vendredi 16 septembre 2011

Billets-Entretien avec le juge Serge Portelli


Photo : Bernard Matussière

La justice française est en danger


Propos recueillis par Michel Abescat (Télérama)

Au moment où les Français découvrent, avec l'affaire DSK, une justice américaine bien différente de la nôtre, Serge Portelli, président de la XIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris, publie un livre aussi simple que passionnant, Juger. Et tire le signal d'alarme. Si l'on n'y prend pas garde, l'idéologie sécuritaire emportera le système du juge « gardien des libertés », installé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. A force de s'inspirer de l'exem­ple américain, prototype du modèle sécuritaire, nos juges, explique-t-il, sont peu à peu réduits à n'être qu'un simple maillon de la « chaîne pénale ». Trop « indépendants », trop « laxistes », ils gênent. Il s'agit de les mettre au pas. Au détriment, selon lui, de la démocratie.

Que vous inspire l'affaire DSK ?

Serge Portelli : Elle me passionne, car cette affaire est un formidable révélateur du fonctionnement de la justice américaine, que les Français découvrent avec stupéfaction. Comment concevoir, par exemple, que Dominique Strauss-Kahn puisse risquer une peine de soixante-quatorze ans de prison, comme on nous l'a expliqué dans les heures qui ont suivi son arrestation ? Cela n'a aucun sens s'agissant d'un homme âgé de 62 ans ! Soixante-quatorze ans, c'est en gros l'espérance de vie de chacun d'entre nous, une telle durée est donc inhumaine. Elle permet d'emblée de toucher du doigt cette obsession pénitentiaire qui caractérise aujourd'hui la justice américaine. Toute idée de réinsertion a disparu. Les Etats-Unis sont, de très loin, le pays qui incarcère le plus au monde : 2,3 millions de détenus ! Parmi eux, 127 000 con­damnés à vie. Des milliers de personnes meurent en prison ; plus de 2 000, condamnées alors qu'elles étaient mineures, purgent des peines de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

Le traitement subi par Dominique Strauss-Kahn, les images de sa comparution au tribunal, épuisé par trente heures de garde à vue, ont également frappé les esprits...

On est toujours dans l'inhumain. La façon dont on l'a exhibé, menotté et hagard, est indigne et malheureusement banale. Ce genre de traitement est infligé à tous, de DSK au moindre petit voleur, que l'on s'emploie systématiquement à traîner dans la boue, à humilier en public, comme à l'époque du pilori. Je trouve scandaleux, de la même façon, que l'on ait rendu publique l'adresse de l'appartement où DSK est assigné à résidence, toutes ces caméras devant sa porte. Une personne qui est simplement accusée devrait avoir le droit à la protection de sa vie privée. Savez-vous qu'aux Etats-Unis les coordonnées de tous les ex-condamnés pour infraction sexuelle sont publiées, chacun pouvant savoir si l'un d'entre eux habite dans son quartier ? Une application iPhone a même été créée pour faciliter ces vérifications.

C'est une justice de vengeance primaire. Et cette inhumanité concerne aussi la victime, dont la défense va s'efforcer de salir, par tous les moyens, l'honneur et la réputation, en fouillant tous les recoins de sa vie pour savoir si elle n'a pas un jour commis une faute, menti, connu à un moment donné une vie sentimentale tumultueuse. Une armada d'enquêteurs va partir sur ses traces, aux Etats-Unis, en Guinée où elle est née. En lieu et place de la police qui doit tout de même obéir à des règles de procédure, ce sont des détectives privés qui vont faire ce travail d'enquête. Par tous les moyens. Cette privatisation de la justice est un danger extraordinaire.


Photographe inconnu : Prison d'alcatraz. San Francisco, CA


Pour l'égalité entre les citoyens aussi, car tout cela coûte cher...

Parmi les 2,3 millions de personnes qui sont détenues aux Etats-Unis, vous avez essentiellement des gens pauvres, issus des minorités ethniques. Des gens qui ont été le plus souvent mal défendus par des avocats commis d'office, débordés, et sans moyens financiers pour mener les investigations nécessaires à la défense de leurs clients. Car aux Etats-Unis, il n'y a pas de juge d'instruction chargé d'enquêter à charge et à décharge. L'enquête à décharge revient entièrement à la défense. L'inégalité est si criante qu'on ne peut même plus parler d'une justice à deux vitesses, mais de deux types de justice. Une pour les riches, une pour les pauvres. Dans les deux cas, c'est extrêmement violent car la justice américaine ne s'intéresse pas vraiment à la vérité. C'est une bataille entre le procureur et la défense, dans laquelle le juge, le seul qui pourrait avoir le souci de la vérité, est dans une position d'arbitre.

