Le ministre répond en parlant sport. Le "trublion", un certain Daniel Cohn-Bendit, insiste. M. Missoffe rétorque : Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine. L'étudiant, un Franco-Allemand inscrit en sociologie, conclut : Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlériennes.
En quelques mots et autant de minutes, la fac est estampillée Nanterre-la-Rebelle et l'étudiant Dany-le-Rouge. Garçons et filles logés à la faculté sont effectivement travaillés par les choses du sexe. Mais, sous de Gaulle, l'institution universitaire ne veut pas le savoir. Les premières peuvent rendre visite aux seconds dans leurs chambres, mais le mouvement inverse n'est pas autorisé. Des revendications se développent sur ce thème. Elles se greffent sur d'autres, plus politiques, sur fond de guerre américaine au Vietnam - avec réminiscences françaises. Ainsi, le hall de Nanterre est barré d'une inscription à l'adresse des étudiants en droit d'Assas, fief de l'extrême-droite : Fascistes échappés de Dien-Bien-Phu, vous n'échapperez pas à Nanterre ! L'anti-impérialisme permet aux "groupuscules gauchistes" de mettre sous l'éteignoir leurs querelles d'orthodoxie marxiste. À la mi-mars, des militants s'attaquent aux façades de la TWA, rue Scribe, de la Bank of America, place Vendôme et, le 21, de l'American Express, toujours à l'Opéra. Six membres du Comité Vietnam National sont arrêtés. Parmi eux, un étudiant de Nanterre, Xavier Langlade.
Le vendredi 22 mars, une Assemblée générale est convoquée, à 17 heures, dans l'amphithéâtre B1. Sur l'écran : Libérez les militants politiques agissant contre la répression. Ce qui suit a été enregistré par un futur journaliste, Patrice Louis, alors étudiant en Histoire. Il est venu ce jour-là avec un magnéto à cassette Philips pour enregistrer le concert que Charles Munch doit donner à la fac à la tête de l'Orchestre de Paris. À la tribune, Daniel Cohn-Bendit prend la parole : s'il y a des étudiants qui sont venus ici, c'est, je crois, parce qu'ils sont déterminés à agir contre la répression policière en France (applaudissements). Maintenant, je crois qu'il est temps de laisser tomber l'action que nous - c'est-à-dire un certain nombre de camarades décidés à agir - proposons. Pour que l'opinion publique parle de ce qui s'est passé, pour que l'opinion politique soit alarmée, nous proposons, ce soir, une occupation d'un bâtiment de la faculté de Nanterre, où nous resterions toute la nuit, pour déterminer notre volonté que les victimes de la répression policière - que ce soit [Nicolas] Boulte, membre du Comité Vietnam National, que ce soient les étudiants de Caen ou que ce soient les étudiants de Nantes - nous sommes désormais décidés à mener la lutte pour que tous ceux qui sont victimes de la répression soient libérés (applaudissements).
Quelques minutes plus tard, sous les bravos, Dany annonce le choix : le bâtiment administratif de la faculté de Nanterre. Le même poursuit en organisant la soirée - intendance comprise : Le premier est le problème de la nourriture (Des cris : Oh ! oh !)... Non (Bruits divers)... Mais si... Faut pas être enfantins. Ce n'est pas parce que je vais occuper le bâtiment toute la nuit que j'ai envie de me châtrer toute la nuit en me mangeant pas. (Des étudiants évoquent l'utilisation du restaurant universitaire)... Le problème du restau-U est le suivant : est-ce que vous croyez que depuis qu'on a fait cette annonce, ici, dans l'amphi, les policiers ne sont pas avertis ? Vous êtes tous naïfs. Le problème est donc le suivant : si nous quittons la faculté maintenant, il est bien possible que, avant qu'on puisse rentrer du restau-U à la faculté, la faculté soit fermée... Des étudiants : Il y a un concert ce soir. [Le concert aura lieu - sans Charles Munch, malade et qui mourra l'année même.] Dany : Donc, le problème est résolu. De ce côté : nous pourrons aller au restau-U. Un étudiant : Mais pas tous ensemble ! Quelques minutes plus tard, un autre "meneur" lance à la tribune : C'est à vous de le décider par vote : grève générale des cours dans les amphis et dans les TP pour lundi et mardi, pour protester contre le système répressif et rétrograde de l'Université actuelle à Nanterre. Un étudiant : Avec piquets de grèves (Applaudissements).
La suite se joue vers 20 heures, dans le hall du bâtiment administratif, au pied des escaliers : Un étudiant : Est-ce que occuper la salle du dessus plutôt qu'un amphi est un acte qui marque une victoire ? Des voix : Oui, oui ! [...] Un meneur : L'administration a fait preuve de sa volonté de répression, ici, à la faculté... Qui a appelé les flics ? Connard ! Une étudiante : Doucement, qu'ils ne commencent pas à casser la gueule aux professeurs. Un étudiant : Bastié [un enseignant], attention à lui : il a le téléphone facile (Brouhaha). Des voix : Chut, chut ! Un étudiant : Rentrez, il y a des gars qui veulent rentrer. Un meneur : À partir du moment où il y a divergences déjà entre les étages, je vous propose d'occuper le bâtiment de Sociologie. Un autre : Je ne vois pas pourquoi le bâtiment de Sociologie. Une voix : Il paraît qu'il y a des flics à la porte du campus. Un meneur : On s'en fout des flics. On reste ! on reste dans le bâtiment administratif. Une voix : Il y a que si la police vient... Une autre : Et elle viendra ! La même : ... Vu le nombre de personnes réunies ce soir (inaudible) ... l'action de force engagée, et on reste dans le bâtiment administratif. Il va y avoir des journalistes qui vont arriver. Un meneur : Il y a une grande salle en haut avec de la moquette. Une voix : Je voudrais savoir si l'action engagée ce soir continue. Des voix : Oui, oui, ouais ! Un meneur : On se bagarre sur des petites questions de principe. Est-ce qu'on va arrêter de se bagarrer ? Il y a deux ou trois personnes qui ont été libérées [...]
