Un cocktail molotov explose aux pieds d'un policier à Athènes, le 25 septembre 2013 (AFP / Aris Messinis)
L'image est tyrannique
« A picture is
worth a thousand words », dit-on volontiers
outre-Manche. Oui, mais de quels mots parle-t-on ? Que dit
l’image, quelle foultitude de mots a-t-elle la prétention de remplacer ? Et
surtout, porte-t-elle toujours le même message que le texte qui l’accompagne
?
Le
journalisme d’aujourd’hui marche sur deux jambes: texte et image (fixe ou
animée). Fini le temps où la photo « illustrait » l’article de journal, fini le
temps où elle n’était là que pour donner un supplément de couleurs, un à-côté,
une respiration. A l’ère d’internet, des sites d’information et de la
généralisation du diaporama et de la vidéo comme moyen « d’accrocher » un
lectorat volatil, l’image est information, elle est une des deux jambes du
journalisme, ni plus courte ni plus faible que le texte. D’où l’interrogation
sur ce « millier de mots que vaut une image ».
Comment ce
qui est dit à travers une photo s’articule-t-il avec le texte ? La photo de
presse est-elle toujours « raccord » avec l’article, avec la dépêche qui
l’accompagne ? La production du photographe n’est-elle pas parfois en conflit
avec celle du journaliste texte ? Et si tel est le cas, lequel des deux moyens
d’information dirait le mieux la « vérité » ?
Manifestation contre le parti néonazi Aube dorée à Athènes, le 25
septembre 2013 (AFP / Louisa Gouliamaki)
Athènes,
25 septembre 2013. Un policier tente d’échapper à la gerbe de feu d’un cocktail
Molotov, pendant une manifestation antifasciste. La photo, exceptionnelle
d’effet, d’intensité, de précision, d’esthétisme, prend immédiatement une place
à part, prépondérante, dans la série de clichés qui marque cette journée de
grande mobilisation politique.
Le pas de
côté instinctif du policier dans sa tenue anti-émeutes, la puissance de la
flamme, tout est dit, tout est là, dans cette scène de rues de la capitale
grecque, depuis plusieurs années synonyme de grave crise économique et de
montée inexorable de l’extrémisme de droite.
Ce 25
septembre, l’AFP diffusera de nombreuses photos, très variées, mais cette image
particulière d’Aris Messinis restera « LA » photo du défilé, à tel point que
plusieurs mois plus tard, les journalistes du bureau de l’AFP Athènes y font
spontanément référence, lorsqu’on évoque les protestations contre l’assassinat
du musicien Pavlos Fyssas par un néonazi.
Et en ce
même 25 septembre, « ceux du texte » rendent compte eux aussi, sur le terrain,
du déroulement de cette importante manif. L’AFPTV est sur place également:
bref, tout le monde sur le pont.
(AFP / Aris Messinis)
En ce qui
me concerne, la mobilisation sera plutôt statique: venu pour trois mois assurer
l’intérim de la direction du bureau, je passe la soirée devant mon écran, à
rédiger, relire, coordonner, centraliser les informations des reporters.
Si cette
photo exceptionnelle d’Aris Messinis s’impose, par sa force, comme l’image
emblématique de cette journée, la tonalité va, in fine, s’avérer très
différente, côté texte.
Que dit en
effet la dépêche qui rassemble les principaux éléments des heures précédentes ?
Sous le
titre, «Pavlos vit, brisez les nazis ! » : la
Grèce antifasciste manifeste, cet article, d’environ 700 mots, commence
ainsi:
Des milliers de personnes ont manifesté mercredi à Athènes et
ailleurs en Grèce, appelant à détruire "le monstre du fascisme"
incarné par le parti Aube dorée dont un membre a avoué le meurtre d'un musicien
antifasciste, provoquant un sursaut fébrile du gouvernement.
Ce drame, qui a bouleversé l'opinion publique, a conduit à une
mobilisation commune des partis de gauche, dont le Syriza et le Pasok, et des
syndicats, une première depuis l'entrée au Parlement du parti néonazi Aube
dorée en juin 2012. La manifestation "d'ampleur nationale" à laquelle
ils ont appelé a débuté en fin d'après-midi dans le centre d'Athènes et
rassemblait au moins 10.000 personnes, selon la police, dans deux cortèges
distincts qui se sont retrouvés face au Parlement.
Le défilé a pris ensuite la direction des locaux du parti néonazi,
quelques kilomètres plus au nord.
"Pavlos vit, brisez les nazis !", proclamait la
banderole de l'association Keerfa, pilier de la lutte antiraciste et longtemps
isolée dans sa dénonciation des violences xénophobes régulièrement imputées aux
sympathisants d'Aube dorée.
