Diane Arbus
Des corps et des visages étranges, des visions
qui dérangent. Chaque photo de Diane Arbus semble happée par ses personnages.
Sans titre (6) 1970–71. © The Estate of Diane Arbus
Allez savoir comment
elle s'y est prise. Cette fois encore, Diane Arbus a réussi à convaincre un
homme de la laisser entrer dans sa chambre d'hôtel, à New York, pour un
portrait. A première vue, ce cliché de 1961 n'a pas grand intérêt. A y regarder
de plus près, c'est un monstre qui apparaît sous les traits de cet inconnu :
ses pieds sont à l'envers, tournés vers le dos. L'image provoque le malaise.
Comme toutes celles que la photographe réalise sur les phénomènes de foire –
homme percé d'épingles, femme « sans tête », musclors tatoués – et les exclus
de toutes sortes – drag-queens, travestis ou fou errant torse nu. Diane Arbus a
le don pour jeter le trouble sur l'identité d'un modèle.
Enfant avec une grenade en plastique dans Central
Park, New York 1962. © The Estate of Diane Arbus
« Je suis née en haut de l'échelle sociale, dans la
bourgeoisie respectable, mais, depuis, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
dégringoler », confiait-elle. Elle voit en effet le jour, en mars 1923,
sous le nom de Nemerov, dans une riche famille juive, propriétaire du grand
magasin de mode Russeks, sur la Cinquième Avenue, à New York. Son frère Howard
(futur écrivain et poète), sa petite sœur et elle grandissent dans le quartier
huppé de Central Park ouest, entourés de domestiques. A 14 ans, Diane tombe
amoureuse d'Allan Arbus ; elle se marie avec lui quatre ans plus tard, malgré
l'hostilité de ses parents pour cette union avec un petit photographe sans
fortune.
Le jeune couple mange
de la vache enragée, crée un studio de photos de pub et de mode, et réussit à
se faire un nom en signant des couvertures pour les magazines Glamour ou Vogue.
Mais la seule véritable préoccupation de Diane Arbus reste son époux, devant
lequel elle est pétrie d'admiration, et ses deux filles, Doon et Amy.
Couple d’adolescents à Hudson Street, New York 1963. ©
The Estate of Diane Arbus
C'est à 38 ans
seulement, après qu'Allan l'a quittée pour une actrice, qu'elle décide de se
consacrer entièrement à son œuvre. Six ans plus tard, en 1967, trente de ses
tirages sont présentés au musée d'Art moderne de New York (MoMA) à côté des
autoportraits de Lee Friedlander et des scènes de rue de Garry Winogrand, dans
une exposition devenue mythique, « New Documents ». Les trois artistes changent
la conception de l'image documentaire : « Leurs
prédécesseurs se mettaient au service d'une cause sociale. Ils voulaient
montrer ce qui n'allait pas et persuader les autres d'agir pour y remédier. Le
but de ces jeunes photographes n'est pas de réformer la réalité, mais de la
connaître », écrit alors avec justesse John Szarkowski, conservateur au
MoMA.
Ils sont trois, mais
c'est Diane Arbus qui fait l'événement et devient aussitôt célèbre, grâce à ses
images de freaks, mais également pour sa façon très particulière de
photographier de petites jumelles. Les gamines sont la copie conforme l'une de
l'autre. Debout bien droites, soudées comme des siamoises, apprêtées à
l'identique, même expression neutre des visages, elles deviennent devant
l'objectif du Rolleiflex aussi différentes que peuvent l'être l'eau et le feu.
L'effet est magique. Car l'obsession de Diane Arbus est de révéler la
singularité de chaque être au-delà de son apparence. Tout en brouillant, avec
une certaine perversité, la frontière entre l'équilibre mental et la folie, le
féminin et le masculin, la normalité et l'anormalité. Sa technique et ses choix
esthétiques sont cohérents avec son projet : le format carré de ses images en
noir et blanc semble emprisonner ses modèles. Aucune échappatoire n'est
possible. D'autant qu'elle les saisit au flash, parfois à bout portant, les
foudroyant en un instantané, comme saisis en plein vol. Expressions
stupéfaites, gestes, grimaces trahissent des drames enfouis, des désirs cachés.
Jeune homme en bigoudis chez lui, 20e Rue, N.Y.C.