Daniel Cohn-Bendit : Oh, écoutez, rentrez un peu par là (Le silence se fait et ses propos vont être émaillés de "Chut, chut !"). Un : il est aberrant d'aller dans le bâtiment de Socio, étant donné que le bâtiment administratif est le centre de Nanterre et que c'est en étant dans le bâtiment administratif que nous voulons démontrer notre volonté de lutter contre la répression. Ça, c'est un point précis. Deuxièmement : je ne comprends pas quelle est la différence - à part si c'est quelque chose de luxe - d'aller au premier étage, aux deuxième étage ou de rester, ici, en bas. Une voix : Mais regarde... Dany : Non, non, c'est pas ça ! Laissez-moi parler ! C'est pas ça ! Le problème n'est évidemment pas de dire, euh, de rester ici ou de ne pas aller, de ne pas s'asseoir dans les escaliers, ou tout ça. Si je propose ici, en bas, c'est pour la simple raison que notre geste - et ça, tout le monde est d'accord - est un geste qui se veut et qui ne peut être, vu la force qu'on a en ce moment, que symbolique. Hein ? Le geste symbolique de l'occupation ici, en bas, nous protège d'un autre côté contre une répression qui peut être purement idiote mais qui est une répression judiciaire. Alors là, je dis : qu'on le veuille ou qu'on le veuille pas - et je ne parle pas pour moi, c'est pas tellement le problème -, il y a des gens ici qu'on connaît - et je parle pas de moi, il y en a plus - et il y en a d'autres qu'on ne connaît pas. Et je suis sûr que s'il y a une répression judiciaire, ça pourra effectivement re-développer et montrer la répression. Mais les gens qui seront victimes de cette répression judiciaire, parce qu'ils sont rentrés par effraction en haut au lieu d'être restés en bas - et c'est exactement le même geste symbolique -, n'auront rien de plus. Je me rallierai à la majorité des gens. Si la majorité est pour aller en haut, j'irai en haut, mais le problème est de savoir que les gens aient la possibilité de s'exprimer.
Un autre meneur : Je suis tout à fait d'accord pour discuter de ces problèmes-là ensemble. Seulement, c'est pas ici, debout, qu'on va le faire, ou alors dans dix minutes la majorité des mecs sont barrés. Maintenant, le problème de l'occupation toute la nuit, ça avait précisément aussi pour objectif de permettre de discuter d'une manière ininterrompue de tous ces problèmes. Deuxièmement : je ne suis pas d'accord avec toi, Dany, quand tu dis que c'est simplement une action symbolique. C'est pas simplement une action symbolique, parce que, à ce moment-là, on pourrait faire d'autres choses spectaculaires : faire des communiqués dans la presse, faire appel à la Ligue des Droits de l'Homme, il y aurait beaucoup de trucs.
C'est aussi une modification, dans une certaine mesure, du rapport de forces, dans la mesure où, le matin, quatre militants ont été arrêtés, de réunir ici cent cinquante personnes pour occuper, pour faire une action qui sort un peu de l'ordinaire. Et ça : habituer l'administration d'une part, la police d'autre part, à la réaction immédiate, c'est important et c'est pas seulement un problème symbolique. Dans la foulée, plus d'une centaine de "gauchistes" montent jusqu'à la salle du Conseil. Installés dans les fauteuils mandarinaux, ils forment des commissions. Enfin, ils votent une résolution qui s'achève par un avertissement : Le capitalisme ne peut plus finasser. Nous devons rompre avec les techniques de contestation qui ne peuvent plus rien. À chaque étape de la répression, nous riposterons de manière de plus en plus radicale. Le texte est signé au nom des "142" présents - chiffre mis, en fait, au hasard. Ils se séparent à 1 h 45 le 23. Les "Cent quarante-deux enragés" viennent de donner naissance au "Mouvement du 22-Mars".
Dans les jours qui suivent, les incidents se multiplient à Nanterre. Daniel Cohn-Bendit et sept camarades sont traduits devant le conseil de discipline à la Sorbonne. Là, la police intervient. Nous sommes le 3 mai. La France va cesser de s'ennuyer pendant tout le mois. Ce sont les "événements de Mai-68" - sur le thème d'Il est interdit d'interdire ! Ses acteurs, "anciens combattants" d'un mouvement mariant spontanéisme et dogmatisme, seront dits, sur le modèle des aînés de « quarante-huitards » de 1848, "soixante-huitards". Après la révolte étudiante, lycéenne, paysanne, salariale (Mai-68 connaît la plus longue grève ouvrière de France), intellectuelle, les élections législatives de juin marquent le triomphe des candidats gaullistes.
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