Pavlos Fyssas, 34 ans, un musicien antifasciste, avait été
poignardé à mort mercredi dernier dans une banlieue de l'ouest d'Athènes par un
camionneur, membre d'Aube dorée, un meurtre qui a consterné la Grèce.
(AFP / Aris Messinis)
Ce n’est
qu’au cinquième paragraphe qu’on retrouve les incidents, et le fameux cocktail
Molotov au pied du policier antiémeutes:
De brefs affrontements entre policiers qui ont tiré des gaz
lacrymogènes, et des groupes de manifestants lançant des cocktails Molotov, ont
éclaté en fin de défilé. Des poubelles ont été incendiées et des vitrines de
magasins brisées.
Et voilà
comment les choses se compliquent. D’un côté une image forte, spectaculaire, de
l’autre un texte qui, a priori, semble très en retrait. Comme si les deux ne
concernaient pas le même événement…
On aurait
pu être tenté, pour « muscler » le texte, pour le rendre plus « vendeur », de
mettre en exergue ces incidents isolés. On aurait ainsi aligné le texte sur la
photo spectaculaire. Et ce alors que le défilé s’est, en général, déroulé
pacifiquement, que les incidents se sont résumés à quelques cocktails Molotov,
quelques grenades lacrymogènes et à des poubelles en feu. Bref, on aurait pu
être tenté de dramatiser, alors que la Grèce connaît depuis des années des
affrontements autrement plus sérieux que ceux d’aujourd’hui.
Et le
client de l’AFP dans tout ça, qu’en pense-t-il ? Sur quoi va-t-il s’appuyer ?
Sur la photo qui montre des flammes, ou la dépêche qui démarre sur ces milliers
de manifestants qui veulent tuer « le monstre du fascisme » ? Ou sur la vidéo,
qui diffuse deux reportages distincts, l’un donnant la parole aux manifestants,
l’autre centré sur les affrontements ?
Manifestation contre le parti néonazi Aube dorée à Athènes, le 25
septembre 2013 (AFP / Louisa Gouliamaki)
Finalement,
que restera-t-il de ce 25 septembre ? Que doit-il en rester dans les mémoires ?
Quel est, tout bien considéré, l’événement important de cette journée, celui
qui peut faire bouger les lignes dans le paysage politique de la Grèce ? Un
policier qui se dégage d’une boule de feu, spectaculaire témoin d’affrontements
limités, ou le défilé, impressionnant de calme et de gravité, de plus de 10.000
personnes (chiffre important pour la Grèce) ?
L’AFP
a-t-elle eu tort de diffuser cette photo, très certainement exclusive, qui fait
un tabac chez les clients de l’agence et sur internet ? Le texte aurait-il dû
lui emboîter le pas, pour profiter de ce succès ? L’image est-elle en
contradiction avec le texte ?
«
Certainement pas », commente Patrick Anidjar, adjoint à la rédaction en chef
centrale de l’AFP. « Le fait est bien réel et la photo est pleine de force…
Mais c’est un moment, un aspect de la réalité. Il revient clairement au texte
de raconter l’histoire, dans son ensemble, de remettre l’image dans son
contexte…. Texte et photo circulent dans les deux sens. Il y a entre le texte
et l’image une coopération nécessaire ».
(AFP / Aris Messinis)
« Je me
souviens d’une photo qui montrait un soldat israélien, arme au poing, qui
faisait face à un gosse palestinien », poursuit cet ancien directeur du bureau
de Jérusalem. « L’image était là, incontestable, pleine de sens, mais elle
posait plein de questions. Pourquoi ce soldat se trouvait-il là ? Pourquoi ce
gamin était-il là, également ? Où étaient ses parents ? Comment en était-on
arrivé là ? La photo ne peut pas tout montrer. La photo donne une vision claire
et frappante du conflit, mais une vision qui peut s’avérer incomplète… »
Ramallah,
10 novembre 2004. Depuis deux semaines, les Palestiniens s’attendent, à tout
moment, à l’annonce de la mort de Yasser Arafat, qui mettra fin à une agonie
faite de rumeurs et de secrets entretenus par des luttes de pouvoir.
L’annonce
viendra finalement le lendemain, le jeudi 11, de la région parisienne, où le
leader palestinien est hospitalisé.
Mais en
attendant, que faire, quand on est envoyé spécial, et bien conscient du fait
que la mort du grand chef fera, à coup sûr, la une des médias du monde entier ?
Et qu’il faut être « présent », avant l’événement ?
Depuis des
jours, les journalistes ne s’éloignent jamais plus de quelques minutes de la
Mouqataa, le Quartier Général du dirigeant historique. Devant le portail
aveugle et obstinément fermé, ils ont pris leurs dispositions pour pouvoir,
sans trop d’inconfort, planquer, manger, dormir, passer le temps ou taper le
carton: il y a des camionnettes transformées en camping-cars et des abris de
fortune faits de sacs de plastique.
