lundi 18 janvier 2021

Billets-Entretien avec Toni Morrison

Entretien avec Toni Morrison

“Ecrire des romans, c'est faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d'histoire”
A 81 ans, la romancière poursuit son exploration de la communauté noire et plonge dans la ségrégation des années 1950. Tout en portant un regard apaisé sur la société américaine.


Depuis 1970 et la parution de son premier roman, L'oeil le plus bleu, Toni Morrison a fait de l'histoire de la communauté noire américaine son territoire romanesque. Une communauté dont elle s'est attachée, de livre en livre, à dire l'expérience de façon intimiste, sensible et puissante. Ne pas décrire, ne pas expliquer, ne pas commenter, professe-t-elle, mais donner au lecteur à ressentir, par le biais d'un lien direct noué avec les personnages et leurs émotions les plus profondes. Après L'oeil le plus bleu sont venus notamment Sula (1974), Le Chant de Salomon (1977), Beloved (prix Pulitzer 1988), Jazz (1992)... Au total, dix romans, parmi lesquels Home, le dernier en date, paru au printemps et aujourd'hui traduit en France chez son éditeur de toujours, les éditions Christian Bourgois. Née Chloe Anthony Wofford il y a quatre-vingt-un ans, à Lorain (Ohio), cadette d'une famille ouvrière de quatre enfants, Toni Morrison partage depuis longtemps sa vie entre la ville universitaire de Princeton, où elle enseigne, et New York, où la présence de cette figure de la scène intellectuelle et artistique mondiale, consacrée en 1993 par le prix Nobel de littérature, est devenue essentielle. Stature majestueuse, voix grave, rire spontané : ce matin de début d'été, c'est détendue et bienveillante qu'elle nous a reçue, dans l'immeuble de Tribeca où elle vit, dans le sud de Manhattan, pour évoquer l'admirable Home. Une sobre et saisissante plongée romanesque dans l'Amérique des années 1950 et de la ségrégation, sur les pas d'un vétéran de la guerre de Corée...
  • Quelle est la toute première étincelle qui vous conduit à écrire un livre ? Est-ce une idée, un décor, un personnage ?
De façon générale, avant que viennent les personnages, il y a, à l'origine de chaque roman, une question que je me pose. Une idée, éventuellement cérébrale et abstraite. J'écris pour apprendre, pour comprendre. Pas pour me divertir, ou pour faire de l'art pour l'art. Toujours, examiner une idée, la creuser en profondeur, trouver une réponse à une interrogation. Enquêter sur une problématique et une époque. Par exemple, lorsque j'ai écrit Beloved, je voulais saisir en quoi le geste de cette esclave, qui préfère tuer sa petite fille plutôt que la voir à son tour asservie, avait trait à la liberté. Avec Un don, je voulais me pencher sur la naissance du racisme aux Etats-Unis, et ses liens réels ou imaginés avec l'esclavage. Dans le cas de Love, il s'agissait de m'interroger sur les conséquences du mouvement des droits civiques, qui fut un immense succès mais a aussi sa part d'ombre : la fin de la ségrégation et l'intégration des Noirs dans la société ont entraîné la mise en place d'une ségrégation par l'argent et non plus par la race. Cette fois, avec Home, ce sont les années 1950 que je voulais regarder. Pour éventuellement corriger l'image qu'on en a, prendre le contre-pied.
  • Ecrire des romans, est-ce donc pour vous regarder l'Histoire autrement ?
C'est faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d'histoire. Créer des personnages et, à travers eux, tenter de donner, non pas à voir, mais littéralement à sentir ce qu'ont éprouvé intimement les individus, ce qu'ils ont enduré, en des époques dont on a parfois oublié ou négligé la face sombre. Il y a des auteurs qui se servent de leur propre vie comme matériau, et cela peut donner des oeuvres remarquables. Mais ce n'est pas du tout mon cas. Ma vie est sans histoires, et je ne me sens pas dirigée vers l'autobiographie, mais vraiment vers l'extérieur, vers le monde.
  • Vous aviez 20 ans dans les années 1950. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
La vie s'ouvrait devant moi, j'étais optimiste, plutôt confiante dans l'avenir, voire agressive comme on peut l'être lorsqu'on est jeune. Mais en me penchant sur ce passé, je savais que je devais me méfier de mes souvenirs, que je courais le risque d'être en quelque sorte manipulée par la mémoire collective américaine et l'image de cette époque telle qu'elle s'est inscrite dans l'histoire des Etats-Unis, où elle reste comme un âge d'or. C'était l'après-guerre, l'économie était prospère, chacun gagnait de l'argent, pouvait s'acheter une maison, envoyer ses enfants au lycée. La télévision diffusait des comédies légères. Que du miel ! Et pourtant, en réalité, c'est un moment atroce. Il y a la guerre de Corée, le maccarthysme, la ségrégation contre les Noirs, dont certains font par ailleurs office de cobayes humains pour des expérimentations médicales auxquelles je fais référence dans le roman... Cette époque, dont l'Amérique se souvient comme étant incarnée par Doris Day, est en fait un moment de grande souffrance pour beaucoup de gens. Elle m'intéressait également car c'est alors qu'a germé le futur mouvement des droits civiques — la revendication est presque déjà là, encore muette mais inévitable, attendant son heure, qui interviendra dans les décennies suivantes, les années 1960 et 1970.
  • Home est un roman à deux voix : le narrateur et le personnage principal, Frank Money. Comment est venue l'idée de cette forme ?
La voix du personnage principal a d'abord surgi, mais, très vite, j'ai réalisé que je ne pouvais pas me contenter de son seul point de vue sur l'Histoire. Il m'est apparu alors que je pouvais être à la fois le narrateur omniscient et lui le personnage qui objecte, commente, rectifie, clarifie le récit. Le dialogue qui s'installe ainsi a du sens, car il permet à l'histoire d'avancer et crée aussi une sorte d'intimité pour le lecteur. Et peu à peu, c'est lui, Frank, qui prend le contrôle de cette histoire. Et ce n'est que justice, car c'est la sienne, sa vie, pas la mienne. C'est une question presque morale : je n'ai pas à le dominer, à m'imposer.
  • A travers l'histoire de ce soldat qui rentre de Corée en état de choc, pour être confronté à la violence dans son propre pays, se pose aussi, comme tous vos livres, la question : qu'est-ce qu'être un homme ?
Lorsque Frank Money rentre aux Etats-Unis, il se rend compte qu'il arrive dans un autre champ de bataille. Une tâche importante lui échoit : sauver quelqu'un qui est en danger de mort, en l'occurrence sa jeune sœur. Et c'est en lui portant secours qu'il se sauve lui-même. Effectivement, je voulais raconter le processus par lequel on devient un homme. Pour mieux dire : un être humain. Car devenir un homme, ce n'est pas suffisant. Devenir un être humain, voilà ce qui est important. Et c'est plus difficile, ça demande plus de force et de bravoure. C'est un processus où n'intervient pas seulement la capacité à se défendre, à faire la guerre, à tuer s'il le faut, donc l'exercice de la violence, mais au contraire et plus fondamentalement la capacité à prendre soin d'autrui. La compassion. Le souci de l'autre. Il me semble que les femmes y parviennent mieux que les hommes — vraiment je le crois.
  • Le roman semble signifier aussi que « home », le « chez soi », ce n'est pas forcément un lieu...
Le « chez soi » d'un individu, c'est l'endroit ou les conditions dans lesquels il se sent bien, en sécurité. Cela peut être un lieu, mais aussi une communauté humaine plus ou moins large, qui vous aide, vous soutient. J'ai grandi dans un environnement de cette sorte, dans l'Ohio : une communauté de gens pauvres, amicaux et bienveillants, qui entretenaient des relations de voisinage conviviales et confiantes, avec des enfants qui jouaient et circulaient librement dans des jardins sans clôtures. J'ai connu, là, ce sentiment rassurant d'être protégée.

