vendredi 18 janvier 2019

Billets-Les énarques : une oligarchie dépassée


Les énarques : une oligarchie dépassée

Pourquoi la France, pays disposant d’atouts naturels et humains, réussit-elle moins bien que certains de ses voisins ? Pourquoi le pessimisme sur l’avenir est-il un mal typiquement français ? Pourquoi ce pays ne parvient-il pas à s’adapter à la réalité contemporaine qui est le dépassement de l’État-nation et l’évolution vers une globalisation scientifique, économique, financière et parfois même associative ? Toutes ces questions comportent des réponses complexes, mais les quelques milliers de personnes qui constituent la haute administration française ont nécessairement, puisqu’elles dirigent le pays, une part importante de responsabilité dans la situation actuelle. D’autant que la situation française est tout à fait singulière.

Les spécificités historiques
Un État-nation très centralisé se construit très tôt en France et ses dirigeants accumulent un pouvoir écrasant la société civile. La monarchie absolue, le jacobinisme, l’Empire napoléonien, la troisième République sont des régimes politiques glorifiant l’État et mettant l’élite à son service. L’aristocratie d’Ancien régime a été remplacée par une aristocratie d’Empire puis par une aristocratie républicaine. Mais toujours, une petite oligarchie a détenu l’essentiel de la compétence et du pouvoir dans la sphère publique.

En 1945, ce travers bien français est accentué par la création de L’École nationale d’administration (ENA). Les hommes qui ont présidé à la naissance de l’ENA, sous le gouvernement provisoire de la République (1944-1946), sont le général de Gaulle, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, et Michel Debré. Inutile de préciser que ces hommes sont bien loin du libéralisme. Ce sont des étatistes convaincus, qui veulent construire un État puissant et s’en donnent les moyens. Leur réussite sera complète.

Compétence et conquête du pouvoir
La noblesse d’État sera donc désormais formée, et même formatée, dans une école spécifique. Coupée de la société civile, cette caste maîtrise parfaitement les rouages complexes de l’administration et des institutions républicaines. Elle connaît les finesses du droit public et dispose d’une compétence sans partage en matière de finances publiques. Les politiciens, désignés ou élus, doivent composer avec cette technocratie d’État, car sans elle, ils ne sont rien : sans la bonne volonté des administrations, impossible d’agir.

Peu à peu, à partir du milieu des années 1960, les énarques vont coloniser les cabinets ministériels et les fonctions politiques. Le statut de la fonction publique leur est très favorable. Un fonctionnaire élu est placé en position de détachement et peut retrouver son poste s’il n’est pas réélu. Le risque est donc nul. Pourquoi alors ne pas cumuler la compétence du haut fonctionnaire et le pouvoir du politique ? On imagine la puissance que cela représente : être beaucoup plus compétent que la plupart des députés du fait de l’expérience professionnelle et disposer de la légitimité démocratique par l’élection. La combinaison est presque toujours gagnante. Le risque, encore une fois, est pratiquement nul.

Un cas unique au monde
Il existe des études statistiques permettant d’apprécier l’importance numérique et le pouvoir des énarques dans le monde politique et les cabinets ministériels . Mais sans entrer dans ces détails, chacun peut très facilement constater cette spécificité française en se limitant aux plus hautes fonctions politiques. Après la période de fondation de la Ve République par le général de Gaulle (1958-1969), six Présidents de la République (PR) se sont succédés. Trois d’entre eux sont des énarques (Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François Hollande). En ce qui concerne les premiers ministres (PM), sur la même période (1969 -2015), les énarques dominent également. Le tableau suivant fournit un panorama d’ensemble :


Sur une période d’environ 46 ans, le Président a été un énarque pendant 21 ans et le Premier ministre pendant 25 ans, soit 55% du la durée totale. Mais les périodes où ni le Président ni le Premier ministre ne sont des énarques se limitent à une dizaine d’années. Un énarque a donc été présent dans le couple Président – Premier ministre pendant environ 36 années sur 46.