Veillée aux chandelles pour Yasser Arafat devant la Mouqataa à
Ramallah, le 10 novembre 2004 (AFP / Odd Andersen)
Mais
curieusement, les journalistes sont seuls. Aucun Palestinien n’est là.
A
l’inverse, les rues grouillent dans le centre-ville: les habitants de Ramallah
se bousculent dans les pâtisseries, font la queue devant les supermarchés,
prennent d’assaut les étals de fruits secs. Nous sommes à la fin du Ramadan, et
les Palestiniens font leurs courses pour l’Iftar, le repas de rupture du jeûne.
Que
répondre à nos rédactions, qui réclament absolument un papier sur « l’attente
angoissée des Palestiniens » ? Qui demandent la couleur locale (n’y a-t-il pas
des femmes en pleurs, un rassemblement ? Des prières ?) qui fait cruellement
défaut à Paris ?
Or de «
couleur » (autre que cette fièvre des emplettes qui anime les rues du centre),
il n’y a pas. La Mouqataa reste silencieuse, ses abords désertés par les
habitants, et le portail résolument clos.
L’épisode
de cette longue attente à Ramallah sera un nouvel exemple de deux modes de
fonctionnement différents, selon qu’il s’agisse de la photo ou du texte.
Car en fin
d’après-midi, quatre ou cinq adolescentes viennent s’asseoir le long du mur
d’enceinte du QG d’Arafat. Elles installent un portrait de leur héros, allument
des bougies. Elles sont voilées.
Veillée aux chandelles pour Yasser Arafat devant la Mouqataa à
Ramallah, le 10 novembre 2004 (AFP / Jamal Aruri)
En cadrant
suffisamment serré, on arrache, de cette réunion maigrelette, une photo de «
recueillement ».
Côté
texte, on a déjà diffusé un papier d’ambiance. On y lit que les Palestiniens «
attendent avec résignation que prenne officiellement fin le long et sinistre
feuilleton de l'agonie de leur dirigeant. »
Et que la
ville présente « son visage habituel, avec ses rues grouillantes de monde et sa
circulation chaotique, en cette fin de ramadan. »
Devant la
Mouqataa, le quartier général du chef palestinien, seuls les journalistes
attendent, et presque aucun habitant ne s'est déplacé.
« La vie
continue. Mais je suis certain qu'au fond d'eux-mêmes, tous les gens savent et
sont tristes », déclare pourtant Youssef Joubeh, un marchand de journaux de 54
ans.
Texte,
photo, pas toujours facile de parler exactement d’une même voix. D’un côté,
exposer, vulgariser, multiplier les exemples, replacer dans le contexte. De
l’autre saisir l’instant, le fugace, l’unique.
Ce n’est
pas tant une différence d’authenticité que de méthode. C’est la difficulté de
concilier un texte qui veut appréhender la globalité d’une situation en
associant autant d’éléments que de besoin, et une photo qui vise le même but
par l’unicité de temps et de lieu.
Des réfugiés du camp palestinien de Yarmouk, près de Damas, se
dirigent vers une distribution de nourriture par l'ONU le 31 janvier 2014 (AFP
/ HO / UNRWA)
Il arrive
aussi que l’image soit tellement forte qu’on a du mal à la croire.
Ainsi de
cet instant bien réel de la détresse d’hommes, de femmes, d’enfants, saisi fin
janvier par les équipes de secours de l’Onu dans le camp palestinien de
Yarmouk, près de Damas. L’intensité biblique de cette photo d’une population
affamée affluant pour une distribution de vivres était telle, que des
accusations de fabrication, de manipulation de l’image, n’ont pas tardé à
fleurir sur les réseaux sociaux.
Jusqu’à
provoquer un démenti de l’organisme concerné, l’Office de secours et de travaux
des Nations unies pour les réfugiés de Palestine:
«Je démens
catégoriquement que la photo, qui a pris valeur d’icône, représentant une
distribution de vivres par l’ONU au Camp de Yarmouk, fin janvier, ait été
traitée au Photosphop, ou falsifiée d’une manière ou d’une autre. Elle est
absolument authentique », assurait ainsi le porte-parole de
l’organisation Chris Gunness, soulignant dans le même communiqué le « langage
universel » porté par certaines photos.
Le célèbre "selfie" de la Première ministre du
Danemark Helle Thorning Schmidt avec Barack Obama et David Cameron pendant la
cérémonie funèbre en l'honneur de Nelson Mandela, le 10 décembre 2013 à
Johannesburg. Une photo qui avait soulevé une vive polémique, avant que son
contexte soit expliqué par son auteur (AFP /
Roberto Schmidt)
« L’image
est plus tyrannique que le son et le texte, elle donne l’idée qu’elle détient
la vérité, parce que le sens commun est qu’il ne peut y avoir d’événement sans
image », explique Dominique Wolton, directeur de l’Institut des sciences
de la communication du CNRS.
