Anarchisme
Définir l’anarchisme
est une tâche des plus délicates. Nous avons affaire à un phénomène complexe
dont les expressions historiques, tant au niveau de la pensée que de l’action,
sont multiples. Malheureusement, la plupart des définitions, même celles élaborées
par des commentateurs sympathisants, sont simplistes et n’arrivent pas à
embrasser l’ensemble de ses caractéristiques.
Dans presque tous les
ouvrages que j’ai lus sur le sujet, l’anarchisme est défini de façon négative,
c’est-à-dire par ce à quoi il s’oppose. En se basant sur la racine grecque du
mot (anarkhia, absence de chef), on
présente l’anarchie comme « l’absence de gouvernement » et
l’anarchisme comme « l’idée qu’une société peut et doit s’organiser sans
gouvernement ». Le problème avec ses « définitions »… c’est
qu’elles n’en sont tout simplement pas. Une définition, si je me base sur mon
Larousse, est une « énonciation de ce qu’est une chose, de ses
caractères essentiels, de ses qualités propres ». Si je dis qu’une pomme
n’est pas un animal, personne n’osera dire que j’ai énoncé les caractères
essentiels de ce phénomène !
Une définition
adéquate de l’anarchisme ne doit pas se limiter à son aspect «critique» mais
également en exposer le projet de société ainsi que les moyens de changement
social. De plus, il est essentiel d’expliquer les bases philosophiques de
l’anarchisme, en particulier sa conception de la liberté et de la nature
humaine.
Voici donc ma
définition personnelle de l’anarchisme. Comme vous le constaterez, elle
comporte quatre parties, qui seront expliquées en détail dans le texte qui
suit.
Anarchisme. n.m. Philosophie politique qui, à partir
d’une définition tripartite de la liberté et d’une conception spécifique de la
nature humaine, offre une critique radicale des liens de domination
hiérarchiques, un projet de société antiautoritaire et une stratégie de
changement social basé sur l’action directe.
- La Liberté
Tout comme les
libéraux, les anarchistes ont une conception « négative » de la
liberté, c’est-à dire que la liberté est l’absence de contraintes. L’individu
libre est celui qui n’est pas soumis à des contraintes extérieures à lui-même.
A cette conception
négative s’ajoute une conception « positive » de la liberté. Tous les
anarchistes considèrent que la liberté est également une potentialité, la
possibilité pour l’individu de se réaliser et d’atteindre son plein potentiel.
Enfin, les anarchistes
ont une conception « sociale » de la liberté, qui a pour conséquence
de lier de façon indissociable la liberté et l’égalité. En effet, l’anarchisme
postule que l’individu ne peut être totalement libre qu’au sein d’une société
composée d’individus libres. Ainsi, pour Bakounine, « l’homme n’est
réellement libre qu’autant que sa liberté, librement reconnue est représentée
comme par un miroir par la conscience libre de tous les autres, trouve la
confirmation de son extension à l’infini dans leur liberté. L’homme n’est
vraiment libre que parmi d’autres hommes également libres ; et comme il
n’est libre qu’à titre humain, l’esclavage d’un seul homme sur la terre, étant
une offense contre le principe même de l’humanité, est une négation de la
liberté de tous. » (Catéchisme révolutionnaire)
- Une critique de la société actuelle
Toutes les variantes
de l’anarchisme ont en commun une critique des sociétés contemporaines qui se
base sur des principes antiautoritaires découlant de leur conception de la
liberté.
Les anarchistes
contestent tous les rapports de domination hiérarchique, de quelque nature
qu’ils soient (oppression de classe, de race, de sexe, d’orientation sexuelle,
domination de la nature, etc.). La critique anarchiste s’étend à toutes les
institutions oppressives, église, armée, police, etc., et en tout premier lieu
l’Etat, qu’ils considèrent comme l’institution suprême de domination.
L’étendue de cette
critique est d’ailleurs un des facteurs qui distingue l’anarchisme du marxisme.
Comme l’a fait remarquer Henri Arvon, l’anarchisme conteste l’oppression autant
que l’exploitation, l’autorité autant que la propriété et l’Etat autant que le
capitalisme. Ceci explique pourquoi plusieurs écologistes, féministes,
pacifistes, syndicalistes et militants pour les droits de la personne sont
attirés par l’anarchisme.
- Un projet de société libertaire
Est anarchiste toute
idéologie dont le projet de société, appelé « anarchie », est
déterminé par cette conception de la liberté. Ce projet varie selon les types
d’anarchisme, mais la plupart prescrivent des structures de sociales
non-hiérarchiques, radicalement démocratique et décentralisées.