Comment ça ?

Le système judiciaire américain vit dans la religion de l'aveu. Pas de la vérité. Quand vous ne parvenez pas à établir votre innocence, ne vaut-il pas mieux accepter de reconnaître un délit moins grave – des attouchements plutôt qu'un viol, par exemple – qui vous vaudra une peine moins lourde ? Cette religion de l'aveu constitue une pression psychologique considérable sur les accusés. Elle est la source principale des erreurs judiciaires. Avec l'affaire DSK, les Français ont ainsi découvert qu'il y avait très peu de procès aux Etats-Unis.

L'immense majorité des affaires – peut-être 90 % – se conclut par une transaction entre la défense et l'accusation. Et cette transaction se traduit par un « plaider coupable » qui peut intervenir jusqu'au dernier moment, même après plusieurs mois de procédure. Pour l'instant, DSK plaide non coupable. Mais il peut à tout moment dire « stop », je transige, je plaide coupable : j'avoue.

La justice américaine, on le voit, est d'une violence extrême, ses excès sont évidents. L'affaire DSK va-t-elle permettre d'ouvrir les yeux des Français sur les dérives de ce système, aujourd'hui prototype du modèle sécuritaire ? Car, depuis quelques années, il existe en France une tendance lourde à s'en inspirer. Le « plaider coupable », par exemple, a été introduit chez nous en 2004, dans une loi dite « Perben II », sous l'appellation de « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité ». Au départ, pour se rassurer, on l'a limitée aux ­petits délits jugés en correctionnelle. Mais aujourd'hui certains proposent de l'étendre aux cours d'assises. En France, la progression de la doctrine sécuritaire se fait ainsi par petites touches, discours après discours, rapport après rapport, loi après loi...

Qu'entendez-vous par doctrine sécuritaire ?

Nous sommes face à un discours catastrophiste qui monte en épingle les menaces que font peser divers types de criminalité. Alimenté en boucle par la télévision, il est relayé au plus haut niveau de l'Etat. Chaque fait divers, chaque victime sont instrumentalisés pour susciter la peur. La sécurité devient l'enjeu majeur, comme l'ont montré les dernières campagnes électorales. Loin de moi l'idée que le souci de sécurité soit négligeable. Mais dans l'équilibre entre sécurité et liberté, je pense, contrairement aux tenants de l'idéologie ­sécuritaire, que la liberté doit être première. Cette hiérarchie est la condition même de la démocratie. Car si vous mettez la sécurité avant tout le reste, vous allez mettre en place un système de répression féroce, répondre au moindre acte de délinquance et y répondre tout de suite, sans chercher de circonstance atténuante.

C'est la doctrine de la « tolérance zéro », qui va mettre la justice à la remorque de la police. Mais cela ne suffira pas. Au nom du mythe de la sécurité absolue, vous allez chercher à prévenir tous les dangers. Il s'agira de développer des systèmes de surveillance, de détection, de fichage, de soumettre petit à petit toute la population à un contrôle de plus en plus serré. On commencera par les plus évidents, les récidivistes, que l'on diabolisera en les qualifiant de « monstres » ou de « prédateurs ». Pour les exclure, ont ainsi été créées, en 2005, les peines plancher, qui empêchent le juge de fixer une peine en dessous d'un certain seuil. Et, en 2008, la rétention de sûreté, qui permet de maintenir enfermés des prisonniers en fin de peine. Au nom de leur dangerosité potentielle.

Vous dites « on commencera » par les récidivistes... Qui vient après ?

Tout le monde ! Parce qu'en bonne logique sécuritaire, si vous voulez vous prémunir contre tous les dangers, le système judiciaire classique n'est pas assez performant : il ne met les délinquants hors d'état de nuire qu'une fois qu'ils sont passés à l'acte. Il faut donc prendre des mesures pour qu'ils soient mis à l'écart avant ! Et donc repérés le plus tôt possible. Et l'on en vient au fantasme de la ­détection précoce de la criminalité. Que l'on découvrait à la lecture du rapport Bénisti, déposé en 2004-2005 par un groupe d'études parlementaire ou du rapport de l'Inserm de septembre 2005, tous deux consacrés aux troubles chez le petit enfant « annonciateurs » de comportements délinquants à l'adolescence. L'être « dangereux » devient l'ennemi et il faut le sanctionner comme tel. Ce n'est pas seulement un basculement juridique ou judiciaire, mais de civilisation. Et fondé évidemment sur le charlatanisme à base de psychiatrie dévoyée, de criminologie hasardeuse, de psychologie de bazar, de droit frelaté. La nouvelle « science » sécuritaire rappelle certains délires du XIXe siècle, comme la fameuse théorie du « criminel-né » de Cesare Lombroso.

