“Ecrire des romans, c'est faire apparaître les
gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d'histoire”
A 81 ans, la romancière poursuit son exploration
de la communauté noire et plonge dans la ségrégation des années 1950. Tout en
portant un regard apaisé sur la société américaine.
Depuis 1970 et la parution de son premier roman,
L'oeil le plus bleu, Toni Morrison a fait de l'histoire de la communauté noire
américaine son territoire romanesque. Une communauté dont elle s'est attachée,
de livre en livre, à dire l'expérience de façon intimiste, sensible et
puissante. Ne pas décrire, ne pas expliquer, ne pas commenter, professe-t-elle,
mais donner au lecteur à ressentir, par le biais d'un lien direct noué avec les
personnages et leurs émotions les plus profondes. Après L'oeil le plus bleu
sont venus notamment Sula (1974), Le Chant de Salomon (1977), Beloved (prix
Pulitzer 1988), Jazz (1992)... Au total, dix romans, parmi lesquels Home, le
dernier en date, paru au printemps et aujourd'hui traduit en France chez son
éditeur de toujours, les éditions Christian Bourgois. Née Chloe Anthony Wofford
il y a quatre-vingt-un ans, à Lorain (Ohio), cadette d'une famille ouvrière de
quatre enfants, Toni Morrison partage depuis longtemps sa vie entre la ville
universitaire de Princeton, où elle enseigne, et New York, où la présence de
cette figure de la scène intellectuelle et artistique mondiale, consacrée en
1993 par le prix Nobel de littérature, est devenue essentielle. Stature
majestueuse, voix grave, rire spontané : ce matin de début d'été, c'est
détendue et bienveillante qu'elle nous a reçue, dans l'immeuble de Tribeca où
elle vit, dans le sud de Manhattan, pour évoquer l'admirable Home. Une sobre et
saisissante plongée romanesque dans l'Amérique des années 1950 et de la
ségrégation, sur les pas d'un vétéran de la guerre de Corée...
- Quelle est la toute première étincelle qui vous conduit à écrire un livre ? Est-ce une idée, un décor, un personnage ?
- Ecrire des romans, est-ce donc pour vous regarder l'Histoire autrement ?
C'est faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans
les livres d'histoire. Créer des personnages et, à travers eux, tenter de
donner, non pas à voir, mais littéralement à sentir ce qu'ont éprouvé
intimement les individus, ce qu'ils ont enduré, en des époques dont on a
parfois oublié ou négligé la face sombre. Il y a des auteurs qui se servent de
leur propre vie comme matériau, et cela peut donner des oeuvres remarquables.
Mais ce n'est pas du tout mon cas. Ma vie est sans histoires, et je ne me sens
pas dirigée vers l'autobiographie, mais vraiment vers l'extérieur, vers le
monde.
- Vous aviez 20 ans dans les années 1950. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
La vie s'ouvrait devant moi, j'étais optimiste, plutôt confiante
dans l'avenir, voire agressive comme on peut l'être lorsqu'on est jeune. Mais
en me penchant sur ce passé, je savais que je devais me méfier de mes
souvenirs, que je courais le risque d'être en quelque sorte manipulée par la
mémoire collective américaine et l'image de cette époque telle qu'elle s'est
inscrite dans l'histoire des Etats-Unis, où elle reste comme un âge d'or.
C'était l'après-guerre, l'économie était prospère, chacun gagnait de l'argent,
pouvait s'acheter une maison, envoyer ses enfants au lycée. La télévision
diffusait des comédies légères. Que du miel ! Et pourtant, en réalité, c'est un
moment atroce. Il y a la guerre de Corée, le maccarthysme, la ségrégation
contre les Noirs, dont certains font par ailleurs office de cobayes humains
pour des expérimentations médicales auxquelles je fais référence dans le
roman... Cette époque, dont l'Amérique se souvient comme étant incarnée par
Doris Day, est en fait un moment de grande souffrance pour beaucoup de gens.
Elle m'intéressait également car c'est alors qu'a germé le futur mouvement des
droits civiques — la revendication est presque déjà là, encore muette mais
inévitable, attendant son heure, qui interviendra dans les décennies suivantes,
les années 1960 et 1970.
- Home est un roman à deux voix : le narrateur et le personnage principal, Frank Money. Comment est venue l'idée de cette forme ?
