Talons aiguilles, vertige des hauteurs
Version extrême du talon haut, les talons
aiguilles élèvent ou rabaissent selon les époques. Et tiennent une place
ambiguë dans le placard des femmes.
La Seconde Guerre
mondiale est finie et l'humeur est à la légèreté. Fini l'utile, vive le futile
! L'élégance est de retour. Christian Dior invente l'allure new-look - veste
près du corps et jupe bouffante - et dans la foulée surgit le talon aiguille.
C'est le chausseur Roger Vivier qui l'imagine, glissé sous des escarpins, pour
les défilés haute couture de la maison en 1954. Conçu à partir d'un talon Louis
XV effilé vers le bas, le talon aiguille “termine la silhouette d'un coup de
crayon “, explique-t-il à l'époque. Succès immédiat. Les femmes troquent illico
leurs lourdes plateformes compensées pour ces chaussures mille fois plus fines
et féminines. Le magazine “Vogue US “ parle pour la première fois de “stilettos“.
Attention : talon aiguille ne signifie pas encore hauteur vertigineuse. Tout
comme l'humeur des femmes (paraît-il !), leur taille a varié dans l'histoire.
En bois, ces talons nouveaux ne mesurent pas plus de 3 à 5 cm à leur
apparition.
Avril
1951, la mode de printemps
Priées par le
gouvernement de réintégrer leurs foyers après la guerre malgré leurs prises de
responsabilité multiples au travail et au foyer en l'absence des hommes, les
femmes glissent leurs pieds dans ces souliers modernes... quand monsieur rentre
à la maison. “Dans la journée, la plupart des femmes se promènent en pantoufles
et vieux tablier, écrit l'Anglaise Caroline Cox dans “Talon aiguille“. Une fois
la maison nettoyée, le miracle doit se produire, la femme ressurgit de sa
chambre en Grace-Kelly, bas jarretelles, jupe serrée et talons hauts. “ Bobonne le jour, glam le soir ! Telle Betty,
la femme de Don Draper, le héros macho de la géniale série télé “Mad Men “.
En adoptant les talons
aiguilles, les femmes intériorisent leur rôle de déesse du foyer. Rabaissant ?
Pas si simple. Car les talons aiguilles élèvent aussi celle qui les porte. “Ils
constituent l'une des manifestations les plus claires du modernisme qui succède
à l'austérité prévalant pendant la guerre“, explique Carolyn Cox. Surtout, ils
libèrent symboliquement leurs détentrices de leur statut de femme au foyer.
“Par sa forme d'une modernité agressive et son aspect peu pratique, le talon
aiguille de la fin des années 1950 symbolise la résistance féminine à un rôle
domestique prédéterminé“, poursuit Carolyn Cox. Du haut de leurs Stilettos, les
desperate housewives reconquièrent du pouvoir : on ne fait pas le ménage en
talons aiguilles ! Et ces centimètres gagnés leur permettent de regarder leur
époux droit dans les yeux.
Des
femmes en stiletto
Dans le sillage de
Vivier, l'Italien Salvatore Ferragamo, qui chausse les stars d'Hollywood,
retravaille ce soulier. Avec lui, le talon aiguille prend encore de la hauteur
: des talons de 12 font leur apparition. Le progrès technique est passé par là
: des talons avec une tige en métal dans une base en plastique remplacent les
talons de bois. Des deux côtés de l'Atlantique, les actrices s'arrachent ces
créations. Gina Lollobrigida et Ava
Gardner en raffolent ; Marilyn Monroe aussi, qui déclare, spirituelle, que ces
chaussures “ont tiré sa carrière vers le haut “ !
Miss
Jukebox, 19 ans, en 1959
Du
podium à la rue, les années de la contestation
Les stars faisant
rêver, le talon aiguille finit par descendre dans la rue. Les adolescentes s'en
emparent dans les années 1960. Elles inversent la proposition machiste et
revendiquent le talon aiguille comme slogan rebelle au rôle assigné de bonne
épouse. Mais tout lasse, tout passe. La fin des années 1960 sonne aussi le glas
(provisoire) de ce talon vertigineux. Trop vu, trop répandu. Et trop connoté
sexuellement pour les féministes qui pointent le bout de leur nez. Il faut dire
que depuis sa création, la dimension fétichiste du talon aiguille s'est
étoffée. Son côté “arme de séduction
massive“ aussi. Considéré comme un atout
érotique pour séduire les hommes, ou garder son mari, il devient l'accessoire à
abattre ; un symbole de la lutte des femmes contre la soumission au sexe dit
fort. Le 4 juin 1970, les députés français votent la loi sur l'égalité
familiale qui jette aux orties la notion de chef de famille. Advient la
“personne de référence “. De cet échelon gravi vers un pouvoir qui leur était
nié jusqu'alors, les féministes pures et dures prônent tenues masculines
informes et godillots pour toutes. Le talon aiguille tombe de son piédestal et,
comme le soutien-gorge, finit aux orties.
