Eloge de la retenue sur les réseaux sociaux
Plus d'un milliard d'individus exposent leur
vie sur les réseaux. Cette “tyrannie du paraître” ne crée-t-elle pas plus
d'angoisse que de bonheur ?
C'est la
frange la moins visible de la France invisible. La majorité silencieuse qui ne
réclame rien, sinon son droit à continuer de vivre sans bruit. Ces citoyens ne
s'exhibent pas sur Facebook, ne diffusent pas leurs photos de vacances, se
fichent d'être populaires sur Twitter. Ils sont juste discrets. Par nature ou
par réaction, rétifs à l'actuelle « tyrannie du
paraître » pour reprendre la formule du psychanalyste Gérard Bonnet (La Tyrannie du paraître, Faut-il se montrer pour
exister ?).
On ne les
entend pas mais on les cerne de mieux en mieux. En 2012, la juriste Susan Cain
a connu un grand succès aux Etats-Unis avec son livre Quiet – traduit La Force des
discrets –, un
éloge des introvertis dans une société qui prime les grandes gueules, préfère
l'esbroufe à la compétence feutrée. Selon elle, la crise financière a fait
sortir de l'ombre des banquiers réservés, beaucoup moins touchés que les stars
de la spéculation. Des salariés plus modestes et souvent plus clairvoyants.
Depuis, des tests scientifiques ont montré que les besogneux effacés
travaillaient généralement mieux que leurs collègues fanfarons. De quoi
rassurer une bonne partie de la population mondiale (entre un tiers et la
moitié, estime un peu à la louche Susan Cain) qui réfléchit plus qu'elle ne
brille, doute plus qu'elle n'assène – et se tient, surtout, à distance de la
surexposition de soi très en vogue aujourd'hui.
Comme un
antidote à notre époque, qui jauge de plus en plus les individus à l'aune de
leur visibilité, certains essayistes revalorisent depuis quelque temps le
retrait ou le décentrement. Et pointent les travers de la course à la
distinction, cet « empressement à apparaître
pour être » (Pascal Bruckner).
Pour le
philosophe israélien Carlo Strenger, notre société a été contaminée par le
monde marchand, où la valeur se chiffre, se pèse et s'affiche. Avec des
individus évalués au travail comme dans leur vie privée, sans cesse invités à
la compétition, au dépassement, à l'épanouissement spectaculaire. « Just do it » (Nike), « Fais de ta vie un rêve » (Google), « Devenez qui vous voulez » (Bouygues)… Ces injonctions
publicitaires ont pour « conséquence
catastrophique de discréditer l'ordinaire,
de dénigrer des carrières qui paraissaient naguère encore parfaitement
respectables et représentaient une réussite dont on pouvait être fier, dans des
domaines tels que le droit, la médecine, l'université ou l'ingénierie ». Pour
réussir sa vie, il faudrait désormais que celle-ci soit visible, clinquante, au
zénith de cette « Bourse globale du moi »,
dont la valeur monte ou descend comme une action cotée à Wall Street.
A chacun
de communiquer sur ses accomplissements professionnels ou intimes, en se
fabriquant une image plus ou moins embellie sur Facebook – 26 millions
d'utilisateurs actifs en France –, en y exposant son quotidien comme si cela
pouvait soudain lui donner du sens. A ce petit jeu de l'étalage de soi, on a
vite fait de se sentir hors course. Une récente étude allemande indique qu'un
tiers des utilisateurs de Facebook se sentent plus mal après s'être connectés
au site, fatigués de guetter le nombre de « likes » que leurs propos ou leurs
photos obtiennent – ou simplement honteux quand ils comparent leur vie à celle
des autres. Dans son essai La peur de
l'insignifiance nous rend fous, Strenger recommande donc une « acceptation active de soi » qui passe par la
prise de conscience de ses limites et une forme nouvelle d'humilité, à rebours
des obsessions contemporaines.
Le
philosophe français Pierre Zaoui propose une option encore plus fine. Moins une
méthode qu'une expérience. Celle de la discrétion comme léger pas de côté qui
ouvre au monde plus qu'il n'isole. Professeur à l'Université Paris VII-Diderot,
il livre ses réflexions dans un texte magnifique (La
Discrétion ou l'art de disparaître, une enquête limpide et savante sur
la place de l'individu face à « l'injonction
narcissique » qui pousse chacun à parader en permanence. « Se faire subitement discret, écrit-il, c'est abdiquer pour un moment toute volonté de
puissance », se mettre un temps à l'écart pour goûter « la joie apaisante de laisser paraître les autres ».
