Entretien avec Gérard Depardieu
“J’aime
tellement la vie que je me suis toujours senti riche”
Il
s'apprête à endosser le peignoir de DSK chez Ferrara. A 65 ans, le “paysan” du
cinéma français dit sa vérité sur l'exil fiscal, Poutine, le métier de
comédien, l'alcool, la mort…
L'ogre est
là. Dans sa caverne gorgée d'œuvres d'art, de tableaux serrés contre les murs,
de sculptures aussi, partout. Même sur l'immense table de marbre dans un coin
de cette pièce qui fut salle de théâtre, rue du Cherche-Midi. Longue chemise
blanche et teint frais, l'acteur monstre du cinéma français qui défraya fort la
chronique ces temps passés – exil fiscal et amitiés poutiniennes – semble enfin
tranquille.
Même si la
sortie le 17 mai en VOD (vidéo à la demande) sur Internet – et peut-être en
projection spéciale au festival de Cannes – de son dernier film, Welcome to New
York, d'Abel Ferrara, promet encore des
polémiques. Cette libre adaptation de l'affaire Strauss-Kahn (rebaptisé ici
Devereaux) au Sofitel new-yorkais enrage en effet les authentiques
protagonistes. Mais des Valseuses de Blier (1974) au Soleil de Satan de Pialat
(1987), Gérard Depardieu, à Cannes, est habitué aux scandales.
Le génial
interprète de Cyrano de Bergerac (1990) s'en fiche. Comme taillée par Rodin, sa
puissante silhouette navigue au milieu des objets qu'il affectionne, caresse
parfois. Avant de se raconter de sa voix douce aux accents si étrangement
féminins.
- Pourquoi avoir accepté le rôle de DSK alors que vous avez souvent répété que vous ne l'aimiez pas ?
Pas DSK :
Devereaux ! Pour dire vrai, je ne me suis pas précipité dans Welcome to New York avec gourmandise. J'étais
même un peu dégoûté. Mais ce n'est pas mon genre, non plus, de jouer les
redresseurs de torts. D'autant que les hommes politiques sont rarement des
modèles de vertu. Ils sont dans l'arrangement, la stratégie. Ils mentent constamment.
Au point où en était Dominique Strauss-Kahn, à la veille sans doute d'être élu
président, la lutte pour le pouvoir devient quelque chose d'inhumain. Exige de
vous des comportements inhumains. Ses concurrents n'étaient peut-être pas plus
vertueux que lui, et avaient quand même moins de charisme, non ?
Je
fréquente beaucoup d'hommes de pouvoir. S'ils veulent rester des hommes sans se
renier, c'est impossible. Ce dilemme est fascinant à observer. C'est surtout ce
qu'il y a derrière cette affaire qui m'a en effet intéressé. La tragédie d'un
homme au faîte de la puissance et piégé par ses pulsions, parce que ne les
remettant jamais en question, trop sûr de lui. La tragédie intime d'un couple –
elle sait et il sait qu'elle sait. La tragédie officielle de ce couple à la
veille de prendre le pouvoir en France, quand tout s'écroule. Et comment nier
que l'héroïne ait furieusement envie de devenir première dame, ce que Devereaux
lui reproche, comme la manière dont sa belle-famille est devenue si riche. On
entre dans Shakespeare…
- Vous sentez-vous des points communs avec ce Devereaux plein d'excès et soudain lynché par les médias, comme vous avez pu l'être lors de votre exil fiscal en Belgique, en 2012 ?
Non. Je
n'aime pas la violence. Ni le pouvoir à n'importe quel prix. Et je ne me sens
pas suffisamment sûr de moi pour me penser au-dessus des lois. D'ailleurs,
quand j'ai osé demander personnellement à François Mitterrand qu'après une
condamnation à trois ans de prison pour usage et trafic de drogue la peine de
mon fils Guillaume, alors âgé de 17 ans, soit allégée, vu ce que je savais de
son état psychologique et des risques qu'il courait en prison, on ne m'a même
pas répondu…
Quant à
mon « lynchage médiatique », il n'a rien à voir avec celui de « Devereaux » !