1966. © The Estate of Diane Arbus
A ses débuts, sujette
à la dépression, doutant de tout, Diane Arbus s'était inscrite à la New School,
au cours de Lisette Model, photographe réputée pour ses portraits grotesques de
pauvres, de vieillards ou de cette femme énorme, en maillot de bain, échouée
comme une baleine sur la plage de Coney Island. Model la pousse à s'approcher
au plus près de l'inconnu, de l'étrange. Du tabou, de l'interdit. De tout ce
qui lui fait peur. A casser la distance avec ses modèles.
Diane Arbus a retenu
la leçon. Sa proximité devient telle, avec ses sujets, qu'elle semble
s'identifier corps et âme à ce jeune homme en bigoudis au regard égaré. Ou à
cette vieille dame à la peau flétrie, au « chapeau rose », comme l'indique la
légende. En de très rares occasions, elle prend le bus pour un camp de nudistes
du New Jersey ou pour photographier un hermaphrodite dans le Maryland. Mais son
terrain de chasse favori – son ami Walker Evans l'appelait à juste titre « Diane, la chasseresse » – reste New York, de
Central Park aux bas-fonds. Quand un visage l'arrête, elle s'exclame : « Oh, comme vous êtes magnifique ! Puis-je vous
photographier ? » et s'invite immanquablement chez son modèle. En 1968,
elle raconte en quatre clichés une histoire incroyable : la métamorphose de
Catherine Bruce en Bruce Catherine. On voit d'abord une femme coquette, assise
sur un banc. On la retrouve ensuite chez elle, en sous-vêtements. Perruque
enlevée, on découvre sur la troisième image que c'est un homme. Qui finit par
poser en costume et cheveux courts, totalement méconnaissable.
Jumelles identiques, Roselle, N.J. 1967. © The
Estate of Diane Arbus
En 1971, Diane Arbus
réussit à convaincre Germaine Greer de se laisser photographier dans sa chambre
d'hôtel. La féministe, auteur du best-seller La
Femme eunuque, tombe aussitôt sous le charme de celle qui lui apparaît « en petite fille délicate, douce comme un pétale de
rose. Je n'ai pas pu lui donner d'âge, mais elle m'a charmée avec sa saharienne
et sa coupe à la garçonne. Elle trimballait un sac de matériel tellement énorme
que j'ai failli lui proposer de l'aider. » Diane Arbus a alors 48 ans,
et il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Elle demande à son modèle de
s'allonger et, « brusquement, se
souvient Greer, elle s'est agenouillée sur le
lit en plaçant son objectif juste au-dessus de mon visage et a commencé à
prendre en gros plan mes pores et mes rides ! Elle me posait des questions très
personnelles et là, j'ai compris qu'elle ne déclenchait que lorsqu'elle voyait
sur mon visage des signes de tension, d'inquiétude ou d’agacement. »
Arbre de Noël dans un living-room à Levittown, Long
Island, N.Y. 1963. © The Estate of Diane Arbus
Diane Arbus s'est
souvent dite prête à tout, « à perdre [sa] réputation ou [sa] vertu, ou tout au moins ce qu'il en reste, pour une bonne photo ».
Quitte à prendre des risques insensés. Elle racontait qu'elle couchait
fréquemment avec ses modèles – un marin rencontré dans un bus, un Portoricain
croisé dans une rue, un nain, un couple de nudistes. Longtemps, ce
comportement, qui éclaire la forte intimité qu'on ressent face à certaines
images, a été tenu secret par sa fille Doon. En 2003, cette dernière dévoile la
personnalité complexe de sa mère lors d'une rétrospective, « Diane Arbus
Revelations », présentée dans le monde entier sauf en France. Sur une
planche-contact, on découvre ainsi un couple – un Noir et une Blanche –
s'embrassant et se caressant sur un canapé. Sur l'une des douze images, Diane
Arbus prend la place de la femme, et s'allonge, nue, sur les genoux de
l'homme. Ainsi, bien avant Nan Goldin, elle photographia des couples, parfois
deux femmes, faisant l'amour, et fut une véritable pionnière dans l'exploration
de l'intime, un thème majeur de la photographie contemporaine.
Jeune homme au canotier attendant de défiler en faveur
de la guerre, N.Y.C. 1967. © The Estate of Diane Arbus
Rarement exposée en
France, Diane Arbus, portraitiste exceptionnelle s’est suicidée, le 26 juillet
1971. Diane avait traversé le miroir, et plus aucun retour n'était possible.
Autoportrait-enceinte-NYC-1945
Autoprtrait
Source Luc Desbenoit (Télérama)
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