Photo : Samuel Kirszenbaum
Avec son nouvel essai, le démographe et historien bouscule 150 ans de recherches sur la cellule familiale.
Propos recueillis par Gilles Heuré et Olivier Pascal-Moussellard (Télérama)
Longtemps, Emmanuel Todd a été le « bon client » de la presse et de la télévision françaises, l'« intellectuel engagé » capable de dessouder le Président et de planter le dernier clou sur le cercueil de l'empire américain. Pointu dans l'analyse, foudroyant dans la repartie. Séduisant et roué, disent aussi ses détracteurs... On aurait presque oublié que derrière l'habile bretteur se dresse un grand démographe et historien, un de ces chasseurs-cueilleurs de chiffres indigestes (pour nous autres profanes), capable de trier des milliers de données sur les structures familiales, pour en extraire la substantifique moelle. L'Origine des systèmes familiaux, son nouveau livre, est le résultat de quarante années de recherches. Un pavé - on mentirait en disant qu'il se lit comme un polar -, mais un pavé dans la mare des idées reçues, que ce soit sur l'évolution de la famille à travers les siècles ou sur la place des femmes dans les sociétés « archaïques ». En réalité, même quand il parle « familles », Emmanuel Todd reste un excellent « client » : qu'il évoque celle des Indiens hopis, des anthropologues français ou de la gauche hexagonale, il a l'esprit frappeur et la langue « vivante ».
Comment fait-on pour étudier les structures familiales à travers le monde ?
J'ai repris une technique bien connue des linguistes et des anthropologues américains de l'entre-deux-guerres, qui accordaient une grande attention à la lecture des cartes. Ils observaient la distribution de traits particuliers dans l'espace pour en déduire la façon dont ces traits se sont succédé. Je passe moi aussi par l'analyse cartographique pour comprendre comment les systèmes familiaux se sont diffusés. Puis je rassemble les données historiques disponibles pour voir si elles « collent » avec ce que j'ai trouvé.
Votre livre s'ouvre sur un paradoxe : lorsqu'on étudie les structures de la famille, « on retrouve au plus profond du passé notre présent occidental ». Qu'entendez-vous par là ?
La carte typique, en matière de structures familiales, se présente ainsi : sur la périphérie, dispersées dans les coins, on trouve des petites poches reproduisant un même type de structure, qu'on appellera le « caractère A ». Au centre de la carte, en revanche, on observe une masse d'un seul tenant, avec un autre type de structure familiale, qu'on appellera le « caractère B ». La règle fondamentale est la suivante : s'il y a suffisamment de poches A dispersées sur les bords, vous pouvez dire avec certitude qu'à une époque plus ancienne toute la carte était couverte par le caractère A ; une innovation s'est produite par la suite, au centre, et le caractère B s'est répandu vers la périphérie, sans atteindre les zones les plus reculées.
Que disent les cartes pour le continent eurasien, qui fait l'objet de ce premier volume ?
Que trouve-t-on dans les poches dispersées sur la périphérie du continent, en Angleterre aussi bien qu'aux Philippines ? La famille nucléaire, c'est-à-dire papa, maman et les enfants. Au centre, en revanche, de la Chine au Moyen-Orient ou en Russie, on découvre une grande variété de familles « communautaires » (c'est-à-dire papa, maman, les fils, leurs femmes et leurs enfants sous le même toit). Sur une frange intermédiaire, on trouve, au Japon ou en Allemagne, la famille souche, dans laquelle un seul des enfants, en général l'aîné des garçons, se marie et reste avec ses parents. Rappelez-vous la règle : aux extrêmes, le système le plus ancien ; au centre, le plus récent. Conclusion : le système familial « archaïque » est la famille nucléaire et non, comme on l'a cru pendant un siècle et demi, la famille souche ou communautaire. Le présent le plus « moderne » rejoint le passé le plus ancien... comme dans La Planète des singes.
Est-ce une hypothèse ou une certitude ?
Il n'y a pas débat ! Compte tenu du nombre de zones observées et de la structure des cartes, on peut parler d'une certitude logique que les documents historiques, quand il y en a, viennent confirmer. C'est dur à entendre pour ceux qui ont longtemps pensé l'évolution dans le sens inverse, à savoir : une grosse famille regroupée autour du père dans les temps les plus anciens, suivie, beaucoup plus tard, par l'émergence de la famille nucléaire, de l'individu, de la démocratie politique, bref de la modernité. Un processus « naturel » qui faisait des Européens des innovateurs par essence et... qui ne tient pas.
Combien de « types » de structures familiales recensez-vous ?