Les médias lui en ont d'autant plus voulu qu'ils l'avaient placé très haut
malgré ce qu'ils savaient sûrement de lui. Face à leur déception, ils ont
manifesté un sursaut d'orgueil professionnel. En ce qui me concerne, je n'étais
pas là quand la presse et certains petits chiens se sont déchaînés. Leur
violence m'a surpris, mais j'ai été flatté du soutien des femmes que j'aime,
comme Catherine Deneuve.
Si je
n'étais pas plus tourmenté que ça, c'est que tout était faux. Je ne suis pas
parti pour fuir mes responsabilités fiscales, mais parce qu'à 63 ans je n'étais
plus sûr de pouvoir donner 87 % de mon salaire (et bientôt plus de 100 %) à
l'Etat, avec les pensions familiales que j'avais à régler et les déductions
dont je ne bénéficiais plus pour mes entreprises. Etre publiquement traité de «
minable » par le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault, n'a rien
arrangé.
- Comment avez-vous travaillé le rôle de Devereaux ? En vous inspirant de Dominique Strauss-Kahn ?
Non. Je
n'ai revisionné aucune des images qu'on a prises de lui, et je n'ai rien lu.
Sauf le descriptif qu'a fait le FBI des événements. Le reste, de ses
explications avec Claire Chazal à celles, récentes, d'Anne Sinclair avec
Laurent Delahousse, m'a semblé truqué jusqu'à l'obscène. De toute façon, on est
souvent meilleur dans les rôles qu'on n'aime pas. On n'y est pas piégé par
l'affect.
Gérard Depardieu dans Welcome to
New York, le dernier brûlot d'Abel Ferrara. - © Nicole Rivelli/2014 June
Project
En plus,
j'ai horreur des personnages de fiction qui s'expliquent. Je n'aime pas qu'ils
révèlent trop d'intimité. Je voulais surtout montrer le drame d'être traqué,
puis inculpé. Qui qu'on soit. Montrer combien la chair peut être triste, aussi.
Je n'avais pas besoin d'en savoir trop. J'ai rarement besoin d'en savoir trop.
Parce que je n'ai jamais étudié. J'ai quitté l'école à 13 ans. J'en ai été
complexé jusqu'à 55.
- Qu'est-ce qui s'est donc passé à 55 ans ?
Le travail
du temps… Soudain j'ai été heureux de n'être jamais allé au lycée, de ne pas y
avoir été formaté. J'ai eu le sentiment d'avoir vécu, moi, ce que les autres
avaient appris. D'avoir respiré le Moyen Age avec Martin Guerre, le XVIIe siècle avec Cyrano, la Révolution avec Danton, le XIXe avec Balzac
ou Rodin, et l'Occupation avec Le
Dernier Métro… Tout ce que je sais me
vient des autres. De les avoir écoutés. En sachant me taire pour me faire
accepter, en souriant et en acquiescant même si je ne comprenais rien.
Et puis je
lis beaucoup désormais. Même si ça m'est encore difficile, parce que je lis
comme un paysan qui n'a pas étudié à l'école. Mais les livres au moins restent
en moi. Du coup, je sors moins, vois moins de gens, deviens sauvage. Comment
aimer la vie, sans heurts, si on n'est pas sauvage ?
- On a du mal à vous imaginer complexé…
Déjà, je
ne me supporte pas physiquement, je déteste me regarder. Mais ce sont les
autres surtout qui vous donnent des complexes. D'autant que j'ai toujours dû
pratiquer les stratégies de survie. Petit, il m'a fallu empêcher ma mère de
quitter la maison et le couple d'éclater. Nous étions pauvres. A 12 ans, en
trafiquant avec les stocks de l'armée américaine basée à Châteauroux, je
gagnais déjà plus d'argent que mes parents ; je les aidais.