La voix du personnage principal a d'abord surgi, mais, très vite,
j'ai réalisé que je ne pouvais pas me contenter de son seul point de vue sur
l'Histoire. Il m'est apparu alors que je pouvais être à la fois le narrateur
omniscient et lui le personnage qui objecte, commente, rectifie, clarifie le
récit. Le dialogue qui s'installe ainsi a du sens, car il permet à l'histoire
d'avancer et crée aussi une sorte d'intimité pour le lecteur. Et peu à peu,
c'est lui, Frank, qui prend le contrôle de cette histoire. Et ce n'est que
justice, car c'est la sienne, sa vie, pas la mienne. C'est une question presque
morale : je n'ai pas à le dominer, à m'imposer.
- A travers l'histoire de ce soldat qui rentre de Corée en état de choc, pour être confronté à la violence dans son propre pays, se pose aussi, comme tous vos livres, la question : qu'est-ce qu'être un homme ?
Lorsque Frank Money rentre aux Etats-Unis, il se rend compte qu'il
arrive dans un autre champ de bataille. Une tâche importante lui échoit :
sauver quelqu'un qui est en danger de mort, en l'occurrence sa jeune sœur. Et
c'est en lui portant secours qu'il se sauve lui-même. Effectivement, je voulais
raconter le processus par lequel on devient un homme. Pour mieux dire : un être
humain. Car devenir un homme, ce n'est pas suffisant. Devenir un être humain,
voilà ce qui est important. Et c'est plus difficile, ça demande plus de force
et de bravoure. C'est un processus où n'intervient pas seulement la capacité à
se défendre, à faire la guerre, à tuer s'il le faut, donc l'exercice de la
violence, mais au contraire et plus fondamentalement la capacité à prendre soin
d'autrui. La compassion. Le souci de l'autre. Il me semble que les femmes y
parviennent mieux que les hommes — vraiment je le crois.
- Le roman semble signifier aussi que « home », le « chez soi », ce n'est pas forcément un lieu...
Le « chez soi » d'un individu, c'est l'endroit ou les conditions
dans lesquels il se sent bien, en sécurité. Cela peut être un lieu, mais aussi
une communauté humaine plus ou moins large, qui vous aide, vous soutient. J'ai
grandi dans un environnement de cette sorte, dans l'Ohio : une communauté de
gens pauvres, amicaux et bienveillants, qui entretenaient des relations de
voisinage conviviales et confiantes, avec des enfants qui jouaient et
circulaient librement dans des jardins sans clôtures. J'ai connu, là, ce
sentiment rassurant d'être protégée.
- Dans la lignée des deux livres qui l'ont précédé, Home confirme un changement formel dans votre œuvre : c'est un roman court, limpide.
Mes trois derniers romans sont effectivement plus courts que ne
l'étaient les précédents. Je travaille consciemment et énormément à cela :
écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut
tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je
veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité — j'ai 81 ans, il
faut que je fasse vite, donc que j'écrive court !
- Avez-vous appris au fil des livres ? Ou en lisant les ouvrages des autres ?
Lire et écrire, c'est un peu la même chose pour moi. J'écris à la
main, toujours, je ne sais pas faire autrement. Je vois mieux ce que je fais
ainsi, il m'est plus facile d'aller et venir dans le texte. Le langage est si
riche, il offre tant de possibilités. J'aime le son des mots surtout, cela
m'importe plus que la correction grammaticale de la phrase. Ce n'est que
lorsque le premier jet est terminé que je passe à l'ordinateur. Et je me relis,
longuement, maintes et maintes fois, pour me corriger. Me relire, c'est
vraiment quelque chose que j'ai appris avec les années et l'expérience. C'est
pour cette raison que, d'une certaine façon, dans mon cas, l'écriture est la
lecture.