Il y a une vision de l'homme derrière cette doctrine sécuritaire...

Oui, une vision très pessimiste de l'humanité, fondée sur la peur de l'autre. On ne croit plus dans la pos­sibilité pour chacun de s'améliorer. L'idée de rédemption, de rachat, de salut, héritée du christianisme, a disparu. Ce postulat d'une fatalité de la récidive, par exemple, me révolte. Parce que la réalité montre le con­traire. L'immense majorité des gens qui passent devant nos tribunaux, qui sont condamnés, ne recommence pas. L'opinion a été tellement conditionnée que, lorsque je tiens ces propos aujourd'hui, les gens m'écoutent poliment, incrédules...

Quelle est la place du juge dans un tel contexte ?

Son défaut principal dans une société sécuritaire est son indépendance. On ne peut jamais être sûr de ses réactions. Il peut à tout moment être perturbé par le côté humain d'une affaire. Ou, au nom des libertés, contrarier une politique répressive. Il va donc falloir réduire son rôle au minimum : c'est la stratégie jivaro. L'objectif est qu'il se contente d'être un maillon de la « chaîne pénale », un supplétif de la police et donc du pouvoir politique. C'est grave, car l'essence même de la justice est sa liberté d'appréciation. Les juges sont ainsi constamment fustigés pour leur « laxisme », alors que tous les chiffres montrent qu'ils sont de plus en plus sévères, les peines plus lourdes et les prisons surpeuplées comme jamais. Savez-vous que nous venons de battre le record historique du nombre de détenus en France ? 64 500 personnes sont sous les verrous.

Rien n'y fait pourtant, le pouvoir des juges est constamment rogné. L'introduction du « plaider coupable » les tient à l'écart, les peines plancher les transforment en distributeurs automatiques de peines. On projette de supprimer le juge d'instruction pour le remplacer par un procureur de la République dont le statut dépendant du pouvoir exécutif est une promesse de docilité. On s'apprête à installer, à l'horizon 2014, des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels ainsi qu'auprès du juge d'application des peines, avec l'idée qu'ils seront plus répressifs que les juges professionnels. Et l'on essaie, enfin, en s'alignant sur le système américain, de déconstruire la juridiction des mineurs en permettant que les jeunes de 16 à 18 ans soient jugés par des tribunaux correctionnels. On casse tous les plus beaux fleurons de cette justice nouvelle née à la fin de la guerre.

C'est le moment où le juge a été érigé en « gardien des libertés »...

L'indépendance des juges est récente, elle est née du naufrage que l'humanité venait de connaître et de cette idée qu'il ne peut y avoir de droits sans liberté, que les libertés sont un préalable absolu. Partant du constat que Hitler avait été élu, que la démocratie est faillible, que l'exécutif et le législatif, qui lui est souvent lié, sont naturellement portés à abuser de leur pouvoir, il fallait un tiers judiciaire destiné à rappeler les valeurs qui fondent la démocratie. Et c'est ainsi que l'on a assisté à l'émergence du juge « gardien des libertés ». Si l'on n'y prend pas garde, ce juge-là n'aura été qu'une courte parenthèse dans l'histoire. Il redeviendra le personnage soumis et docile qu'il avait toujours été jusque-là.

Vous êtes pessimiste...

Je pense beaucoup, en ce moment, aux années 1930, à ces années grises... L'obsession sécuritaire peut déboucher sur une catastrophe. Le cycle présent de l'histoire ne ressemble hélas pas à celui de l'après-guerre. Il y avait alors un élan, une soif de découverte, d'ouverture, de confiance dans l'humanité. Depuis quinze ans, outre le basculement économique, nous vivons un basculement idéologique, on a l'impression d'un monde qui se recroqueville, des peurs surgissent de partout, des murs, des frontières, le populisme gagne, les mouvements d'extrême droite prospèrent. Mais je ne suis pas pessimiste, je me bats, comme beaucoup d'autres, pour les valeurs humanistes. Il faut maintenir la flamme : c'est fragile, la démocratie.

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