Notre
histoire familiale était compliquée. Et mes deux grand-mères berrichonnes
étaient un peu sorcières, l'une rebouteuse, l'autre pansait les plaies. Elles
m'ont sûrement passé quelque chose : quand je joue, j'ai l'impression d'entrer
dans les répliques, même lorsque je ne les saisis pas. L'impression que le
temps s'installe dans mon corps. Et que je n'ai plus peur de rien…
Chez moi,
rien ne passe par l'intellect, tout par l'instinct. Lorsque j'ai débarqué à
Paris à 17 ans, analphabète, bègue, hyper-émotif, n'ayant à ma disposition que
quelques mots avec lesquels j'aboyais pour ne pas montrer ma peur – si on a
peur, ça se sent, on est mort –, je ne pouvais d'ailleurs pas m'exprimer. Quand
j'ai tourné un court métrage, Alcibiade et
Socrate, Jacques Doniol-Valcroze a dû me doubler.
Mais le
cours de théâtre Jean-Laurent Cochet m'a sauvé. D'abord en me révélant Musset,
Marivaux, Corneille tout en m'enseignant qu'il fallait oser rester silencieux
en pleine lumière. Ensuite, parce que Cochet m'a entraîné chez le docteur
Alfred Tomatis, qui travaillait sur les liens entre langage et audition, et m'a
décelé des troubles de l'oreille. J'entendais trop, et tout. Il m'a rééduqué en
me faisant percevoir les sons, en m'aidant à sélectionner les aigus – à travers
la musique de Mozart – puis les graves… Ça a canalisé aussi mon
hyper-émotivité, développé une mémoire que je n'avais guère.
Photo : Patrick Swirc pour Télérama.
- Pourquoi les comédiens boivent-ils tant ?
Parce
qu'ils sont fragiles. Ça commence par un whisky à 5 heures pour se donner le
courage de jouer le soir. C'est presque un médicament. Ça rallume la chaudière.
Mais ça amène au mensonge. Peu à peu les alcooliques se cachent, ils ont honte.
C'est pour ça que je ne suis pas un alcoolique, je ne me cache jamais. Si je
bois – j'ai arrêté depuis cinq mois –, c'est par excès de vie. Je suis une
nature, comme on dit, un peu con parfois…
Il m'est
arrivé de tenir à peine debout pendant les représentations de La Bête dans la jungle avec Fanny Ardant ;
même l'oreillette que je devais porter pour être capable de dire mon texte
tombait par terre… Dans Le Tartuffe aussi, monté par Jacques Lassalle,
avec François Périer. J'avais observé que François partait aux toilettes cinq
minutes avant la représentation, je pensais qu'il picolait en douce. Un soir où
j'avais soif, je pars avant lui et je découvre effectivement une bouteille au
goût de Fernet-Branca, je l'avale et reviens comme si de rien n'était. Il sort
à son tour des WC, excédé : « Qui m'a pris ma
lotion pour les cheveux ? » Il la cachait pour faire le beau et je
l'avais ingurgitée !
Un soir,
j'étais si ivre que lors de la scène de séduction avec Elmire, c'est elle,
Elisabeth Depardieu, qui a dû me souffler chaque mot de ma déclaration d'amour.
Finalement, ça donnait une certaine perversité à la scène… Mais trop boire tue
peu à peu le côté festif de la chose, ça isole, renferme sur soi, sur ses
douleurs narcissiques. Et ça marque, ça fatigue. Pourtant Marguerite Duras m'a
souvent avoué qu'elle regrettait de ne plus boire.
- Elle a été importante pour vous ?
Elle fait
partie de mes grandes amitiés amoureuses, avec Barbara et Fanny, et j'avoue
préférer ces sentiments-là au sexe. J'aime surtout l'idée de tomber amoureux,
d'aimer. Marguerite m'a appris le silence et l'art de la ponctuation. Chez
elle, les ponctuations sont les paroles du silence. C'est grandiose.
Elle avait
confié au metteur en scène de théâtre Claude Régy, avec qui j'avais joué Sauvés, d'Edward Bond, avoir besoin d'une «
bête » pour son film Nathalie Granger.