  • Dans la lignée des deux livres qui l'ont précédé, Home confirme un changement formel dans votre œuvre : c'est un roman court, limpide.
Mes trois derniers romans sont effectivement plus courts que ne l'étaient les précédents. Je travaille consciemment et énormément à cela : écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité — j'ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court !
  • Avez-vous appris au fil des livres ? Ou en lisant les ouvrages des autres ?
Lire et écrire, c'est un peu la même chose pour moi. J'écris à la main, toujours, je ne sais pas faire autrement. Je vois mieux ce que je fais ainsi, il m'est plus facile d'aller et venir dans le texte. Le langage est si riche, il offre tant de possibilités. J'aime le son des mots surtout, cela m'importe plus que la correction grammaticale de la phrase. Ce n'est que lorsque le premier jet est terminé que je passe à l'ordinateur. Et je me relis, longuement, maintes et maintes fois, pour me corriger. Me relire, c'est vraiment quelque chose que j'ai appris avec les années et l'expérience. C'est pour cette raison que, d'une certaine façon, dans mon cas, l'écriture est la lecture.
J'ai appris aussi à décrire et à faire sentir les choses, et surtout à ne pas commenter ou interpréter, au risque d'ennuyer le lecteur. A ne pas user exagérément des métaphores. J'ai appris surtout, me semble-t-il, à être juste avec mes personnages — juste, honnête, comme on veut et doit se comporter avec des êtres humains. Le personnage principal de L'oeil le plus bleu, mon premier roman, cette jeune fille noire qui se trouve laide et rêve d'avoir les yeux clairs, s'inspirait d'une camarade de classe que j'avais côtoyée durant l'enfance. Je crois qu'à l'époque je n'étais pas très bienveillante à son égard ; je la trouvais plutôt stupide et a posteriori je me suis sentie un peu coupable vis-à-vis d'elle. En écrivant le roman, j'ai pu manifester davantage de justice envers le personnage qu'elle m'a inspiré. Cette responsabilité presque morale à l'égard de mes personnages, c'est quelque chose que j'ai toujours ressenti. Mais il me semble que j'ai développé cette capacité, que je m'en sors mieux aujourd'hui.
  • Cinquante ans après la fin de la ségrégation, la question raciale existe-t-elle toujours aux Etats-Unis ?
Il faut se souvenir de ce qu'était la ségrégation : vous pouviez élever les enfants d'une famille blanche, les laver, les nourrir, mais il vous était interdit d'aller dans les mêmes magasins ou de partager les mêmes sièges dans l'autobus. Ça, c'est terminé. Indéniablement, et en dépit des résistances, nous avons franchi un cap, changé d'époque. J'ai toujours enseigné, et ainsi côtoyé des jeunes gens de toutes origines. Je vois bien combien ils ont changé, et combien la question de la race est aujourd'hui la dernière de leurs préoccupations. Ils ne peuvent même pas imaginer ce qu'ont été les décennies de la ségrégation.
Pourtant, le racisme aux Etats-Unis n'est pas mort, loin de là. Il s'est même trouvé désormais une cible privilégiée en la personne du président Obama — un président noir dont certains ne supportent pas l'élégance, la culture, l'éloquence. Il faut mesurer l'hostilité inouïe qu'il suscite, et surtout entendre les relents racistes pesants, nauséabonds, parfois orduriers, dont sont empreints les commentaires émis par ses opposants les plus virulents. Ils en sont venus à dévoyer même la langue, les mots. Par exemple, ils ont qualifié les discours d'Obama d'exercices de rhétorique, en donnant à ce mot une connotation péjorative. Or, qu'est-ce que la rhétorique ? Pour moi, c'est tout simplement de la pensée qui devient du langage. Comment peut-on ainsi donner un sens négatif à quelque chose d'aussi important ?
  • Interviendrez-vous en faveur de la réélection de Barack Obama en novembre prochain ?
Je n'ai pas pour habitude de m'engager directement dans le débat politique. Je l'ai fait pour la première fois de ma vie en 2008, lors de la campagne pour l'élection présidentielle qui a conduit Barack Obama à la Maison-Blanche. Lui, je le connais très peu, je l'ai rencontré pour la première fois en mai dernier, lorsqu'il m'a remis la médaille présidentielle de la Liberté, à Washington (1). Mais je suis convaincue qu'il faut des progressistes à la tête de notre pays. Il faut une volonté politique capable d'aller contre le mouvement général de privatisations et de course au profit longtemps encouragées par les législateurs républicains, qui n'ont qu'une conviction en tête : la loi du marché est ce qui se fait de mieux. Avec eux, le citoyen est devenu un consommateur et un payeur de taxes en tous genres. Tous les secteurs de l'action publique ont été appelés à participer à l'objectif du profit maximal : les prisons, les écoles, les hôpitaux, les autoroutes. L'armée elle-même : regardez l'Irak, il y avait là-bas davantage de mercenaires que de soldats.
Ce que j'admire vraiment, chez un homme politique, c'est la volonté de prendre soin de la population. Obama est mû par cela. C'est un homme intelligent, honnête et sage. Il ne peut certes pas tout résoudre, mais il peut agir dans le bon sens. Je ne voudrais pas qu'il soit le président d'un seul mandat.



(1) La Presidential Medal of Freedom est la plus haute distinction civile américaine.

1931 Naissance, le 18 février, à Lorain, Ohio.
1970 Parution de L'oeil le plus bleu (The Bluest Eye), son premier roman.
1988 Beloved reçoit le Pulitzer Prize for fiction.
1993 Toni Morrison reçoit le prix Nobel de littérature.
2006 Beloved est désigné meilleur roman des vingt-cinq dernières années par le New York Times.

À Lire
Home de Toni Morrison, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois.




Propos recueillis par Nathalie Crom (Télérama)

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