« Mais en
même temps, notre culture occidentale fait qu’on se méfie de l’image. Le texte
apparaît un peu comme la bouée de sauvetage, dans ce contexte ».
Dans ce
débat texte-photo, an aurait tort d’opposer une prétendue subjectivité du texte
(celle du journaliste auteur), à une prétendue objectivité de la photo, qui lui
conférerait plus d’authenticité.
Car les
deux sont langage. Le photographe est auteur lui aussi, « il choisit son cadre,
l’angle, il fait, il écrit l’image, même s’il ne la "retravaille" pas
ou ne la modifie pas a posteriori », explique le photographe de l’AFP Jacques
Demarthon. « Il peut par exemple la dramatiser par une sous-exposition, en
retirer la force de la couleur. D’un ciel clair, il peut faire un ciel orageux,
si le sujet s’y prête ».
Aussi la
vérité, la justesse, et a contrario l’erreur, le parti pris ou l’exagération ne
sont-ils l’apanage ni du texte ni de la photo.
Et pour en
finir, tout n’est-il pas affaire d’honnêteté ?
La presse
a pour mission d’informer. Elle n’est pas pour autant une entreprise
philanthropique. Elle doit vivre, et donc vendre.
Mais
doit-elle vendre à tout prix ?
« Le
public veut de l’émotion, de la couleur, du sang, il voudrait être dans la
chambre à coucher de la victime. Il est voyeur », ajoute Dominique
Wolton.
« Mais
attention aux dérapages ! Car le public ne légitime pas les exagérations, les
amplifications. Et le risque, c’est qu’un jour il décroche. C’est donc aux
professionnels d’anticiper toute saturation. Car si le milieu (la presse) ne
pratique pas l’autorégulation, on va vers un dégoût du public. »
« La
presse est un métier de valeurs et comme tous les métiers de valeurs, il faut
des règles. Le métier doit s’auto-réguler, et ce travail doit se faire en se
penchant sur des centaines de cas. »
Dans ce
débat, les agences de presse, les premières dans la chaîne de l’info, ont une
responsabilité particulière: démêler le vrai du faux dans la multiplication
exponentielle des images et des données, refuser de s’en tenir à l’effet, et
surtout authentifier, certifier l’information.
« La
validation, l’estampille agence vaut cent millions de dollars », rappelle
Dominique Wolton.
Un légionnaire français à Niono, au Mali, le 20 janvier 2013 (AFP /
Issouf Sanogo)
Janvier
2013, ce cliché du photographe de l’AFP Issouf Sanogo fait le tour du net: un
légionnaire français qui monte la garde à Niono, au Mali, porte un foulard
figurant une tête de mort qui lui donne des faux airs de Ghost, un personnage
du très populaire jeu vidéo «Call of Duty».
Photo
«hallucinante», «glaçante»… les commentaires envahissent la toile. L’armée
française, elle, réagit vivement et juge que la photo, et son légionnaire,
transmettent une image déformée de son intervention au Mali.
L’AFP, sur ce blog, donne
la parole à l’auteur de la photo, qui en explique
l’histoire.
«Un
hélicoptère était en train d’atterrir et soulevait d’énormes nuages de
poussière. Instinctivement, tous les soldats à proximité ont mis leurs foulards
devant leurs visages pour éviter d’avaler du sable. C’était le soir. Les rayons
de soleil filtraient à travers les arbres et les nuages soulevés par l’hélico.
C’était une belle lumière. J’ai repéré ce soldat qui portait un drôle de
foulard et j’ai pris la photo. Sur le moment je n’ai pas trouvé la scène
particulièrement extraordinaire, ni choquante. Le soldat ne posait pas. Il n’y
a aucune mise en scène dans cette image. »
Parmi les
centaines de réactions, un internaute, qui signe Mrn, note que la photo est «
belle », mais s’interroge sur le message qu’elle véhicule: « L'image a un
pouvoir que personne ne peut nier, et surtout pas le photographe. Quand on
publie une image, c'est celle-ci qui va être diffusée, et non l'explication de
la situation dans laquelle elle a été prise (…). Certes, il ne s'agit
finalement que d'une histoire de foulard fantaisie. Mais publier cette image
qui a saisi et glacé chaque personne qui l'a vue a une conséquence sur l'image
de ce soldat, et de cette guerre. »
Source blogs.afp.com
Michel Sailhan est journaliste chargé des blogs de l'AFP à Paris.
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