Il lui avait donné mon nom. Elle me fixe rendez-vous rue Saint-Benoît. Je
sonne, le cheveu hirsute, revêtu d'une fourrure. Elle ouvre dans sa petite robe
pied-de-poule, se met au fond de la pièce et me dit : « Avancez sur moi ! » Ce que je fais. De plus en plus près. «
Stop ! arrêtez, c'est exactement ce que je voulais : vous me faites peur ! »
Notre amitié à commencé comme ça.
- Qu'attendez-vous d'un directeur d'acteurs ?
Pas
grand-chose. Il y en a si peu aujourd'hui ! Ils savent rarement ce qu'ils
veulent faire, or, moi, je comprends vite. Et ça doit aller vite. Alors je
montre la route. J'ai aidé beaucoup de réalisateurs…
- Qui ?
Pas
Truffaut, qui savait au moins conduire son récit, et par sa gaieté mêlait
admirablement sur ses tournages la mise en scène et la vie. Pas Pialat, qui
avait l'art de réussir un film en mille plans admirables quand dans le moindre
court métrage actuel, on nous en assène trois mille – inutiles –, à vous donner
le vertige.
Dans La
Règle du jeu, chef-d'œuvre de Renoir, il
y en a à peine mille cinq cents ! Et quel artiste, qui, lui, affirmait : « Avec le cinéma en noir et blanc, au moins on ne
pouvait pas imiter la nature. Avec la couleur, il va falloir inventer autre
chose… »
- Comment Abel Ferrara vous a-t-il dirigé dans Welcome to New York ?
Il est de
la race des Fassbinder, des Ferreri. Il travaille dans l'urgence. Il est plus
énergique que moi. Et voudrait toujours choquer davantage. Moi, je ne suis
guère adepte du faire à tout prix. Quand l'acteur est fatigué, il ne faut pas
aller contre ; sa fatigue apporte aussi à l'interprétation. Et je n'aime pas
non plus la personnalisation à outrance d'un rôle ; il faut laisser le mystère,
un certain flou. Abel a enchaîné immédiatement avec un film sur Pasolini.
Peut-être à cause du parfum de scandale autour de lui.
Mais
Pasolini n'était pas qu'un homosexuel sulfureux, c'était un intello de gauche
anticlérical, un militant, un guerrier. Sur le tournage de 1900, de Bernardo Bertolucci, en 1975, je me
souviens d'un match de foot entre l'équipe du film, dont Robert De Niro, et
celle de Salo ou les Cent-Vingt journées de
Sodome de Pier Paolo, qui tournait au même moment. J'étais goal,
Pasolini, avant-centre. Une bête, qui prenait un malin plaisir à foncer entre
les jambes du goal. C'était drôle. Comme me semblaient drôles tous ces
réalisateurs communistes italiens bourrés de pognon. Je disais à Bertolucci : « Tu oses te dire communiste et tu as un appartement
fabuleux, une énorme Mercedes ? » « Oui, mais elle est rouge ! »
rétorquait-il.
- Ne dit-on pas que votre ami Poutine, qui envahit la Crimée, menace l'Ukraine, ne respecte pas les droits de l'homme, est aussi très riche ?
Ne me
faites pas parler politique. Je suis un naïf. Vivant une partie de l'année en
Russie, je vois juste que Poutine est admiré par la majorité de son peuple,
reconnaissante qu'il lui ait rendu sa dignité perdue face à l'étranger et sa
place dans les relations internationales. Ce n'est pas un alcoolique comme
Eltsine, qui s'effondrait en public et face à d'autres chefs d'Etat.
Vous
savez, pour moi ne sont vraiment dictateurs que ceux qui affament leur
population, donc Poutine n'est pas un dictateur : personne ne crève de faim en
Russie. Evidemment, il n'a pas la langue de bois. Je l'ai entendu plusieurs
fois parler aux oligarques, et ça fait froid dans le dos. Mais n'oubliez pas
qu'il a été élu, et pour moi la Douma, le parlement russe, reste un régulateur
qu'il respecte. Il se moquerait sans doute lui-même de m'entendre parler avec
ma candeur de midinette.
