Notre corps n’appartient pas à l’État
Mon corps, à qui
appartient-il ? Cette interrogation envahit soudain le champ politique en
Espagne, en France, aux États-Unis. On manifeste dans les rues, à Paris, Madrid
ou Washington, pour et contre le droit à l’avortement, le mariage homosexuel,
la procréation médicale assistée, l’adoption des enfants par des parents
homosexuels et l’euthanasie choisie ou droit de mourir dans la dignité. Aux
États-Unis, des référendums d’initiative populaire ont légalisé l’usage
personnel du cannabis (au Colorado et au Washington). Cette réactivation de
débats que l’on croyait éteints, hormis les États-Unis où l’avortement a
toujours été un clivage essentiel entre partis politiques, saisit et surprend
les acteurs et commentateurs de la vie publique : nul en vérité ne s’attendait
à cette résurgence des questions dites de société dans le monde occidental. Les
explications qu’on en donne, à gauche généralement, me semblent superficielles
: une droite dite réactionnaire, en panne d’idéologie, tenterait de rassembler
ses troupes autour de thèmes passionnels. Mais n’est-ce pas la gauche qui
serait fautive pour avoir imposé des nouvelles normes légales à des nations qui
n’en demandaient pas tant? Le fait qu’en France, sept mille mariages
homosexuels seulement aient été prononcés en un an, illustre que cette
légalisation ne répondait pas à un vœu profond, majoritaire, ni des Français ni
même des homosexuels ; ceux-ci, dans l’ensemble, se contentent d’un contrat
d’union civile.
La plupart de ces
insurrections prétendument « réactionnaires », ont émergé
spontanément dans des mouvements de citoyens, sur le modèle du Tea Party aux États-Unis : les partis
classiques, en Europe comme aux États-Unis, courent derrière ces mouvements et
ne les précèdent pas. Il paraît également artificiel de rassembler sous une
même étiquette idéologique – réactionnaire – des revendications aussi
diverses : les opposants au mariage homosexuel coïncident le plus souvent avec
les adversaires de l’avortement libre, mais les mêmes sont rarement favorables
à la légalisation des drogues et tous sont partagés sur le droit à la mort dans
la dignité. Ce qui réunit ces revendications n’est donc pas une relation
quelconque au «progrès», terme indéfinissable de toute manière, mais une
spontanéité hors parti, une volonté de prendre en main, sans l’intermédiaire
des élites, et sans l’État, ce qui, selon ces citoyens révoltés, ne devrait pas
relever de la loi mais du choix personnel. Quelles que soient les convictions
intimes que chacun peut avoir sur ces sujets dits de société, on peut
comprendre la rébellion contre les intrusions de l’État dans la vie privée :
ces États ne brillent ces temps-ci, ni par leur efficacité sociale, ni par leur
vertu économique et ils n’incarnent pas grand-chose d’autre que les intérêts de
leur bureaucratie. Il est compréhensible que surgissent autour d’eux et
en dehors des idéologies balisées, des revendications à caractère plus
philosophique que politique.
Car appartient-il
véritablement aux États de statuer sur l’amour, la vie et la mort ?
Désignons-nous véritablement nos gouvernements pour qu’ils décident de notre
droit de nous marier, d’enfanter, de consommer ou non certaines substances, de
mourir à notre heure ? L’État ne devrait avoir le droit et le devoir de
légiférer dans toutes ces circonstances, seulement si je nuis à autrui et si
autrui me nuit. Si, consommant du cannabis pour usage personnel, en quoi l’État
devrait-il s’en mêler ? Mais si, sous l’influence du cannabis, on commet un
délit, ce délit devra être sanctionné sans l’excuse d’avoir agi sous l’empire
de la drogue. Si en fin de vie, parce qu’on en a ainsi décidé par avance ou
quand la famille assistée d’un comité d’éthique (une norme aux États-Unis) en
convient, en quoi l’État devrait-il s’opposer à une mort douce ? De même,
appartient-il à l’État par nature de gérer les conditions du mariage ? Pendant
des siècles en Europe, le mariage fut un pacte privé, sanctionné ou non par des
autorités religieuses : on divorçait moins qu’aujourd’hui. L’État ne devrait-il
pas se cantonner à protéger les droits des faibles sans défense, tels les
enfants adoptés ou non, voire l’enfant à naître. Le fœtus est-il une personne ?
Les partis politiques sont-ils mieux équipés pour en décider que les parents,
les autorités religieuses, les biologistes, des comités d’éthique ?
Ce n’est pas
préconiser l’anarchie que d’inviter les gouvernements à se retirer de tous ces
débats sur la propriété du corps, mais les inciter à se recentrer sur ce que
l’État seul peut faire : garantir la sécurité collective et assurer un minimum
de justice sociale sans laquelle il ne saurait y avoir de sécurité durable.
S’emparer à tout prix du corps des citoyens au lieu d’assurer leur sécurité
illustre combien les gouvernements ont perdu tout sens de leur mission et
tentent par artifice idéologique d’en réinventer de nouvelles. L’homme
politique en quête de pouvoir sait que l’économie lui a échappé, gérée par le
marché ; aucune guerre ne l’occupe ; promettre des lendemains qui chantent
n’est plus crédible. Il ne resterait donc pour occuper le terrain
politique qu’à changer la société en réglementant la naissance, l’amour et la
mort ? Au nom du « progrès » à gauche et au nom des
« valeurs » à droite. Mais ce que les révoltés d’Espagne, de France
ou des États-Unis nous signifient, c’est qu’il n’appartient ni à la droite ni à
la gauche de définir et encore moins d’imposer « valeurs » ou
« progrès ». Cette révolte contre l’État est une exigence de liberté,
de celle de disposer de notre corps : ne serait-ce pas la moindre des choses
que l’État nous la rende ?
Source contrepoints.org (Par Guy Sorman)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire