mercredi 26 février 2014

Billets-Entretien avec Joyce Carol Oates


Entretien avec Joyce Carol Oates

“J'aime les personnages qui ne s'effondrent jamais totalement”
L'auteure, prolifique, de “Mudwoman”, des “Chutes” et de “Blonde”, poursuit à 75 ans son exploration de la peur de l'abandon et de la disparition. Et espère toujours écrire « LE livre qui restera ».
  
Elle ressemble incroyablement à Lilian Gish avec ses cheveux vaporeux, son visage étroit, sa silhouette gracile, ses silences scrutateurs. Joyce Carol Oates balaie le rapprochement sans ambages : « C'est une actrice du muet ? Je ne la connais pas. » Tous les journalistes qui l'ont rencontrée ont été confrontés à ce même mélange de sécheresse et de pudeur, d'exigence et de lassitude, adoucies par cette langue si pure, cette diction si raffinée. A 75 ans, Joyce Carol Oates n'a cessé d'écrire depuis que sa grand-mère lui a offert sa première machine à écrire, à l'âge de 14 ans. Résultat : une cinquantaine de romans, le double de nouvelles, et de nombreux essais, sur la littérature comme sur la boxe, sans compter son journal intime et les livres publiés sous pseudonyme, Rosamund Smith ou Lauren Kelly. Son nom circulait pour le dernier prix Nobel de littérature, finalement remporté par une autre romancière d'Amérique du Nord, Alice Munro, ce qui risque de renvoyer Joyce Carol Oates dans une salle d'attente de plusieurs années. Qu'importe, la consécration est déjà là.
Si l'autoparodie guette parfois son œuvre tentaculaire, plusieurs livres ont fait date : Blonde, poignant roman à plusieurs voix autour de Marilyn Monroe, Les Chutes (prix Femina 2005), sur la tentation du suicide et la puissance de l'argent dans l'Amérique des années 50-60, Nous étions les Mulvaney, chronique de la déchéance d'une famille catholique des années 70, ou encore Petit Oiseau du ciel, superbe portrait de deux adolescents brisés par leurs parents meurtriers. Après J'ai réussi à rester en vie, puissant récit de deuil, écrit à la mort de son mari, elle nous est revenue l'an dernier avec Mudwoman, un roman fort sur la névrose d'une fillette abandonnée en bas âge par sa mère dans les marécages, devenue quarante ans plus tard présidente d'université, dans une Amérique où s'affrontent pro et anti-guerre en Irak. Tout récemment, elle a aussi publié un roman pour la jeunesse, Ce que j'ai oublié de te dire. Professeur à Berkeley, rivée à Twitter sur son téléphone portable, Joyce Carol Oates s'affiche ostensiblement comme une femme de son temps, tout en sirotant son thé dans son haut de dentelle, telle une aristocrate du XIXe siècle…

  • Télérama : Comment considérez-vous l'exercice de l'interview, vous qui en avez tant donné ?
Joyce Carol Oates : Dès qu'on parle, on est dans la simplification. Qu'on s'adresse à un ami ou à un étranger, les mots sont probablement inadéquats pour communiquer sur l'art. L'art est inexprimable. Toute expérience de nature esthétique est trop intime pour être traduite par des paroles. Néanmoins, je suis professeur, donc je crois au pouvoir de l'intellect pour guider les gens vers l'art. Une bonne interview est une interview qui engendre un mouvement, une impulsion. Si on parle de Picasso, par exemple, on émet un signal qui conduit vers l'art de Picasso, mais on ne peut pas percer le mystère de sa peinture par des mots.

  • Télérama : Pourquoi votre œuvre est-elle si abondante ?
Joyce Carol Oates : Sans doute parce que j'attends toujours d'écrire LE livre qui restera. Mais je crois que le nombre importe peu, et qu'il faut prendre chaque livre comme une entité indépendante des autres. J'écris des livres très variés, dans des styles différents. Je suis formaliste avant tout, à la recherche du langage le plus adapté pour décrire une situation. A chaque ouvrage, j'explore un nouveau mode d'expression. Un roman est toujours un monde en soi, peu importe que ce soit le troisième ou le vingtième. Certains pensent que j'ai une personnalité multiple. Je crois que je n'ai pas de personnalité du tout. Je suis transparente. J'observe, j'absorbe, et tout ressort dans mes livres.

  • Télérama : Vous étiez parmi les favorites pour le prix Nobel de littérature, vous êtes mondialement reconnue. Comment vivez-vous votre célébrité ?
Joyce Carol Oates : Ce n'est pas une question pour moi. C'est comme si vous me demandiez si je sais faire du patin à glace. Je ne pense jamais au patin à glace, ni au fait que je n'en fais pas, et que si j'en faisais je tomberais. Ce n'est pas un sujet. Ma célébrité n'existe pas. Ni en Amérique, ni ailleurs. Aucun écrivain ne connaît la célébrité. Même les plus lus ont finalement très peu de lecteurs. La célébrité, c'est d'avoir quarante ou cinquante millions de followers sur son compte Twitter. La littérature couvre un champ trop étroit pour cela.