Enfermement narcissique vs dissolution hémorragique de l’ego
Sa
démarche est subtile : elle n'invite pas au repli radical, à un effacement qui
serait une autre forme de spectacle. Les quinze minutes de célébrité et les
quinze minutes de disparition sont selon lui «
les deux faces d'une même époque », «
deux gouffres pathologiques » – d'un côté «
l'enfermement narcissique », de l'autre «
la dissolution hémorragique de l'ego ». Zaoui invente une voie médiane,
discontinue, qui alterne de façon mesurée présence et absence, apparition et
éclipse. Une sorte de présence « à bonne distance ».
L'idée de
ce livre lui est venue pendant le quinquennat Sarkozy, devant cette « saturation du champ médiatique » et cette « omnivisibilité » du président curieusement
perçue par l'opinion comme une preuve de compétence. S'interrogeant sur la
notion de discrétion comme remède au bling-bling et à l'égotisme m'as-tu-vu, il
a passé toute la philosophie en revue, sans y trouver de réponse valable. Chez
les Anciens, la pudeur est en effet surjouée, proche de l'ascèse ou réduite à
une dimension morale (d'Epicure à saint Thomas), or « la vraie discrétion relève d'un esprit de finesse qui s'écrit
davantage dans les romans », explique Zaoui.
Son
enquête le conduit donc à relire ses auteurs de chevet, Kafka, Beckett,
Blanchot, qui « ont tous une passion de
l'effacement, mais ce goût de la disparition n'est pas triste, jamais assimilé
à la mort, c'est encore une façon éminente d'être ensemble ». Le
philosophe s'intéresse aussi à la figure du flâneur baudelairien, sensible à la
« beauté à bas bruit » de la ville où
vibre une « solitude peuplée ». « Les grandes
villes modernes sont propices à la discrétion, juge-t-il. Les nouvelles technologies aussi, contrairement à ce
qu'on dit : il y a des gens discrets sur les réseaux sociaux. Plus il y a de
moyens de communication, plus il y a de moyens de les couper. »
Se déconnecter de soi-même pour mieux se lier aux autres
Il aurait
très bien pu appeler son livre « traité du débranchement ». Une invitation à se
déconnecter de soi-même pour mieux se lier aux autres. Car sa proposition a du
panache : la discrétion est pour Zaoui un geste ambitieux et subversif. Elle
n'a rien à voir avec l'humilité résignée des petites gens. Se faire discret,
c'est résister à la caméra de surveillance de l'époque – le diktat de
transparence –, tout en vivant une expérience citoyenne, au milieu des autres,
avec une disponibilité renouvelée, une sensibilité urbaine et démocratique.
Cette « dissidence » (contre soi-même ? contre l'air
du temps ?) serait une forme d'« art
micropolitique », une façon de mieux entendre le mouvement du monde et
des idées dans une observation attentive des flux et un retrait fécond,
préalable à toute action. « C'est à la fois une
utopie et une contre-utopie », précise-t-il. Il ne s'agit plus de rêver
un autre monde, mais d'apprendre à habiter celui-ci, en se fiant moins au
discours d'un homme providentiel qu'à la puissance discrète de la masse
silencieuse qui, peu à peu, fait bouger les lignes. L'auteur cite Kafka – « Dans ton combat avec le monde, seconde le monde » –
et se félicite de toutes les initiatives locales et solidaires qui « produisent du monde commun ».
Son
enquête le mène encore plus loin, comme si la discrétion offrait une grille de
lecture universelle. « Capacité à être là sans
s'imposer, à se donner sans s'exhiber, à percevoir sans dominer », elle
deviendrait presque une définition de l'amour ! «
Les âmes discrètes sont les fondations du monde : sans elles plus rien n'existe
sinon des miroirs vides. »
Surpris
par le succès automnal de son essai, Pierre Zaoui rappelle – avec une modestie
qui l'honore ! – que la discrétion ne doit pas devenir non plus « un slogan, une pose mondaine ou une nouvelle
injonction ». Ce « laisser-être »
(si préférable au « laisser-faire ») est une possibilité de rapport au monde.
Une expérience personnelle et poétique, à la fois très humble et très
ambitieuse, qui tient de la redécouverte intime et profonde de la générosité. « C'est créer, c'est donner, c'est aimer »,
écrit-il. Ce n'est pas un commandement moral. Ni même une bonne résolution de
rentrée. Plutôt un audacieux pari de société.
Illustration : Catherine Meurisse
Source telerama.fr
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