A un
congrès
Le
pouvoir perché
“Il revient bon pied
bon œil dans les années 1980, quand les femmes entrent dans le monde de
l'entreprise, explique Frédéric Godart, auteur de “Sociologie de la mode“.
Les punks sont passés
par là, qui revendiquent comme une rébellion le port de chaussures aux talons
vertigineux dessinés, entre autres, par Vivienne Westwood, leur créatrice fétiche. “ Tailleur strict et
attaché-case, les nouvelles wonder women balancent par-dessus bord, du bout de
leurs escarpins, les arrêtés féministes et assoient, en partie, leur récent
pouvoir sur leurs talons aiguilles. Rassérénées dans leur rôle par la hauteur
qu'ils leur apportent. Quitte à tomber, parfois, dans le stéréotype de la
carriériste aux dents longues.
Les
stillettos Cassadel portées par Penelope Cruz au dernier festival de Cannes
Le
talon aiguille des années 2000 est plus subtil.
Plus complexe.
Toujours synonyme de pouvoir, mais plus encore, peut-être, d'indépendance. Et
de sens aigu de la mode. Car une nouvelle génération d'artisans faufile
l'aiguille sous tous les talons : comme les escarpins, sandales, bottines et
mules prennent des centimètres. Le Londonien Jimmy Choo ouvre la marche dès les
années 1990. Il conçoit ses magnifiques et vertigineux souliers avec sa nièce
Sandra Choi. Un détail pas si anecdotique : comme le souligne Carolyn Cox,
“pour la première fois, ce type de création est l'œuvre d'une femme“. Qui
tente, si possible, de faire rimer confort et élégance. L'Américain Manolo
Blahnik lui emboîte le pas avec succès. Très vite, Carrie Bradshaw, l'héroïne délurée de la série télé “Sex and
the City “, ne jure plus, pour arpenter Manhattan, que par ses escarpins haut
perchés. Et devient emblématique d'une génération de citadines libérées, aussi
à l'aise dans leurs baskets que sur leurs talons de 10. A la même époque, les
stilettos à semelle rouge sang du Français Christian Louboutin deviennent aussi
un signe distinctif de style.
Laetizia
d'Espagne et Carla Bruni en Louboutin en 2009
L'ambivalence
du talon
Aujourd'hui, le port
du talon aiguille traduit une féminité à géométrie variable, oscillant entre
autorité, élégance et indépendance. Même les femmes politiques s'y sont mises,
c'est dire ! La ministre de l'Ecologie Nathalie Kosciusko-Morizet fait toujours
sensation quand elle perche sa silhouette menue sur des échasses. “Par des
tenues sobres, la première génération de femmes en politique devait donner aux
hommes des gages de savoir, de compétences et de sérieux, décode Stéphane
Rozès, fondateur et directeur du bureau d'études Conseils Analyses et
Perspectives. La deuxième génération s'est battue pour faire reconnaître ses
attributs vestimentaires avec la volonté de mettre en avant sa différence et de
la faire respecter.“
Anne
Lauvergeon
Même évolution vers
une réappropriation du féminin dans le monde de l'entreprise. La très sérieuse
Anne Lauvergeon, ex-patronne d'Areva, n'est-elle pas adepte des talons
vertigineux ? L'heure du “féminisme entrepreneurial“ a sonné. Notamment au sein
du très sélect Women's Forum, forum international d'hommes et de femmes qui
militent pour le renforcement de la place des femmes dans l'économie et la
société. “Si les talons aiguilles disent de l'ambiguïté, ils sont surtout le
marqueur de l'ambition des femmes qui refusent de passer par les signes des
hommes pour fouler les territoires du pouvoir qui ne sont ni aux hommes, ni aux
femmes, explique Mercedès Erra, fougueuse féministe et coprésidente d'Euro RSCG
Worldwide. Il n'y a aucune raison pour que l'on perde les signes du féminin. Ca
fait du bien de se surélever sur talons sans sur jouer la séduction. Le talon
dit maîtrise de la séduction, justement. Il propose un autre regard sur le
féminisme. “
Ce qui fait dire à
Frédéric Godart que “le port des talons aiguilles augmente littéralement le
pouvoir. A la verticale, pour une femme de taille moyenne, c'est le seul moyen
de regarder les hommes dans les yeux, de les défier “. Aucune raison donc, de
ne pas rester droites dans nos talons aiguilles.
Source Le Nouvel Observateur
J'adore cette rubrique , de plus je voudrais ajouter que le talon aiguille de nos jours ce porte aussi bien par les hommes.
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