  • Télérama : Vous aimez bien parler de votre compte Twitter...
Joyce Carol Oates : Je me tiens au courant de ce qui se fait. J'ai commencé à tweeter en octobre 2012. Je suis une trentaine de personnes, et cinquante mille personnes me suivent. C'est comme écrire de petits essais. J'énonce des pensées provocatrices, les gens répondent. J'aime bien ces petites émanations... Je suis engagée sur quelques grandes questions : le droit des animaux, la discrimination de la femme, les affaires de sécurité intérieure... Je ne tweete qu'une demi-heure par jour, car je suis prise par mes travaux d'écriture tous les jours de 7 heures à 13 heures.

  • Télérama : L'inspiration vient tous les jours, immanquablement ?
Joyce Carol Oates : Même quand c'est difficile, je m'y astreins. Je ne crois pas qu'il faille être dans un état particulier pour se mettre à sa table et écrire. Ecrire est une expérience transcendantale, qui consiste à aller au-delà de tout ce qui encombre le mental. Donc peu importe l'humeur, de toute façon il faut la dépasser. J'ai remarqué que moins j'ai envie de m'y mettre plus je suis productive. C'est une discipline, un défi élevé, un sport de haut niveau.

  • Télérama : L'écrivain japonais Haruki Murakami pratique la course à pied pour, dit-il, se "débarrasser de sa toxicité mentale". Vous aussi ?
Joyce Carol Oates : Je ne cours plus. J'ai commencé à courir, à faire de la bicyclette et de la marche à pied dans les bois à l'âge de 10 ans, et j'ai continué jusqu'à très récemment. J'associe ces activités au plaisir de regarder autour de moi. J'aime courir et penser à mes livres en même temps. Cela secoue les pensées. C'est difficile à exprimer. La plupart du temps, le cerveau humain est dans une situation tellement statique... Il est finalement très peu actif. Dès que vous le confrontez à quelque chose à regarder, votre cerveau commence à devenir vivant. C'est l'un des plaisirs qu'il y a à être dehors. Que je regarde des peintures, des films, que je parle avec des gens, que je coure, c'est le côté vivant de l'expérience qui m'intéresse.

  • Télérama : L'écriture vous rend-elle plus vivante ?
Joyce Carol Oates : L'important, c'est de rendre le lecteur plus vivant. Le plaisir que l'écrivain a pris ne suffit pas. Prenez Mein Kampf. Son auteur a peut-être eu du plaisir à l'écrire, mais ce n'est pas un plaisir pour les autres. Ma propre expérience de l'écriture passe par la résolution de problèmes. Le cerveau humain est fait pour ça. Il jubile devant les puzzles, les énigmes. C'est un défi neurologique très excitant. Si vous êtes écrivain, vous résolvez des problèmes à chaque paragraphe, à chaque phrase, le livre est un jeu de construction que vous tentez d'organiser. Et le lecteur joue ensuite avec vous, en entrant dans votre mécanique.

  • Télérama : L'héroïne de Mudwoman est une enfant abandonnée par sa mère à demi folle dans la boue, comme un petit animal. Avez-vous vu L'Enfant sauvage de Truffaut ?
Joyce Carol Oates : Oui, il y a longtemps. C'est un concept qui m'a toujours intéressée : l'être humain sans langage. En fait, l'idée de ce livre m'est venue en rêve. M'est apparue, une nuit, l'image d'une femme couverte d'une épaisse couche de maquillage qui avait séché, et qui se craquelait. A mon réveil, j'ai écrit une dizaine de pages, et puis j'ai laissé dormir ce récit. Tout en sachant que j'y reviendrais, pour comprendre qui elle était vraiment, sous ce camouflage...


  • Télérama : Un peu comme quand vous vous êtes penchée sur le mythe de Marilyn Monroe, dans Blonde...
Joyce Carol Oates : J'ai décidé d'écrire sur Marilyn en voyant des photos d'elle à 17 ans, avant les transformations de la chirurgie esthétique, quand elle était encore brune et potelée, sans aucun glamour, confiante en l'avenir. Ce qui m'a intéressée, en visionnant ses films, c'est que sous le masque de la femme sexy ultra fabriquée elle parvenait à exprimer mille nuances des personnages qu'elle interprétait. Tout en devenant un produit manufacturé, elle s'est efforcée de faire parler sa voix intérieure. Malheureusement, elle a fini par étouffer sous sa carapace, et perdre son âme.

  • Télérama : Vous vous intéressez au féminisme. Que pensez-vous du mouvement contestataire Femen, né en Ukraine ?
Joyce Carol Oates : Je n'en ai jamais entendu parler. Je vais me renseigner. C'est curieux comme aux Etats-Unis on est parfois coupé du monde…

  • Télérama : Vous êtes professeure à Berkeley. Quel regard portez-vous sur les étudiants d'aujourd'hui, comparés à l'étudiante que vous étiez ?
Joyce Carol Oates : Il est très dur d'entrer dans les universités comme Berkeley, Princeton, Harvard ou Yale, et les étudiants de nos programmes d'écriture ne sont pas très différents de ceux des décennies passées. Ils lisent des livres, ils veulent écrire. Quoi qu'il en soit, dans la population générale, les gens lisent moins, et les étudiants ont moins de pratique de l'écriture. Quand j'enseigne, je ne suis plus Joyce Carol Oates, mais j'essaie d'entrer dans la peau des écrivains dont je parle : Hemingway, Sylvia Plath... Et j'invite les étudiants à entrer dans ces univers avec moi.

  • Télérama : Du star-système aux tueurs en série, vos livres explorent les mythes américains. Mais c'est la réalité sociale de votre pays qui semble le plus vous inspirer...
Joyce Carol Oates : Cela vient de mon enfance. J'ai grandi dans une famille rurale très pauvre, après la dépression. Mes parents étaient très courageux, et j'ai toujours voulu rendre hommage à leurs efforts pour se faire une place dans la société américaine de l'époque. Plus tard, dans les années 60, j'ai habité à Detroit, où j'ai pu observer les luttes raciales et sociales de très près. Et, aujourd'hui, alors que l'écart se creuse entre les riches et les pauvres aux Etats-Unis, le sujet est plus que jamais d'actualité.

  • Télérama : Dans Marya, une vie, la mère dit à ses enfants de ne pas commencer à pleurer, sinon ils ne pourront jamais s'arrêter. Vos livres sont pleins de larmes retenues...
Joyce Carol Oates : Peut-être. Ils essaient de montrer des personnages dans un espace-temps, sur plusieurs années, et pas seulement un moment précis. On ne peut pas pleurer sur la durée. J'aime les trajectoires faites de rebondissements et les personnages qui ne s'effondrent jamais totalement. Je suis aussi une personne à la fois mélancolique et tenace, et mes héros ont souvent ce trait de caractère.

  • Télérama : L'héroïne de votre roman Mudwoman dit qu'on se souvient toujours des lieux où l'on devait mourir, et où l'on a survécu. Quels lieux vous ont marquée dans votre vie ?
Joyce Carol Oates : Le dernier où j'ai vu mon mari, avant sa mort, il y a cinq ans. C'était à l'hôpital, et tous les jours, parfois même plusieurs fois par jour, je refais en pensée le voyage à cet endroit. La mémoire visuelle des lieux traumatiques est toujours très forte. En vieillissant, vous accumulez ces endroits, et vous devez apprendre à connaître le bonheur et la satisfaction toute simple d'être encore en vie.

  • Télérama : Certains livres vous ont-ils sauvée ?
Joyce Carol Oates : Enfant, j'ai eu un choc en lisant Alice aux pays des merveilles. Puis, vers 12 ans, j'ai découvert Henry David Thoreau, qui m'a beaucoup impressionnée, et Dostoïevski également. J'ai tenté de relire Les Frères Karamazov à la mort de mon mari, mais je ne pouvais pas me concentrer. Mon cerveau était trop ravagé, trop morcelé. Je ne parvenais à écrire que des choses très brèves. Mudwoman est le premier vrai roman que j'ai pu mener à bien après sa mort. D'où ces chapitres courts, pleins de trauma et d'anxiété. A la fin, quand l'héroïne part en conduisant sa voiture, j'ai choisi ce symbole pour montrer qu'elle prend sa vie en main, qu'elle continue d'avancer, après toutes les épreuves.
En fait, c'est la poésie qui m'a sauvée. Surtout William Butler Yeats. Il a écrit un poème très impressionnant, peu connu, qui s'appelle : « To a friend whose work has come to nothing ». C'est un poème très puissant sur la solitude face à la vulgarité du monde. Je l'ai appris par cœur à 20 ans. J'en ai aimé la force. Bien que Yeats ne l'ait pas écrit pour une jeune femme, je me le suis tout de suite approprié. Apprendre des poèmes par cœur est primordial. Ils entrent au plus profond de votre conscience et nourrissent votre vie.

Joyce Carol Oates en six dates
1938 Naissance à Lockport (Etat de New York).
1952 Reçoit de sa grand-mère une machine à écrire. Se lance dans l'écriture à l'âge de 14 ans.
1963 Publie son premier ouvrage, un recueil de nouvelles.
2000 Blonde, roman psychologique inspiré de la vie de Marilyn Monroe.
2008 Décès de son époux. Publie, l'année suivante, le récit de deuil J'ai réussi à rester en vie.
2012 Mudwoman.





Source Télérama Propos recueillis par Marine Landrot 

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