Les énarques : une oligarchie dépassée
Pourquoi la France,
pays disposant d’atouts naturels et humains, réussit-elle moins bien que
certains de ses voisins ? Pourquoi le pessimisme sur l’avenir est-il un mal
typiquement français ? Pourquoi ce pays ne parvient-il pas à s’adapter à la
réalité contemporaine qui est le dépassement de l’État-nation et l’évolution
vers une globalisation scientifique, économique, financière et parfois même
associative ? Toutes ces questions comportent des réponses complexes, mais les
quelques milliers de personnes qui constituent la haute administration
française ont nécessairement, puisqu’elles dirigent le pays, une part
importante de responsabilité dans la situation actuelle. D’autant que la
situation française est tout à fait singulière.
Les spécificités historiques
Un État-nation très
centralisé se construit très tôt en France et ses dirigeants accumulent un
pouvoir écrasant la société civile. La monarchie absolue, le jacobinisme,
l’Empire napoléonien, la troisième République sont des régimes politiques
glorifiant l’État et mettant l’élite à son service. L’aristocratie d’Ancien
régime a été remplacée par une aristocratie d’Empire puis par une aristocratie
républicaine. Mais toujours, une petite oligarchie a détenu l’essentiel de la
compétence et du pouvoir dans la sphère publique.
En 1945, ce travers
bien français est accentué par la création de L’École nationale
d’administration (ENA). Les hommes qui ont présidé à la naissance de l’ENA,
sous le gouvernement provisoire de la République (1944-1946), sont le général
de Gaulle, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, et
Michel Debré. Inutile de préciser que ces hommes sont bien loin du libéralisme.
Ce sont des étatistes convaincus, qui veulent construire un État puissant et
s’en donnent les moyens. Leur réussite sera complète.
Compétence et conquête du pouvoir
La noblesse d’État
sera donc désormais formée, et même formatée, dans une école spécifique. Coupée
de la société civile, cette caste maîtrise parfaitement les rouages complexes
de l’administration et des institutions républicaines. Elle connaît les finesses
du droit public et dispose d’une compétence sans partage en matière de finances
publiques. Les politiciens, désignés ou élus, doivent composer avec cette
technocratie d’État, car sans elle, ils ne sont rien : sans la bonne volonté
des administrations, impossible d’agir.
Peu à peu, à partir du
milieu des années 1960, les énarques vont coloniser les cabinets ministériels
et les fonctions politiques. Le statut de la fonction publique leur est très
favorable. Un fonctionnaire élu est placé en position de détachement et peut
retrouver son poste s’il n’est pas réélu. Le risque est donc nul. Pourquoi
alors ne pas cumuler la compétence du haut fonctionnaire et le pouvoir du
politique ? On imagine la puissance que cela représente : être beaucoup plus
compétent que la plupart des députés du fait de l’expérience professionnelle et
disposer de la légitimité démocratique par l’élection. La combinaison est
presque toujours gagnante. Le risque, encore une fois, est pratiquement nul.
Un cas unique au monde
Il existe des
études statistiques permettant d’apprécier l’importance numérique et le
pouvoir des énarques dans le monde politique et les cabinets ministériels .
Mais sans entrer dans ces détails, chacun peut très facilement constater cette
spécificité française en se limitant aux plus hautes fonctions politiques.
Après la période de fondation de la Ve République par le général de Gaulle
(1958-1969), six Présidents de la République (PR) se sont succédés. Trois
d’entre eux sont des énarques (Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François
Hollande). En ce qui concerne les premiers ministres (PM), sur la même période
(1969 -2015), les énarques dominent également. Le tableau suivant fournit un
panorama d’ensemble :
Sur une période
d’environ 46 ans, le Président a été un énarque pendant 21 ans et le Premier
ministre pendant 25 ans, soit 55% du la durée totale. Mais les périodes où ni
le Président ni le Premier ministre ne sont des énarques se limitent à une
dizaine d’années. Un énarque a donc été présent dans le couple Président –
Premier ministre pendant environ 36 années sur 46.
