POURQUOI
LES MÉDIOCRES ONT PRIS LE POUVOIR
Le philosophe québécois
Alain Deneault fustige un monde où, avec la transformation des métiers en
« travail », le « moyen » est devenu la norme. Interview.
« Rangez ces ouvrages
compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni
spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos
passions, elles font peur. Surtout, aucune bonne idée, la
déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et
décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en
le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont
changé (…) : les médiocres ont pris le pouvoir. » Voilà qui est dit.
Alain Deneault n’est pas du genre à mâcher ses mots. Docteur en philosophie et
enseignant en sciences politiques à l’université de Montréal, auteur de nombreux
ouvrages sur les paradis fiscaux et l’industrie minière, le penseur québécois
s’attaque cette fois-ci dans La Médiocratie (Lux Éditeur) à la
« révolution anesthésiante » par laquelle le « moyen » est
devenu la norme, le « médiocre » a été érigé en modèle. Entretien.
Le Point.fr : Qu’entendez-vous par
« médiocratie » ? Quelle différence avec la
« médiocrité » ?
Alain Deneault : « Médiocrité » est en
français le substantif désignant ce qui est moyen. « Moyenneté » ne
se dit pas. Mais quelque chose distingue bien les deux termes. La moyenne
renvoie à une abstraction – on parlera de revenus moyens, de compétences
moyennes… – tandis que la « médiocrité » désigne cette moyenne-là en
acte. Or il ne s’agit pas d’un livre sur la médiocrité, ni d’un essai moraliste
ou moralisant, mais une tentative de comprendre une tendance, une dynamique
sociale qui contraignent à une production moyenne. C’est la
« médiocratie », le stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde
un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite permettant
de concevoir synthétiquement un état de choses, mais une norme impérieuse qu’il
s’agit d’incarner. Si nous sommes honnêtes, on est tous un jour ou l’autre
moyens en quelque chose – on ne peut pas toujours être au maximum de nos capacités !
Le problème, c’est que l’on nous contraigne à l’être en toute chose.
Quand la médiocrité est-elle passée à l’acte ? Depuis quand
les médiocres ont-ils pris le pouvoir ?
C’est arrivé
progressivement. La division et l’industrialisation du travail – manuel et
intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir médiocre. Au
XIXe siècle, le « métier » devient « emploi ». Le travail,
désormais standardisé, réduit à une activité moyenne avec des critères précis
et inflexibles, s’en trouve dépourvu de sens. Ainsi, on peut passer dix heures
par jour à confectionner des repas à la chaîne sans pour autant être capable de
se préparer à manger chez soi, poser des boulons sur une automobile sans savoir
réparer sa propre voiture ou bien vendre des livres et des journaux qu’on ne
prend plus le temps de lire soi-même. La fierté du travail bien fait a donc
tendance à disparaître. Marx l’explique d’ailleurs très bien dans son Introduction
générale à la critique de l’économie politique lorsqu’il analyse que
« l’indifférence à l’égard du travail particulier correspond à une forme
de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à un
autre, et dans laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et
par conséquent indifférent. » On passe d’un travail à l’autre comme s’il
ne s’agissait que d’un moyen de subsistance. La prestation devient moyenne, le
résultat tout autant et les gens parfaitement interchangeables. Auparavant,
chez La Bruyère, par exemple, le « médiocre » apparaissait souvent
sous la forme d’un rusé, qui se faufile parmi des gens méritants et compétents.
À sa suite, quoiqu’extrêmement différents, des auteurs comme Marx, Max Weber, Hans-Magnus
Enzensberger ou Laurence Peter font état d’une évolution : le médiocre
devient le référent de tout un système.
Un système qui exige avant tout de « jouer le jeu ».
Selon vous, cette expression courante pourrait bien être le slogan de la
« médiocratie ». Qu’entendez-vous par là ?
Cette expression désormais
courante est elle-même assez représentative du problème puisque pauvre
sémantiquement. Elle comporte deux fois le même mot sous deux formes
différentes. Mais, sous ses dehors ludiques, inoffensifs et enfantins, son sens
est bien plus grave. Le jeu serait d’abord un ensemble de règles non écrites et
de procédures usuelles quoique informelles auxquelles on doit se prêter si on
compte arriver à ses fins. Cela passe essentiellement par certains rituels qui
ne sont pas obligatoires, mais marquent un rapport de loyauté à un corps, au
réseau. Mais le revers de ces mondanités – soirées, déjeuners, ronds de jambe
et renvois d’ascenseur – est violent. On tue symboliquement pour punir un
manque d’allégeance au réseau, dans des contextes qui laissent aux plus forts
une grande place à l’arbitraire. En fin de compte, cela génère, sans que l’on y
prenne garde, des institutions et des organisations corrompues au sens fort, au
sens où les représentants d’institutions perdent souvent de vue ce qui les
fonde en propre, au profit d’enjeux qui n’ont rien à voir avec leur bien-fondé
social et historique. Et la médiocratie gagne du terrain.
