IL Y AVAIT DES SIGNES QUI NE TROMPENT PAS...
NOUS AURIONS DU NOUS MÉFIER!
Emmanuel Macron, le ministre auquel on ne dit
pas "tu"
« On ne tutoie pas un ministre, on
ne l’invective pas ». C’est ainsi que Macron, le ministre de l’Économie, s’est
justifié de la réponse qu’il fit à un manifestant quelque peu hostile. Mais là
où le bât blesse c'est que le respect – selon Emmanuel Macron – n’engage pas la
réciprocité : ce n’est pas celui que se doivent deux inconnus, mais celui du
citoyen pour le ministre. Le ministre est au-dessus du citoyen.
« On ne tutoie pas un ministre, on ne l’invective pas ».
C’est ainsi qu’Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie, s’est justifié de la
réponse qu’il fit à un manifestant : « Vous
n'allez pas me faire peur avec votre T-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de
travailler ». L’explication est, malheureusement, aussi révélatrice
que la phrase qu’elle est censée éclairer.
Le respect
– selon Emmanuel Macron – n’engage pas la réciprocité : ce n’est pas celui
que se doivent deux inconnus, mais celui du citoyen pour le ministre. Le
ministre est au-dessus du citoyen.
Cette
supériorité hautement revendiquée en dit long sur l’effacement des
« valeurs » républicaines dont le gouvernement n’hésite pourtant
jamais à se faire le défenseur. En République, l’exécutif n’est – comme son nom
l’indique – que l’exécutant des décisions du législatif, lequel sert le peuple
qu’il représente et qui reste toujours, en dernière analyse, souverain. Si
rapport de subordination il y a, c’est donc le citoyen interpellant Macron qui
est de deux degrés supérieurs à ce dernier, puisque celui-ci n’est que mandaté
par les représentants du peuple. Évidemment, en ces temps de dictature de
l’exécutif au moyen du 49.3, cette hiérarchie des pouvoirs n’a plus grand sens.
Confusion des valeurs
La confusion des pouvoirs produit la confusion des valeurs.
À moins qu’elle n’en procède ? L’outrage fait à Macron est révélateur des
attentes de celui-ci. Comment peut-on ne pas le respecter ? Comment
peut-on ne pas déférer à la richesse, dont le costume est l’emblème et le
travail – bien sûr – la source ? Comment peut-on ne pas déférer au statut,
car enfin, un ministre, tout de même ! Richesse et statut fondent une
prétention au monopole du savoir qu’avait exprimée avec une candeur
déconcertante une autre ministre, Najat Vallaud-Belkacem. Celle-ci assumait « une
vision un peu paternaliste » de la République :
"Pardon pour ce bMaître
de conférence, spécialiste des langues modernes et médiévales. Université de
Cambridge.on sens, peut-être un peu trop
classique pour certains, mais je trouve qu’un responsable politique et en
particulier un responsable politique au sommet de l’État, qui préside aux
destinées d’un pays, d’une certaine façon, il a un peu un rôle équivalent à ce
que peut avoir un père de famille ou une mère de famille à l’égard de ses
enfants."
Suit une
comparaison entre le chef de l’État et les parents :
"N’est-il pas utile que, de
temps en temps, vous leur donniez confiance en eux-mêmes, vous leur disiez où
on va et comment on y va ? Parce que vous, vous avez l’ensemble des
informations utiles pour éclairer, justement, leur chemin."
Vous savez
ce que vos enfants ignorent et c’est pourquoi vous devez – avec amour,
patience, pédagogie, mais au besoin avec fermeté – guider leurs pas… L’habileté
de la comparaison filée par la ministre consiste en cela qu’elle s’adresse à
nous en tant que parents pour nous ravaler au rang d’enfants : c’est la
façon dont nous traitons nos enfants qui nous enseignent la façon dont nous
devons être traités nous-mêmes. Ainsi se constitue la grande pyramide sociale
dans laquelle les enfants sont élevés par des enfants plus grands, dans le
respect de notre père à tous.
Roi, père et intendant
Ce qui
relève, pour Najat Vallaud-Belkacem, du simple bon sens est en réalité
l’imaginaire monarchique le plus pur, aux antipodes de la pensée des Lumières
que Kant définissait « comme la sortie de
l’homme hors de l’état de tutelle », c’est-à-dire de « l’incapacité de se servir de son entendement sans
être dirigé par un autre ». La ministre de l’Éducation
pourrait relire avec profit la célèbre exhortation : « Sapere aude ! » Osez savoir !