Pour les
individualistes, la société n’est pas un organisme mais une simple collection
d’individus autonomes. Pour satisfaire son intérêt personnel, l’individu peut
s’unir aux autres et s’associer, mais cette association ne reste qu’un moyen
pour servir sa fin.
Les
anarcho-syndicalistes sont les héritiers du collectivisme de Bakounine. Selon
leur vision de la société anarchiste, les syndicats exproprient le capital et
chaque groupe de travailleurs disposent de ses propres moyens de production. La
répartition des produits et des services est alors l’objet d’une décision
collective.
Finalement, les
anarcho-communistes (ou communistes libertaires, ou communistes anarchistes)
prévoient l’établissement de communautés (communes) autogérées où tous
travailleraient selon leurs capacités et tous consommeraient selon leurs
besoins. Ces communautés sont fédérées pour exécuter en coordination des
projets les concernant.
- La nature humaine
Les anarchistes ont
aussi en commun une perception de la nature humaine qui justifie la viabilité
d’une telle société libertaire.
Cette perception n’est
toutefois pas la même chez tous les anarchistes. Par exemple, Kropotkine
considérait que l’instinct de coopération d’aide mutuelle prédominait chez
toutes les espèces animales et trouvait son incarnation parfaite chez l’humain.
Mais la plupart des anarchistes ont plutôt développé une conception
existentialiste de la nature humaine, estimant que les comportements humains
s’adaptent aux structures et aux normes sociales.
Quoi qu’il en soit,
tous sont parfois d’accord pour dire que l’humanité a la capacité de vivre et
de se développer sans être soumise à des institutions hiérarchiques et
répressives.
- Une stratégie de changement
Enfin, les anarchistes
ont en commun d’offrir une stratégie de changement révolutionnaire impliquant
l’institution immédiate de l’anarchie. Ils s’opposent tous aux stratégies
autoritaires (dictature du prolétariat) ainsi qu’à la formation de partis hiérarchisés,
et sont généralement abstentionnistes lors des élections. Les anarchistes
croient en la spontanéité révolutionnaire et préconisent l’action directe, qui
peut prendre plusieurs formes.
C’est au sujet des
stratégies de changement que les anarchistes sont le plus partagés. Par
exemple, certains ont préconisé, principalement lors des deux dernières
décennies du XIXe siècle , une forme de terrorisme appelée « propagande
par le fait ». Mais après une vague d’attentats individuels qui n’ont mené
qu’au rejet populaire de l’anarchisme et à un regain de répression, cette
stratégie a été abandonnée par les anarchistes. Les anarcho-communistes
insistent quant à eux sur l’action communautaire, sur la formation
d’institutions libertaires sur une base locale qui pourront renverser et
remplacer l’ordre capitaliste et étatique. Les anarcho-syndicalistes axent leur
stratégie sur le syndicat, qui est conçu comme l’embryon de la société nouvelle ;
ils préconisent des formes d’action directe comme le sabotage, le boycott, la
grève partielle et la grève générale révolutionnaire. Les anarcho-pacifistes
insistent quant à eux sur l’action directe non-violente et sur la désobéissance
civile comme moyen de renverser l’ordre hiérarchique oppressif.
Bien que les
anarchistes soient révolutionnaires et spontanéistes, il ne faut pas croire
pour autant qu’ils rejettent les formes de lutte partielles et quotidiennes. Au
contraire, des anarchistes comme Elisée Reclus considèrent qu’évolution et
révolution font partie d’un même processus et que chaque action peut être
efficace si elle est conforme aux principes anti-autoritaires. Les anarchistes
considèrent également l’éducation comme étant un des principaux moyens
d’accéder à la société libertaire.
Il est toutefois à
noter qu’une minorité importante d’anarchistes n’est pas révolutionnaire. En
effet, la plupart des individualistes anarchistes considèrent que les
« rêves de grands soirs » sont eux-mêmes potentiellement répressifs
et estiment que c’est à l’individu de se libérer en rejetant lui-même la
société dominatrice. Pour beaucoup d’individualistes, être anarchistes signifie
être « en dehors » et vivre selon ses propres principes, en refusant
de collaborer aux institutions oppressives. Cette attitude, particulièrement
répandue chez les individualistes français du début du siècle, a mené certains
anarchistes (comme Georges Palante) vers une forme d’individualisme
aristocratique, d’inspiration nietzschéenne.
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