme en général. Mon enfance telle que je l'ai vécue, j'y pense occasionnellement, et me la rappeler avec une grande vivacité fait en quelque sorte partie de mon travail. Tout ce dont je parle dans mes livres doit être très vivant, irrigué, inervé, intense. L'enfance est un de ces motifs, parmi d'autres.
Sans exagérer la dimension autobiographique de vos romans, ne peut-on dire que cette enfance à Newark, dans le New Jersey, vous lui manifestez une vraie fidélité ?
Bien sûr. L'endroit d'où je viens, le milieu dont je suis issu, je les ai utilisés de façon répétitive. Mais la plupart des écrivains sont ainsi redevables de leurs origines, très peu nombreux sont ceux qui en font abstraction dans leur travail.
Pourtant, à côté de cette fidélité à l'enfance, il y a cette réputation d'écrivain iconoclaste, voire rebelle, que vos romans, notamment les premiers, Goodbye, Columbus, Portnoy et son complexe ou Le Sein, vous ont bâtie...
Je ne me vois vraiment pas comme un rebelle - même pas dans les romans de mes débuts, considérés souvent comme irrévérencieux.
Quel thème fédérateur pourrait-on trouver, selon vous, entre vos livres ? La vulnérabilité de l'homme face au désordre de l'Histoire, à la brutalité des relations entre individus, à la violence du temps qui passe ?
Je ne parviens pas à penser à tous mes livres comme à un ensemble. Un homme est certainement un livre sur la fragilité de l'homme face à la maladie, face à la décadence physique et à la mort. Parmi les précédents les plus récents, La Bête qui meurt évoque la fragilité d'un homme confronté à la maladie d'une femme qu'il a aimée. Et certainement Le Complot contre l'Amérique parle-t-il de la vulnérabilité de l'individu face à l'Histoire et aux événements politiques majeurs. Alors, oui, la vulnérabilité de l'homme est le sujet de nombre de mes romans. Mais ce n'est pas très original : cette fragilité humaine est au coeur du travail de nombre de romanciers.
L'originalité est peut-être dans la forme, même si, depuis une dizaine d'années, et notamment votre trilogie dite « de Newark » (Pastorale américaine, J'ai épousé un communiste et La Tache, 1997 à 2000), vous semblez avoir évolué vers des constructions romanesques plus classiques, des romans plus linéaires, moins turbulents et moins ironiques...
Il est vrai que des romans antérieurs comme La Contrevie, Opération Shylock ou Le Théâtre de Sabbath sont des livres sauvages, indécents parfois, extravagants, picaresques. Alors que les romans qui ont suivi ont pris une structure différente — vous dites « classique », c'est peut-être le cas. Mais la forme suit l'écriture. Je ne la théorise pas, je ne commence jamais un roman en me demandant quelle forme il doit prendre, c'est le sujet qui dicte ce qu'elle doit être. Le sujet de la trilogie de Newark, c'est l'impact des événements politiques et des moments historiques des trois dernières décennies sur la vie des individus qui s'y sont trouvés plongés. Chaque roman a sa propre histoire, mais l'optique générale est celle-là, c'est dans cet esprit que je travaille.
A travers vos romans, depuis Goodbye, Columbus jusqu'à Un homme, se dessine une vision de la société américaine des années 50 à nos jours. Est-ce important, pour vous, cet ancrage dans le réel et cette représentation que vous en donnez ?
C'est essentiel, c'est mon travail d'essayer d'écrire cela, même si je ne suis pas certain de donner une vision de la société dans son intégralité, mais plutôt d'un segment de la société, celui que je connais, plutôt urbain, plutôt bourgeois.
Là serait l'unité de votre œuvre romanesque ?
Je ne sais pas si cette unité existe. Les choses changent au fur et à mesure que vous vieillissez. J'ai écrit, je crois, vingt-huit livres, mais d'une certaine manière, l'écrivain qui a écrit le roman numéro 5 sur la liste n'est pas le même que celui qui a écrit le numéro 10, qui lui-même n'est pas celui qui a écrit le quinzième. Au fil des ans, votre âge, votre vie évoluent, vous devenez un meilleur écrivain. Puis, à partir de 70 ou 80 ans, vous êtes fatigué, voire épuisé. Vos facultés mentales déclinent. Enfin, et c'est le plus important : votre mémoire s'érode, elle rouille et vous perdez le lien direct avec elle. Ces trois phénomènes combinés font du grand âge un moment où l'écrivain devient généralement mauvais.
Vous pourriez vous arrêter d'écrire ?
Non, je ne souffre encore d'aucun de ces symptômes, me semble-t-il. Et puis, écrire, c'est mon travail quotidien, je ne saurais pas que faire de moi et de ma vie si j'arrêtais. L'écriture, cela vous soutient, vous porte.
Vous avez toujours un roman en tête ?
J'aimerais bien, mais non. Actuellement, je viens d'achever un livre, et je dois trouver le moyen d'en commencer un autre. C'est une situation très déplaisante : vous vous sentez rempli d'énergie pour écrire, mais il vous manque le sujet. Et le sujet est essentiel. Et bien plus difficile à trouver que le désir d'écrire.
Quel est pour vous, en général, le tout début d'un processus d'écriture romanesque ?
C'est un personnage, assez vague. Et tandis que vous commencez à écrire, tandis que votre histoire prend vie, le personnage se précise et le sujet du livre se déploie naturellement. Cela dit, ce processus me demeure largement énigmatique.
Il suppose de l'inspiration ? Du travail ?
Le travail est essentiel. Seuls les amateurs attendent l'inspiration.
En cinquante ans d'écriture, avez-vous appris quelque chose ?
J'espère bien, mais je ne saurais pas dire quoi. Me poser cette question, cela revient à me demander ce qui a justifié ma vie. J'ai accumulé une connaissance, de l'expérience, j'ai appris de mes erreurs - exactement comme dans la vie. J'ai écrit des livres, tous différents, je crois, et sans cesse meilleurs au fil des années. A mes yeux, mes premiers livres ne sont pas des erreurs ni des livres faibles, mais simplement des romans de jeunesse.
En France, la critique vous considère comme un écrivain majeur depuis Pastorale américaine et La Tache, qui vous ont fait connaître d'un large public. Qu'en est-il aux Etats-Unis ?
Je ne sais pas qui sont mes lecteurs aux Etats-Unis, ni combien ils sont. Je sais simplement qu'ils ne forment pas une vaste communauté. Et je suis pessimiste sur l'avenir de la lecture. Je ne peux pas parler pour d'autres pays que le mien, mais aux Etats-Unis, la lecture sérieuse, concentrée, intelligente, est une activité qui ne cesse de reculer. Face à l'écran et à son pouvoir hypnotique, la lecture de romans est un art désormais mourant. La forme romanesque, comme vecteur d'informations sur le monde et l'expérience humaine, et comme plaisir, est devenue obsolète. Cela ne me rend pas triste - c'est dommage mais c'est ainsi. Paradoxalement, l'écriture romanesque, elle, va très bien. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fiction américaine est même en très, très grande forme. Tandis que leur lectorat diminue, les écrivains gagnent de moins en moins bien leur vie, mais ils ne sont pas découragés d'écrire. On n'écrit pas forcément pour toucher un grand nombre de lecteurs. Quand vous écrivez, le lecteur le plus important, celui qui compte, c'est vous-même.