C’est
parce que les Lumières visaient à fortifier ce courage en tout homme qu’elles
se sont précisément attaquées à la confusion entre pouvoir politique et
autorité paternelle. Ainsi Diderot écrivait-il dansl’Histoire des deux Indes que "l’on a confondu les idées de père avec celles de roi. Un père est
peut-être un roi dans sa famille ; mais un roi, même un bon roi, n’est
jamais un père dans la société : il n’en est que l’intendant. C’est à lui
qu’elle a remis ses intérêts, pour en être dignement récompensé s’il gère bien,
sévèrement puni s’il gère mal".
Portrait de Louis XVI (1788), par
Antoine-François Callet. queulat00/Flickr, CC BY-NC
Dans Le Contrat social, Rousseau soulignait pour sa
part que « dans la famille, l’amour du
père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans
l’État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour
ses peuples ». Le peuple infantile, c’est celui qui attribue à son
roi amour et savoir et qui, dès lors, renonce à être lui-même souverain.
Les
penseurs des Lumières n’avaient pas attendu Pierre Bourdieu pour analyser la
structure symbolique des pouvoirs politiques : cinq ans avant la
Révolution, un jeune avocat nommé Maximilien Robespierre constatait amèrement
que "ce n’est ni la raison, ni la vérité,
mais l’éclat des distinctions extérieures qui détermine l’estime de la
multitude. Voyez comme partout elle considère la vertu moins que les talents,
les talents moins que la grandeur et l’opulence ; voyez comme le peuple se
méprise lui-même à proportion du mépris qu’on a pour lui".
Il n’est
donc pas étonnant que la Révolution se soit jouée sur le plan symbolique autant
que politique ou économique.
Civilité républicaine
Or le tutoiement avait de longue date été dénoncé comme
une consécration de l’inégalité des conditions dans le langage. Condillac,
déjà, enseignait au prince de Parme :
"Sans doute, on a, dans les
commencements, dit tu à tout le monde, quel que fût le rang de celui à qui on
parlait. Dans la suite, nos pères barbares et serviles imaginèrent de parler au
pluriel d’une seule personne, lorsqu’elle se faisait respecter ou craindre, et
vous devint le langage de l’esclave devant son maître."
Dans la
chaleur de la lutte, les sans-culottes firent du tutoiement le signe de
l’émancipation de toute tutelle : la
Chronique de Paris du 3 octobre 1792 déclarait que « si vous convient à Monsieur, toi convient à
Citoyen. » Le 10 Brumaire an II (31 octobre 1793), un délégué
des Sociétés populaires, Malbec, rappelle :
"Les principes de notre
langue doivent nous être aussi chers que les lois de notre République
[demandait] un décret portant que tous les républicains français seront tenus à
l’avenir, pour se conformer aux principes de leur langage en ce qui concerne la
distinction du singulier au pluriel, de tutoyer sans distinction ceux ou celles
à qui ils parleront en seul, à peine d’être déclarés suspects, comme
adulateurs, en se prêtant, par ce moyen, au soutien de la morgue qui sert de
prétexte à l’inégalité entre nous."
En visite à Valenciennes, le 31 mai 2016.
François Lo Presti/AFP
On voit
que le tutoiement dont Emmanuel Macron fut l’objet a lui-même son
histoire : il n’est pas un manque de politesse mais une marque de
civilité républicaine. Tutoyer son ministre, c’est le rappeler à l’égalité –
rappel opportun en ces temps où le pouvoir revendique à nouveau l’autorité
paternelle. Face au bon sens paternaliste dont s’autorise la répression du
mouvement social, comme une fessée infligée à un peuple qui s’est montré rétif
à l’amour, la patience et la pédagogie, il est peut-être bon de rappeler ce
qu’écrivait Diderot :
"Des enfants qui se
constituent juges d’un mauvais père et qui le condamnent à mourir, sont des
parricides. Des sujets qui s’assemblent et qui se font justice d’un mauvais
souverain, ne méritent point ce nom odieux ; ils ne le mériteraient même
pas en faisant justice d’un bon souverain qui aurait fait le bien contre la
volonté générale. […] Peuples, ne permettez donc pas à vos prétendus maîtres de
faire le bien contre votre volonté générale. Songez que la condition de celui
qui vous gouverne n’est pas autre que celle de ce cacique à qui l’on demandait
s’il avait des esclaves, et qui répondait : « Des esclaves ? Je
n’en connais qu’un dans toute ma contrée, et cet esclave, c’est
moi ! "
Par Olivier Tonneau
(Maître de conférence, spécialiste des langues
modernes et médiévales. Université de Cambridge).
Source marianne.net
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