Ce phénomène est unique au monde. Une seule école a une place prépondérante en France dans le recrutement des gouvernants depuis la fin des années soixante. Dans tous les autres pays développés, le recrutement est beaucoup plus diversifié. Prenons deux exemples sur la même période : Allemagne et États-Unis.


Pourquoi le système français conduit-il à l’échec ?
Tout simplement parce que la formation des énarques est étroite, sans ouverture sur la diversité sociale, économique, technologique, scientifique. Le secteur public, rien que le secteur public pour l’écrasante majorité de ces hauts fonctionnaires qui régentent le pays. L’actuel Président de la République constitue un exemple presque caricatural de cette expérience limitée. Candidat socialiste par défaut, il parvient au poste suprême pour l’unique raison que les meilleurs de son camp (Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn) ont été écartés par des ennuis judiciaires. L’improbable se produit donc et un énarque-apparatchik pur, sans aucune expérience ministérielle, accède à la présidence. Il maitrise parfaitement les combinaisons partisanes et électoralistes, dispose d’une vaste culture politique, économique et juridique, mais n’est jamais sorti du cercle de la technocratie publique et des cadres des partis politiques. Il ignore tout de la vie vécue par 99% de ses contemporains. Son monde est celui des équilibres politiques subtils et de l’évitement stratégique. Ce profil est archétypal de la haute fonction publique. Combien de petits François Hollande gouvernent la France ?

Les énarques ne sont pas adaptés au monde ouvert qui est le nôtre. Créée par des étatistes après la seconde guerre mondiale, l’ENA pouvait représenter un atout dans une France aux frontières hermétiques, se protégeant de la concurrence par des droits de douane et des contingentements. Le capitalisme de connivence pouvait fonctionner avec une certaine efficacité dans un contexte purement national. Mais l’ouverture des frontières change la donne car la connivence n’existe pas à l’échelle internationale. Lorsque le pays doit affronter la concurrence des pays de l’Union européenne (libre circulation), celle des pays émergents et celle des pays développés extra-européens (abaissement des obstacles aux échanges), les petits arrangements au sein de l’élite politico-administrative représentent un handicap. Il n’est plus question d’utiliser les subterfuges traditionnels pour tromper la population, en particulier la dévaluation de la monnaie. La France était auparavant une grande adepte de la dévaluation qui permettait de masquer à la population l’inefficacité relative de sa gestion publique. L’inflation constituait une autre supercherie : la Banque de France pouvait créer de la monnaie sur instruction gouvernementale et rembourser ensuite la dette publique en monnaie de singe. Cette époque est définitivement révolue.

Il faut désormais être compétitif, s’adapter sans cesse aux évolutions, bref accepter la concurrence. Du fait de sa formation, l’aristocratie républicaine en est incapable. L’attitude archaïque de la France en Europe ressemble donc, dans son principe, à celle de la Grèce : promettre toujours, mais ne jamais tenir, mentir pour obtenir des délais, éviter la confrontation au réel par des manœuvres politiques. Ce ne sont pas les Français qui refusent le monde actuel, puisqu’ils fuient de plus en plus le pays pour s’installer à l’étranger. Ce sont leurs dirigeants, une caste fermée sur elle-même et protégeant ses privilèges au détriment de la population entière.

Les manœuvres politiques ne fonctionnent plus aujourd’hui. L’élite administrative et politique française est totalement rejetée par la population. Il suffit d’écouter. Deux thèmes reviennent souvent dans les discussions du Café du Commerce : on ne comprend rien à ce qu’ils racontent ; ils ne font qu’augmenter les impôts sans rien donner en contrepartie. L’insatisfaction grandissante des Français et les succès électoraux du Front National sont les premiers symptômes de la fin de l’énarchie.


Source contrepoints.org

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