Il faut classer les formes pour être capable de les cartographier et distinguer les « types » périphériques des types centraux. J'ai, pour ma part, défini une quinzaine de modèles, en partant des trois structures fondamentales décrites par Frédéric Le Play (1806-1882) : la famille nucléaire, la famille souche et la famille communautaire. J'ai introduit plusieurs variantes à cette triade. Par exemple, dans la famille communautaire, il arrive que les jeunes couples ne s'installent pas dans la famille de l'époux une fois mariés : certaines familles s'organisent autour des femmes, ou même autour de groupes frère-sœur. Parfois, la tradition veut qu'un jeune couple reste quelque temps avec ses parents, mais aille s'installer plus ou moins loin de ces derniers à la naissance du premier enfant. J'introduis donc, dans ma typologie, le concept de corésidence temporaire. En intégrant aussi les nuances de temporalité et de proximité aux trois types « fondateurs », j'arrive finalement à une quinzaine de catégories.
Vous n'êtes pas tendre avec Claude Lévi-Strauss, dans votre livre. Que lui reprochez-vous ?
J'ai plusieurs critiques, mais mon principal reproche est le suivant : le type d'échange matrimonial que Lévi-Strauss a mis au cœur de son interprétation - le mariage avec la fille du frère de la mère - est un fait très minoritaire. Les Structures élémentaires de la parenté (1949) a beau être un livre admirable d'érudition, et ce qui y est étudié être bien étudié, il n'en reste pas moins que les échantillons de populations et de zones observés ont été choisis pour illustrer ce que l'auteur avait envie de dire ! Imaginez un astronome qui dirait : « Je vais tenter de comprendre les lois gouvernant la rotation des planètes, mais les seules planètes qui m'intéressent vraiment sont les rouges, ou les bleues ! » Ça n'a pas de sens : si vous voulez définir les lois de Kepler, vous prenez tout le système solaire. Pour moi, le système lévi-straussien, c'est de la poésie.
Vous devez pourtant beaucoup aux anthropologues : votre livre repose sur un énorme corpus de livres, parmi lesquels de très nombreuses monographies de terrain...
Je suis un chercheur-prédateur, je ne m'en cache pas. Anthropologue de terrain, c'est un métier - et pas un métier pour moi. Pour enquêter, pendant des mois, dans des conditions souvent difficiles, il faut une force morale, une résistance psychique que je n'ai pas. A Cambridge, j'étais un virtuose de l'analyse des recensements au XVIIIe siècle, et mon tout premier article a porté sur les contradictions entre une liste d'habitants et les registres fiscaux d'un village d'Artois... A contrario, je serais surpris que beaucoup d'anthropologues de terrain aient lu et digéré autant de monographies que moi : plusieurs centaines, en fait, auxquelles j'ai ajouté l'analyse des structures familiales par les historiens. Il m'a fallu quarante ans pour faire ce livre : quarante années pour avoir dans la tête et sur fiches les données de 215 populations, plus les échantillons secondaires, bref quelque 350 ou 400 sous-populations étudiées...
Qu'est ce qu'un bon chercheur ?
Comme l'écrit Musil au début de L'Homme sans qualités, un chercheur n'est pas un type sympa qui cherche à dire que le monde est en ordre : c'est un gars désagréable qui veut retourner la réalité et prouver que d'autres ont tort. Ce qui ne l'empêche pas pour autant de reconnaître ses dettes, ce que je ne cesse de faire dans mon livre. Si je reproche à Lévi-Strauss d'être excessivement « structuraliste », je n'oublie pas que ma carrière intellectuelle a débuté sur un mode structural, le jour où, allongé sur un canapé chez ma mère, j'ai vu se superposer dans ma tête la carte du communisme et celle de la structure familiale communautaire. Un rêve de psy ! J'ai passé les années suivantes avec mes petites boîtes « structures familiales », dans lesquelles je mettais les idéologies, les systèmes économiques, les façons d'intégrer les immigrés... et ce mode de pensée s'est révélé extrêmement efficace, jusqu'au jour où, grâce à mon copain le linguiste Laurent Sagart, j'ai enfin compris qu'il fallait aussi s'intéresser aux processus de diffusion des traits d'organisation familiale indépendamment de la cohérence interne des structures sociales. Faute de quoi je ne pouvais pas expliquer la distribution des types familiaux dans l'espace. Certains changent d'orientation sexuelle après 50 ans pour se renouveler : je me suis contenté d'un changement d'orientation intellectuelle, le passage du structuralisme au diffusionnisme...
Pourtant, cette explication par la famille - quasiment une microsociété qui déterminerait tout - n'est-elle pas écrasante ?