Ce phénomène est
unique au monde. Une seule école a une place prépondérante en France dans le
recrutement des gouvernants depuis la fin des années soixante. Dans tous les
autres pays développés, le recrutement est beaucoup plus diversifié. Prenons
deux exemples sur la même période : Allemagne et États-Unis.
Pourquoi le système français conduit-il à l’échec ?
Tout simplement parce
que la formation des énarques est étroite, sans ouverture sur la diversité
sociale, économique, technologique, scientifique. Le secteur public, rien que
le secteur public pour l’écrasante majorité de ces hauts fonctionnaires qui régentent
le pays. L’actuel Président de la République constitue un exemple presque
caricatural de cette expérience limitée. Candidat socialiste par défaut, il
parvient au poste suprême pour l’unique raison que les meilleurs de son camp
(Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn) ont été écartés par des ennuis
judiciaires. L’improbable se produit donc et un énarque-apparatchik pur, sans
aucune expérience ministérielle, accède à la présidence. Il maitrise
parfaitement les combinaisons partisanes et électoralistes, dispose d’une vaste
culture politique, économique et juridique, mais n’est jamais sorti du cercle
de la technocratie publique et des cadres des partis politiques. Il ignore tout
de la vie vécue par 99% de ses contemporains. Son monde est celui des
équilibres politiques subtils et de l’évitement stratégique. Ce profil est
archétypal de la haute fonction publique. Combien de petits François Hollande
gouvernent la France ?
Les énarques ne sont
pas adaptés au monde ouvert qui est le nôtre. Créée par des étatistes après la
seconde guerre mondiale, l’ENA pouvait représenter un atout dans une France aux
frontières hermétiques, se protégeant de la concurrence par des droits de douane
et des contingentements. Le capitalisme de connivence pouvait fonctionner avec
une certaine efficacité dans un contexte purement national. Mais l’ouverture
des frontières change la donne car la connivence n’existe pas à l’échelle
internationale. Lorsque le pays doit affronter la concurrence des pays de
l’Union européenne (libre circulation), celle des pays émergents et celle des
pays développés extra-européens (abaissement des obstacles aux échanges), les
petits arrangements au sein de l’élite politico-administrative représentent un
handicap. Il n’est plus question d’utiliser les subterfuges traditionnels pour
tromper la population, en particulier la dévaluation de la monnaie. La France
était auparavant une grande adepte de la dévaluation qui permettait de masquer
à la population l’inefficacité relative de sa gestion publique. L’inflation
constituait une autre supercherie : la Banque de France pouvait créer de la
monnaie sur instruction gouvernementale et rembourser ensuite la dette publique
en monnaie de singe. Cette époque est définitivement révolue.
Il faut désormais être
compétitif, s’adapter sans cesse aux évolutions, bref accepter la concurrence.
Du fait de sa formation, l’aristocratie républicaine en est incapable.
L’attitude archaïque de la France en Europe ressemble donc, dans son principe,
à celle de la Grèce : promettre toujours, mais ne jamais tenir, mentir pour
obtenir des délais, éviter la confrontation au réel par des manœuvres
politiques. Ce ne sont pas les Français qui refusent le monde actuel,
puisqu’ils fuient de plus en plus le pays pour s’installer à l’étranger. Ce
sont leurs dirigeants, une caste fermée sur elle-même et protégeant ses
privilèges au détriment de la population entière.
Les manœuvres
politiques ne fonctionnent plus aujourd’hui. L’élite administrative et
politique française est totalement rejetée par la population. Il suffit
d’écouter. Deux thèmes reviennent souvent dans les discussions du Café du
Commerce : on ne comprend rien à ce qu’ils racontent ; ils ne font qu’augmenter
les impôts sans rien donner en contrepartie. L’insatisfaction grandissante des
Français et les succès électoraux du Front National sont les premiers symptômes
de la fin de l’énarchie.
Source contrepoints.org
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