Les experts médiatiques sont-ils si compétents
?
La compétence ne devrait-elle pas
être un prérequis pour être invité à s’exprimer dans les médias ?
Au
milieu des années 1980, des journalistes du magazine anglais The Economist demandent à quatre ministres des
Finances, quatre dirigeants de grandes entreprises, quatre étudiants d’Oxford
et quatre éboueurs londoniens de prédire l’évolution de plusieurs indicateurs
économiques. Dix ans après, ils constatent que la plupart des prévisions sont
fausses. Ils remarquent aussi que les éboueurs ont fait les meilleures
prédictions (à égalité avec les dirigeants de grandes entreprises). Les
ministres des Finances sont arrivés bons derniers…
Au même moment, Philip Tetlock, professeur à l’université
de Pennsylvanie initie une étude beaucoup plus rigoureuse. Il demande à 284
experts de faire des prédictions économiques et géopolitiques (comment le PIB
des États-Unis évoluera-t-il ? Le Québec
fera-t-il sécession du Canada ? Le régime de l’apartheid sera-t-il aboli
en Afrique du Sud ? L’Union Soviétique
implosera-t-elle ?). Au total, il collecte 82 361 prédictions. Vingt
ans après, il publie les résultats de son étude dans un ouvrage qui deviendra
une référence (Expert Political Judgment : How Good Is It? How Can We
Know ?, Princeton University Press, 2005).
Comme les journalistes de The Economist, il
constate que la plupart des prédictions réalisées par les experts sont fausses.
Pire, elles ne sont pas meilleures lorsqu’elles portent sur leur domaine
d’expertise plutôt que sur un sujet qu’ils connaissent moins. Tetlock remarque
aussi que le niveau d’études et l’expérience des experts n’ont aucun impact sur
la qualité de leurs prédictions. Une seule variable influence la qualité des
prédictions réalisées par les experts : leur exposition médiatique. Plus
un expert est médiatique, moins ses analyses sont fiables (lire aussi l’article
« Comment les experts gagnent-ils de l’influence » ) !
Renard et hérisson
À première vue, ce résultat peut sembler surprenant. La
compétence ne devrait-elle pas être un prérequis pour être invité à s’exprimer
dans les médias ? Pour expliquer le
paradoxe selon lequel les experts les plus médiatiques sont les moins
compétents, Tetlock reprend la distinction classique entre les hérissons et les
renards. Dans un article intitulé « Le Hérisson et le
Renard », le philosophe anglais Isaiah
Berlin explique qu’il y a deux catégories de
personnes : celles qui ne voient le monde qu’à travers une règle simple (les
hérissons), et celles qui pensent que le monde ne peut être réduit à une idée
simple (les renards). Les hérissons ont donc une idée à laquelle ils
croient dur comme fer. Comme ils n’utilisent qu’une seule grille de lecture,
leurs analyses sont très tranchées… mais pas forcément fiables. Les renards,
eux, sont moins dogmatiques. Ils utilisent plusieurs grilles de lecture et leur
pensée est en perpétuelle évolution. Cela leur permet de réaliser des analyses
plus fiables que celles des hérissons… mais parfois trop subtiles pour marquer
les esprits.
Les
chaînes d’information en continu ont particulièrement bien compris l’impact
médiatique des renards. Pour faire de l’audience, mieux vaut inviter un
hérisson… ou deux hérissons avec des points de vue opposés. Même si leurs
analyses sont moins rigoureuses que celles des renards, l’ambiance sur le
plateau sera beaucoup plus électrique… et l’audience sera au rendez-vous.
Source contrepoints.org
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