La figure qui incarne le mieux, selon vous, la médiocratie
serait celle de l’expert. Or on aurait tendance à penser que celui-ci tire
justement la société vers le haut. N’est-ce pas paradoxal ?
Le théoricien Edward Saïd a traité de
front ce paradoxe en distinguant bien l’expert de l’intellectuel. L’expert,
dans la configuration contemporaine, c’est trop souvent celui qui travaille de
façon paramétrée, et qui déguise en connaissance des discours d’intérêts. Il
est le représentant de pouvoirs qui l’embauchent portant les habits du
scientifique désintéressé. L’intellectuel, au contraire, se penche sur des
problématiques parce qu’il s’y intéresse en tant que telles, sans commanditaire
particulier. L’expert ne se contente pas de donner son savoir à des gens afin
qu’ils aient tous les outils pour délibérer : il érige une position
idéologique en référent objectif, en savoir. À l’université, c’est une vraie
question que doivent désormais se poser les étudiants : veulent-ils
devenir des experts ou des intellectuels ? Si tant est que
l’université, de plus en plus subventionnée par les firmes privées, soit encore
capable de rendre possible ce choix. L’expertise consiste de plus en plus
souvent à vendre son cerveau à des acteurs qui en tirent profit.
C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, tant s’en
faut, les étudiants ne sont plus à l’université uniquement pour acquérir un
savoir en tant qu’il a une pertinence sociale. Ils passent nettement pour une
marchandise eux-mêmes. L’institution se cache de moins en moins du fait qu’elle
vend ce qu’elle fait d’eux aux entreprises privées et autres institutions qui
la financent. Ce ne sont pas tant les groupes privés qui financent l’université
que l’État qui leur livre l’université comme un pôle de recherche et de
développement subventionné. À l’automne 2011, Guy Breton, le recteur de
l’université de Montréal, affirmait que « les cerveaux doivent
correspondre aux besoins des entreprises », ces mêmes entreprises
(bancaires, pharmaceutiques, industrielles, gazières ou médiatiques) qui
siègent au conseil d’administration de l’université. On se retrouve face à un
isolement de la pensée critique. C’est l’autre versant du problème : on
n’a jamais eu autant besoin de sociologues, de philosophes, de littéraires pour
décrypter tel ou tel phénomène. Dès lors que les acteurs de ces sphères
s’enferment dans des mondes hermétiques, ultra-spécialisés, on se trouve
socialement privés de ce dont on a grand besoin : des recherches et une
pensée dégagées des contraintes de la professionnalisation.
À l’origine de la médiocratie, vous évoquez la montée en
puissance de la « gouvernance ». De quoi s’agit-il ?
Il s’agit du versant
politique de la médiocratie. Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont
repris le corpus de la « gouvernance », d’abord développé dans la
théorie de l’entreprise privée, pour subordonner l’État à la culture du secteur
privé. Sous le couvert d’une meilleure gestion des institutions publiques, il
s’agissait d’appliquer à l’État les méthodes de gestion des entreprises privées,
supposées plus efficaces. Dans un régime de gouvernance, la gestion a pris la
place de la pensée politique. Tout le vocabulaire traditionnel est renversé, on
dit gouvernance pour politique, acceptabilité sociale pour volonté populaire,
partenaire pour citoyen… On fait désormais du problem solving en
recherchant une solution immédiate et technique pour répondre à un problème
immédiat. Cette disqualification de la politique exclut toute réflexion fondée
sur des principes, toute vision large articulée autour de la chose publique.
C’est l’avancée du désert managérial : un ministère québécois a récemment
embauché un « architecte en gouvernance d’entreprises
ministérielles » qui devait « maîtriser l’approche client » et
se savoir « propriétaire de processus ». Je doute que l’on se
comprenne vraiment dans ces milieux. Il est dramatique qu’en nous privant de
notre patrimoine lexical politique on efface peu à peu les idées et les grands
principes qui nous permettaient de nous orienter publiquement. En ce sens, le terme
« gouvernance » est représentatif d’une époque qui préfère les
notions vides de sens, qui sont autant de participes présents
substantivés : « migrance », « survivance »,
« militance »…
Si elle est liée, comme vous le dites, à l’économie de marché,
comment résister à la « médiocratie » ?
Je ne vais pas faire
du problem solving : il n’y a pas de réponse administrative et
pragmatique. Mais il existe malgré tout de nombreux moyens de lutter contre cet
état ambiant qui ne nous porte pas vers le haut. Résister d’abord au sens de
résister au buffet, à la somme de petits avantages qui rendent mesquin. Revenir
à des concepts forts pour penser les choses, ne pas laisser la langue pauvre du
management nous fondre dessus, s’emparer de sa subjectivité, et retourner comme
un objet de la pensée cette langue corruptrice.
Entretien avec
Victoria Gairin, Le Point, 16 octore 2016, mise à jour le 5 septembre
2019.
Source <https://www.luxediteur.com/pourquoi-les-mediocres-ont-pris-le-pouvoir/>
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire