dimanche 27 janvier 2019

Photos-Diane Arbus



Diane Arbus

Des corps et des visages étranges, des visions qui dérangent. Chaque photo de Diane Arbus semble happée par ses personnages.


Sans titre (6) 197071. © The Estate of Diane Arbus

Allez savoir comment elle s'y est prise. Cette fois encore, Diane Arbus a réussi à convaincre un homme de la laisser entrer dans sa chambre d'hôtel, à New York, pour un portrait. A première vue, ce cliché de 1961 n'a pas grand intérêt. A y regarder de plus près, c'est un monstre qui apparaît sous les traits de cet inconnu : ses pieds sont à l'envers, tournés vers le dos. L'image provoque le malaise. Comme toutes celles que la photographe réalise sur les phénomènes de foire – homme percé d'épingles, femme « sans tête », musclors tatoués – et les exclus de toutes sortes – drag-queens, travestis ou fou errant torse nu. Diane Arbus a le don pour jeter le trouble sur l'identité d'un modèle.


Enfant avec une grenade en plastique dans Central Park, New York 1962.  © The Estate of Diane Arbus

« Je suis née en haut de l'échelle sociale, dans la bourgeoisie respectable, mais, depuis, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour dégringoler », confiait-elle. Elle voit en effet le jour, en mars 1923, sous le nom de Nemerov, dans une riche famille juive, propriétaire du grand magasin de mode Russeks, sur la Cinquième Avenue, à New York. Son frère Howard (futur écrivain et poète), sa petite sœur et elle gran­dissent dans le quartier huppé de Central Park ouest, entourés de ­domestiques. A 14 ans, Diane tombe amoureuse d'Allan Arbus ; elle se marie avec lui quatre ans plus tard, malgré l'hostilité de ses parents pour cette union avec un petit photographe sans fortune.

Le jeune couple mange de la vache enragée, crée un studio de photos de pub et de mode, et réussit à se faire un nom en signant des couvertures pour les magazines Glamour ou Vogue. Mais la seule véritable préoccupation de Diane Arbus reste son époux, devant lequel elle est pétrie d'admiration, et ses deux filles, Doon et Amy.


Couple d’adolescents à Hudson Street, New York 1963. © The Estate of Diane Arbus

C'est à 38 ans seulement, après qu'Allan l'a quittée pour une actrice, qu'elle décide de se consacrer entièrement à son œuvre. Six ans plus tard, en 1967, trente de ses tirages sont présentés au musée d'Art moderne de New York (MoMA) à côté des autoportraits de Lee Friedlander et des scènes de rue de Garry Winogrand, dans une exposition devenue mythique, « New Documents ». Les trois artistes changent la conception de l'image documentaire : « Leurs prédécesseurs se mettaient au service d'une cause sociale. Ils voulaient montrer ce qui n'allait pas et persuader les autres d'agir pour y remédier. Le but de ces jeunes photographes n'est pas de réformer la réalité, mais de la connaître », écrit alors avec justesse John Szarkowski, conservateur au MoMA.

Ils sont trois, mais c'est Diane Arbus qui fait l'événement et devient aussitôt célèbre, grâce à ses images de freaks, mais également pour sa ­façon très particulière de photo­graphier de petites jumelles. Les gamines sont la copie conforme l'une de l'autre. Debout bien droites, soudées comme des siamoises, apprêtées à l'identique, même expression neutre des visages, elles deviennent devant l'objectif du Rolleiflex aussi différentes que peuvent l'être l'eau et le feu. L'effet est magique. Car l'obsession de Diane Arbus est de révéler la singularité de chaque être au-delà de son apparence. Tout en brouillant, avec une certaine perversité, la frontière entre l'équilibre mental et la folie, le féminin et le masculin, la normalité et l'anormalité. Sa technique et ses choix esthétiques sont cohérents avec son projet : le format carré de ses images en noir et blanc semble emprisonner ses modèles. Aucune échappatoire n'est possible. D'autant qu'elle les saisit au flash, parfois à bout portant, les foudroyant en un instantané, comme saisis en plein vol. Expressions stupéfaites, gestes, grimaces trahissent des drames enfouis, des désirs cachés.