Quand je
râle devant lui sur le monopole qu'ont toujours des cinéastes comme Mikhalkov
et son frère Konchalovski, et même Pavel Lounguine, je sais qu'il s'amuse de me
voir défendre une jeune génération plus talentueuse. C'est un judoka, il avance
sans bruit, impénétrable, sachant utiliser les forces et les faiblesses de
l'adversaire… Enfin, c'est surtout l'Histoire, la culture qui m'attachent à la
Russie.
- Pourquoi ?
J'aime sa
folie, sa violence, ses paradoxes. Ivan le Terrible tue son fils parce qu'il
n'a pas aimé la manière dont s'est habillée sa belle-fille. Pouchkine,
l'immense poète romantique, métis comme Dumas, écrit en français, s'invente des
biographies, meurt en duel. Tolstoï n'aime pas son chef-d'œuvre Anna
Karénine, et ses serfs le supplient de ne pas les libérer tant ils le
vénèrent. A Moscou, on dit que je ressemble à Tolstoï, et je vais bien
l'interpréter là-bas au cinéma.
Les Russes
m'aiment, ils sentent en moi le moujik. Un compositeur contemporain, Rodion
Chtchedrine, a même voulu faire un opéra sur ma vie ! Quant à leur pays, cette
immensité glacée sans montagnes pour arrêter le vent, il est fascinant. Il faut
une sacrée force spirituelle pour résister à ces froids à moins 50 degrés quand
vous êtes pauvre sans rien pour vous protéger. Mais les Russes ne sont pas que
des héros. Voyez la bassesse du Smerdiakov des Frères
Karamazov ! Dostoïevski a si bien analysé les lâchetés et les
perversités de l'âme slave qu'il n'est guère apprécié là-bas depuis la
perestroïka…
- Où vivez-vous désormais ?
Sept mois
hors de France. A Saransk, en Mordovie, à Moscou, en Belgique, en Italie… Mon
foyer est là où les gens m'aiment et là où j'aime les artistes. Je peux vivre
n'importe où. Partir n'importe quand. Je ne tourne plus volontiers en France,
où il y a bien trop de charges à payer. Je les acquitte déjà pour les
quatre-vingt-douze employés que je fais travailler dans la restauration, les
vignes, le commerce de bouche…
Quand j'ai
joué Love Letters au Théâtre Antoine,
avec Anouk Aimée, j'ai même préféré lui laisser mon cachet. Gagner de l'argent
en France est trop compliqué. Je paie mes impôts à Saransk comme entrepreneur
d'une société de cinéma et de vidéo, ils sont bien plus faibles qu'ici ; et en
Belgique, on est exonéré sur les plus-values…
- Pourquoi l'argent vous intéresse-t-il tant ?
Parce que
mes parents n'avaient rien. Et que je me suis promis de ne jamais manquer de
rien. En fait, j'aime tellement la vie que je me suis toujours senti riche. Je
me suis contenté de ce que j'avais au moment où je l'avais. Même quand je
devais piquer leur montre et leur portefeuille aux jeunes bourgeois qui
s'endormaient en occupant l'Odéon en mai 1968.
L'argent
m'importe peu. Même si j'aime m'acheter moi-même des œuvres d'art. Et les
revendre. Parce qu'une fois qu'elles m'ont appartenu, elles sont pour jamais
dans ma vie. C'est le luxe, surtout, qui compte. C'est-à-dire la liberté,
l'autre, l'amour, la paix, la sérénité, le don de soi.
- Comment vous sentez-vous dans le cinéma français ?
Je ne me
sens pas. Les films que je vois sont des dramatiques télé des années 80 ou de
fausses comédies où tout le monde fait la gueule. Pour faire 5 millions
d'entrées, il faut désormais faire une comédie raciste sur la frontière belge…
Le cinéma français est dirigé par des HEC ou des énarques qui ont oublié le
sens du récit. Oseraient-ils produire Kurosawa ou Buñuel aujourd'hui ? Et le
scénario de Casablanca ne passerait pas
les comités de lecture !