Au début des années 1980, j'ai vu se superposer la carte du communisme et de la structure familiale communautaire. Puis j'ai compris que le libéralisme s'insérait dans des systèmes familiaux nucléaires, et que les idéologies autoritaires ethnocentriques de type allemand ou japonais fonctionnaient très bien avec la famille souche. Tout cela a été empiriquement validé par la cartographie. Je comprends que l'on veuille nuancer, mais vous n'échapperez pas pour autant à l'évidence cartographique. Sans elle, vous ne comprendrez jamais pourquoi le vote communiste fut tellement important en Toscane et dans le nord-ouest du Massif central : il s'agit tout simplement de deux régions de famille communautaire, centrée sur les hommes dans le cas de la Toscane, comme en Russie, ou capable d'associer un frère, une sœur et leurs conjoints, dans le cas du Massif central. L'autorité et l'égalité sont au cœur de ces systèmes familiaux, comme au cœur de l'idéologie communiste.
Autre paradoxe de votre livre : les femmes n'ont pas, comme on le croit un peu trop souvent, été écrasées par les hommes dans les familles les plus anciennes...
On affirme que la modernité, c'est l'émancipation de la femme, sans voir que cette émancipation s'est en fait produite dans des sociétés où le statut de la femme était déjà relativement élevé. Une fois de plus, les visions dépendent de l'endroit où l'on parle : pour les Romains et les Grecs, le statut élevé des femmes, leur liberté, était un indice très sûr de la barbarie des peuples. Cette vieille géographie des statuts de la femme a la vie dure. Aujourd'hui, toute l'Europe du Nord-Ouest, et pas seulement la France, atteint une fécondité honorable de deux enfants par femme (ou presque) parce que ces sociétés ont trouvé le moyen de rendre compatibles le travail féminin et la production d'enfants. Mais ces sociétés sont « féministes » depuis longtemps, voire toujours : ce que l'on constate aujourd'hui n'est que la réémergence d'une donnée anthropologique ancienne.
Autre famille, au sens métaphorique cette fois : l'Europe. Que vous inspire-t-elle ?
Quand le traité de Maastricht a été concocté, je sortais de la rédaction de L'Invention de l'Europe et j'étais particulièrement attentif aux différences de structures familiales entre pays européens. Pour moi, l'Allemagne, avec sa tradition hiérarchique héritée de la famille souche, est aussi éloignée de la France, individualiste à cause de sa famille nucléaire égalitaire, qu'elle est proche du Japon, souche aussi. L'Italie centrale, elle, était communautaire. Des hommes qui s'imaginent pouvoir unifier un continent aussi éclaté anthropologiquement que l'Europe avec le seul instrument monétaire ne peuvent être que des ignorants. Si j'étais croyant, je dirais des impies, puisqu'ils attribuent à l'argent la capacité de créer un monde...
Une union plus politique ne peut-elle pas permettre à l'Europe de dépasser ces différences de structures familiales ?
La seule chose qui pourrait fonctionner, ce serait la domination absolue d'un pays sur les autres. La droite française est d'ailleurs retombée dans son rêve de soumission à l'Allemagne... sans voir que l'Allemagne est un pays vieux, fatigué, avec une population qui diminue, incapable de mettre au pas tout le continent malgré son industrie efficace et sa comptabilité en ordre. Non, la seule façon de sauver l'euro reste pour moi le protectionnisme européen, mais la majorité de la classe politique n'en veut pas. Il ne reste donc plus qu'à s'asseoir dans son fauteuil et contempler le désastre à venir, en commençant par le spectacle pitoyable de dirigeants s'agitant sur la crise de la dette publique. Je suis choqué par la façon dont on parle de cette dette, en suggérant que l'Etat français a distribué trop d'argent à des gens démunis qui ne le méritaient pas. L'achat de titres publics était - jusqu'à maintenant - un moyen très sûr de mettre son argent à l'abri, et ce sont les plus riches qui, aujourd'hui, détiennent l'essentiel de la dette. On comprend qu'ils aient peur d'un « défaut »... mais moi, franchement, il ne m'inquiète pas : j'en rêve. Je suis simplement partisan d'une nationalisation des banques, qui mettrait à l'abri les petits épargnants.
Vous êtes issu d'une « lignée » solidement ancrée à gauche (votre grand-père était Paul Nizan). Quelles relations l'intellectuel engagé que vous êtes entretient-il avec sa « famille » politique ?
Aujourd'hui, les rapports entre intellectuels et politiques sont marqués par l'indifférence mutuelle : ces derniers ne s'intéressent guère aux idées, ils lisent très peu. Ils ne sont même pas « post-idéologiques », ils sont « post-livresques », préfèrent la télé aux livres et ont les yeux rivés sur les sondages. Cela ne m'empêchera pas d'aller voter aux primaires - pour Arnaud Montebourg, parce qu'il a une attitude lucide sur le libre-échange et sur nos rapports avec l'Allemagne. La droite est devenue très inquiétante, par son autoritarisme, sa volonté de contrôler l'information, d'instrumentaliser la question de l'identité nationale... Donc, pas de fantaisie - je vais voter socialiste.
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