Jeune homme en bigoudis chez lui, 20e Rue, N.Y.C. 1966. © The Estate of Diane Arbus

A ses débuts, sujette à la dépression, doutant de tout, Diane Arbus s'était inscrite à la New School, au cours de Lisette Model, photographe réputée pour ses portraits grotesques de pauvres, de vieillards ou de cette femme énorme, en mail­lot de bain, échouée comme une baleine sur la plage de Coney Island. Model la pousse à s'approcher au plus près de l'inconnu, de l'étrange. Du tabou, de l'interdit. De tout ce qui lui fait peur. A casser la distance avec ses modèles.

Diane Arbus a retenu la leçon. Sa proximité devient telle, avec ses sujets, qu'elle semble s'identifier corps et âme à ce jeune homme en bigoudis au regard égaré. Ou à cette vieille dame à la peau flétrie, au « chapeau rose », comme l'indique la légende. En de très rares occasions, elle prend le bus pour un camp de nudistes du New Jersey ou pour photographier un hermaphrodite dans le Maryland. Mais son terrain de chasse favori – son ami Walker Evans l'appelait à juste titre « Diane, la chasseresse » – reste New York, de Central Park aux bas-fonds. Quand un visage l'arrête, elle s'exclame : « Oh, comme vous êtes magnifique ! Puis-je vous photographier ? » et s'invite immanquablement chez son modèle. En 1968, elle raconte en quatre clichés une histoire incroyable : la métamorphose de Catherine Bruce en Bruce Catherine. On voit d'abord une femme ­coquette, assise sur un banc. On la retrouve ensuite chez elle, en sous-vêtements. Perruque enlevée, on découvre sur la troisième image que c'est un homme. Qui finit par poser en costume et cheveux courts, totalement méconnaissable.


Jumelles identiques, Roselle, N.J. 1967. © The Estate of Diane Arbus

En 1971, Diane Arbus réussit à convaincre Germaine Greer de se laisser photographier dans sa chambre d'hôtel. La féministe, auteur du best-seller La Femme eunuque, tombe aussitôt sous le charme de celle qui lui apparaît « en petite fille délicate, douce comme un pétale de rose. Je n'ai pas pu lui donner d'âge, mais elle m'a charmée avec sa saharienne et sa coupe à la garçonne. Elle trimballait un sac de matériel tellement énorme que j'ai failli lui proposer de l'aider. » Diane Arbus a alors 48 ans, et il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Elle demande à son modèle de s'allonger et, « brusquement, se souvient Greer, elle s'est agenouillée sur le lit en plaçant son objectif juste au-dessus de mon visage et a commencé à prendre en gros plan mes pores et mes rides ! Elle me posait des questions très personnelles et là, j'ai compris qu'elle ne déclenchait que lorsqu'elle voyait sur mon visage des signes de tension, d'inquiétude ou d’agacement. »


Arbre de Noël dans un living-room à Levittown, Long Island, N.Y. 1963. © The Estate of Diane Arbus

Diane Arbus s'est souvent dite prête à tout, « à perdre [sa] réputation ou [sa] vertu, ou tout au moins ce qu'il en reste, pour une bonne photo ». Quitte à prendre des risques insensés. Elle racontait qu'elle couchait fréquemment avec ses modèles – un marin rencontré dans un bus, un Portoricain croisé dans une rue, un nain, un couple de nudistes. Longtemps, ce comportement, qui éclaire la forte intimité qu'on ressent face à certaines images, a été tenu secret par sa fille Doon. En 2003, cette dernière dévoile la personnalité complexe de sa mère lors d'une rétrospective, « Diane Arbus Revelations », présentée dans le monde entier sauf en France. Sur une planche-contact, on découvre ainsi un couple – un Noir et une Blanche – s'embrassant et se caressant sur un canapé. Sur l'une des douze images, Diane ­Arbus prend la place de la femme, et s'allonge, nue, sur les genoux de l'homme. Ainsi, bien avant Nan Goldin, elle photographia des couples, parfois deux femmes, faisant l'amour, et fut une véritable pionnière dans l'exploration de l'intime, un thème majeur de la photographie contemporaine. 


Jeune homme au canotier attendant de défiler en faveur de la guerre, N.Y.C. 1967. © The Estate of Diane Arbus

Rarement exposée en France, Diane Arbus, portraitiste exceptionnelle s’est suicidée, le 26 juillet 1971. Diane avait traversé le miroir, et plus aucun retour n'était possible.
  

 
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Source Luc Desbenoit (Télérama)

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