J'ai appris aussi à décrire et à faire sentir les choses, et
surtout à ne pas commenter ou interpréter, au risque d'ennuyer le lecteur. A ne
pas user exagérément des métaphores. J'ai appris surtout, me semble-t-il, à
être juste avec mes personnages — juste, honnête, comme on veut et doit se
comporter avec des êtres humains. Le personnage principal de L'oeil le plus bleu, mon premier roman, cette
jeune fille noire qui se trouve laide et rêve d'avoir les yeux clairs,
s'inspirait d'une camarade de classe que j'avais côtoyée durant l'enfance. Je
crois qu'à l'époque je n'étais pas très bienveillante à son égard ; je la trouvais
plutôt stupide et a posteriori je me suis sentie un peu coupable vis-à-vis
d'elle. En écrivant le roman, j'ai pu manifester davantage de justice envers le
personnage qu'elle m'a inspiré. Cette responsabilité presque morale à l'égard
de mes personnages, c'est quelque chose que j'ai toujours ressenti. Mais il me
semble que j'ai développé cette capacité, que je m'en sors mieux aujourd'hui.
- Cinquante ans après la fin de la ségrégation, la question raciale existe-t-elle toujours aux Etats-Unis ?
Il faut se souvenir de ce qu'était la ségrégation : vous pouviez
élever les enfants d'une famille blanche, les laver, les nourrir, mais il vous
était interdit d'aller dans les mêmes magasins ou de partager les mêmes sièges
dans l'autobus. Ça, c'est terminé. Indéniablement, et en dépit des résistances,
nous avons franchi un cap, changé d'époque. J'ai toujours enseigné, et ainsi
côtoyé des jeunes gens de toutes origines. Je vois bien combien ils ont changé,
et combien la question de la race est aujourd'hui la dernière de leurs
préoccupations. Ils ne peuvent même pas imaginer ce qu'ont été les décennies de
la ségrégation.
Pourtant, le racisme aux Etats-Unis n'est pas mort, loin de là. Il
s'est même trouvé désormais une cible privilégiée en la personne du président
Obama — un président noir dont certains ne supportent pas l'élégance, la
culture, l'éloquence. Il faut mesurer l'hostilité inouïe qu'il suscite, et
surtout entendre les relents racistes pesants, nauséabonds, parfois orduriers,
dont sont empreints les commentaires émis par ses opposants les plus virulents.
Ils en sont venus à dévoyer même la langue, les mots. Par exemple, ils ont
qualifié les discours d'Obama d'exercices de rhétorique, en donnant à ce mot
une connotation péjorative. Or, qu'est-ce que la rhétorique ? Pour moi, c'est
tout simplement de la pensée qui devient du langage. Comment peut-on ainsi
donner un sens négatif à quelque chose d'aussi important ?
- Interviendrez-vous en faveur de la réélection de Barack Obama en novembre prochain ?
Je n'ai pas pour habitude de m'engager directement dans le
débat politique. Je l'ai fait pour la première fois de ma vie en 2008, lors de
la campagne pour l'élection présidentielle qui a conduit Barack Obama à la
Maison-Blanche. Lui, je le connais très peu, je l'ai rencontré pour la première
fois en mai dernier, lorsqu'il m'a remis la médaille présidentielle de la
Liberté, à Washington (1). Mais je suis convaincue qu'il faut des progressistes à la
tête de notre pays. Il faut une volonté politique capable d'aller contre le
mouvement général de privatisations et de course au profit longtemps
encouragées par les législateurs républicains, qui n'ont qu'une conviction en
tête : la loi du marché est ce qui se fait de mieux. Avec eux, le citoyen est
devenu un consommateur et un payeur de taxes en tous genres. Tous les secteurs
de l'action publique ont été appelés à participer à l'objectif du profit
maximal : les prisons, les écoles, les hôpitaux, les autoroutes. L'armée
elle-même : regardez l'Irak, il y avait là-bas davantage de mercenaires que de
soldats.
Ce que j'admire vraiment, chez un homme politique, c'est la
volonté de prendre soin de la population. Obama est mû par cela. C'est un homme
intelligent, honnête et sage. Il ne peut certes pas tout résoudre, mais il peut
agir dans le bon sens. Je ne voudrais pas qu'il soit le président d'un seul
mandat.
(1) La Presidential Medal of Freedom
est la plus haute distinction civile américaine.
1931 Naissance, le 18 février, à Lorain, Ohio.
1970 Parution de L'oeil
le plus bleu (The Bluest Eye), son premier roman.
1988 Beloved reçoit le Pulitzer Prize for fiction.
1993 Toni Morrison reçoit le prix Nobel de
littérature.
2006 Beloved
est désigné meilleur roman des vingt-cinq dernières années par le New York Times.
À Lire
Home de Toni Morrison, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par
Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois.
Propos recueillis par Nathalie Crom (Télérama)
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