Je suis
quand même heureux de tourner le prochain film d'Abdellatif Kechiche, parce que
c'est un passionné. Il veut raconter l'histoire de deux garçons arabes, je
jouerai peut-être mon propre personnage. Je ne sais pas encore. Sauf que s'il
me fait faire vingt-cinq prises comme il en a l'habitude, je risque de me
sentir souvent souffrant…
- Vous avez souvent déclaré que vous ne vous sentiez plus comédien ? Vos affaires comptent-elles davantage ?
Mais non !
Il suffit que je lise un livre pour avoir envie de le dire à haute voix. Dès
que j'ai débarqué dans un cours de théâtre, j'ai senti que ma vie se jouerait
là. Evidemment, je ne suis pas un mystique de la chose comme Michel Bouquet,
qui est devenu la respiration même du texte qu'il incarne. Au théâtre, ce qui
me fascine surtout c'est de contrôler le temps. D'être absolument dans le
temps. Jusqu'à m'endormir sur le plateau, comme dans Les gens déraisonnables sont en voie de disparition, de Peter
Handke.
Mon seul
savoir d'acteur est peut-être celui-là : habiter, sans jamais lui résister, le
temps présent. Et passer au-dessus du reste : si on cherche à savoir comment on
fait, on n'y arrive plus. La magie de l'acteur, c'est ce qui lui échappe. Comme
une respiration. D'ailleurs les acteurs américains entre les prises ne cessent
de faire des exercices respiratoires, se mettent au bouddhisme… En France, je
suis étonné du manque de culture technique de mes jeunes partenaires, qui ne
savent pas ce que c'est qu'un objectif, se fatiguent dans une scène quand ils
ne sont même pas dans le champ, ne savent pas prendre la lumière. Pour bien
s'échapper, il faut tout contrôler…
- Comment vous est venu le goût de l'art ?
Par la
nature, qui me bouleverse, me fait peur aussi parfois, entre chien et loup. Je
préfère l'aube. J'ai commencé par Corot, l'école de Barbizon puis Monet. J'ai
aimé jouer Rodin, je me suis endetté pour acheter un Rodin, puis un Miró. Mais
je ne suis pas un vrai collectionneur, mes goûts sont trop éclectiques, de
l'art précolombien au peintre Eugène Leroy, de la sculptrice Germaine Richier à
Odilon Redon en passant par l'art chinois ou japonais.
Il y a
certaines oeuvres trop fortes, que je préfère voir au musée, mais les miennes
m'accompagnent au quotidien, restent dans ma tête. Je ne les accroche pas, pour
éviter de les condamner à un espace précis. Les laisser dans le silence du
temps. Le silence est un mystère pour moi. Je ne trouve pas de mot pour
l'expliquer.
- Une petite mort ?
La mort ne
me fait pas peur depuis que j'ai connu un coma magnifique de sept jours. Et
puis mes morts sont présents, je leur parle. Barbara, Pialat, mon fils
Guillaume. Ces deux-là gardaient pourtant un visage en colère dans leur
cercueil. J'ai tout fait pour faire revenir au plus vite Guillaume de Roumanie,
où il était hospitalisé. Vainement. Là-bas, on lui a même volé la prothèse de
sa jambe.
Non, la
mort n'est plus un mystère. A la lumière de saint Augustin, je m'interroge
davantage sur cette manière qu'avait le Christ de répéter « en vérité ».
« En vérité, en vérité, je vous le dis. » Y a-t-il une autre vérité dans
la vérité ? Et quelle est-elle ? Et qu'est-ce qu'on fait de la vérité ? Quand
il n'y a pas de réponse, il faut trouver la force d'attendre.
Gérard Depardieu en quelques dates
1948 Naissance à Châteauroux.
1972 Nathalie
Granger, de Marguerite Duras, l'un de ses
premiers rôles.
1974 Les Valseuses, de Bertrand
Blier.
1980 Mon oncle
d'Amérique, d'Alain Resnais. Loulou,
de Maurice Pialat. Le
Dernier Métro, de François Truffaut.
1984 Le
Tartuffe, son premier film en tant que
réalisateur.
1990 Cyrano de
Bergerac, de Jean-Paul Rappeneau.
2008 Mort de son fils Guillaume.
2014 Welcome
to New York.
Source télérama Propos recueillis par Fabienne Pascaud
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