Paco de Lucía
Paco de Lucía, qui vient de mourir à 66 ans, était
devenu le “Jimi Hendrix du flamenco”. “Télérama” avait rencontré en 2007 ce
musicien qui s'épanchait rarement.
Paco n’est qu’un «
payo », un non-Gitan. Il ne sait ni lire ni écrire la musique, et pourtant, il
a révolutionné le flamenco. Paco de Lucía, alias le « Jimi Hendrix andalou »,
est adulé par des pointures du jazz comme Larry Coryell, Chick Corea, John McLaughlin,
Al Di Meola, mais aussi par les plus intégristes des aficionados du cante
andalou. Au crépitement des palmas, les percussions de paumes, il mêle à
petites doses, en les pliant aux règles du genre, des sons venus du rock, du
jazz, des musiques afro, arabo ou latino.
Mais le meilleur de
lui-même naît sans doute de ses improvisations en solo. Il décortique alors les
tensions du flamenco originel pour les confronter à ses propres tumultes,
jouant comme personne retournements et enchevêtrements casse-cou. D’abord, les
notes galopent furieusement, rageuses, à la poursuite d’on ne sait quelle
chimère, puis, elles basculent dans la romance. Comme nombre de ceux qui se
livrent entièrement dans leur musique, Paco de Lucía s’exprime rarement. Il
nous a néanmoins confié quelques souvenirs et réflexions sur son parcours
extraordinaire. Périple en cinq étapes.
- La découverte du monde flamenco
Grand
amateur de cositas buenas (titre de son dernier véritable album), ces petites
choses qui font le sel de la vie, Paco de Lucía a longtemps habité au Mexique,
où il s’adonnait aux joies de la pêche sous-marine. Il a décidé récemment de
revenir en Espagne, à Majorque. « Je suis né à
Algeciras, qui n’était pas vraiment une ville de flamenco comme Jerez ou
Séville, mais dans notre maison, c’était toujours la fiesta, jusqu’aux petites
heures du matin. Mon père était guitariste et il accueillait volontiers les
musicos du quartier. Le flamenco, c’est une façon de vivre et un langage,
quelque chose qui fait partie de la vie quotidienne et qui est en moi : un
mélange de cultures arabe, juive et gitane, mûri dans les rues d’Andalousie.
Très vite, j’ai su que cette “musique de pauvres” était méprisée par les
nantis. Mais lorsque j’étais enfant, je ne savais pas que c’était un art gitan
où les payos s’aventuraient rarement. Je n’étais même pas conscient que mes
voisins étaient gitans et que je ne l’étais pas, car nous vivions ensemble,
exactement de la même façon. »
- Un autodidacte au ventre vide
Pour
nourrir sa famille, le petit Paco, qui n’avait pas encore adopté le prénom de
sa mère (Luzia) en guise de pseudonyme, passait douze heures par jour à
travailler ses six cordes. « Comme la plupart
des Andalous, nous étions très pauvres, mais nous avions un puits et, pour
boucler les fins de mois, ma mère vendait de l’eau aux voisins. Dès l’âge de 6
ans, j’ai donc eu à collecter les 10 centimes que coûtait chaque seau. Pour me
distraire, j’écoutais des vinyles de flamenco sur le gramophone familial… A
l’époque, mon père donnait des cours de guitare à l’un de mes frères. Il ne
progressait pas vite alors que moi, simplement en regardant, j’avais
l’impression de tout comprendre. Un jour, mon père m’a laissé disposer de
l’instrument à ma guise. Et lorsque j’ai eu 10 ans, il m’a dit : “Tu sais lire,
écrire et compter, c’est suffisant, il vaut mieux occuper le temps que tu perds
à l’école à jouer de la guitare, car je ne peux pas te payer le collège.” Bien
sûr, je regrette de ne pas avoir eu accès à une certaine éducation, mais le
temps passé à me familiariser avec ma six-cordes était alors plus important
pour mon avenir de musicien. Et je voulais gagner de l’argent au plus vite pour
rendre mon père heureux. »
- Le chanteur Camarón, frère adoré
Avec le
chanteur Camarón de la Isla – de trois ans son cadet –, Paco de Lucía posera,
dès l’âge de 18 ans, les jalons du nuevo flamenco. Il ne s’est toujours pas
remis de sa disparition à la fleur de l’âge, en 1992. « La première fois que j’ai écouté Camarón, j’ai su que j’étais face à
l’un des meilleurs chanteurs de l’histoire du flamenco. Il se cantonnait alors
à un style traditionnel, et je l’ai aidé à ouvrir la porte vers d’autres
univers en composant pour lui. Cette aventure l’a d’abord un peu effrayé, mais
il a vite aimé ça. A l’époque le monde du flamenco était une sorte d’église
rétive à tout changement. Aujourd’hui, Camarón est devenu une icône, et son
influence est si forte que les jeunes cantaors – pourtant bien plus au point
techniquement que lui – peinent à se forger une personnalité propre. Pour la
guitare, ce n’est pas la même chose, il y a beaucoup de nouveaux talents, comme
Vicente Amigo, Tomatito (même s’il n’est plus très jeune) ou Diego Morao… Chaque
génération a ses maestros. La mienne s’est construite dans le sillage de Niño
Ricardo et Sabicas, eux-mêmes influencés par Ramón Montoya, qui fut, dès les
années 30, le pionnier de la guitare solo. Avec le premier, j’ai compris les
vertus du feeling, avec le deuxième l’importance de la technique. »
- Fusion et chaos
N’en
déplaise à sa modestie, Paco de Lucía est lui aussi un modèle intimidant pour
les jeunes compositeurs qui, à sa suite, ont plongé dans la fusion, souvent au
risque d’y diluer les spécificités syncopées du flamenco. Tous ont adopté un
nouvel instrument qui, grâce à lui, est devenu indispensable au flamenco : le
cajón, tambour péruvien au son sec, en forme de caisse rectangulaire. « En réalité, je suis un chanteur manqué. Si je suis
allé vers la guitare, c’est que j’étais timide. J’ai d’ailleurs toujours essayé
de transposer les inflexions du cante sur mes six cordes, c’est ce qui
caractérise mon jeu. Dans le flamenco, à l’origine, il y a le chant et les
palmas. Les guitares sont arrivées ensuite… Je ne crois pas vraiment à la
fusion, je crois au jazz, au flamenco, à telle ou telle musique particulière.
Quand je forme un groupe, je ne réfléchis pas vraiment à ce que ça va donner collectivement.
Si j’aime bien un musicien, je fais appel à lui, qu’il vienne du flamenco ou
d’autres univers. Ainsi, dans ma nouvelle formation, il y a un joueur
d’harmonica : ce n’est pas un instrument “flamenque”, mais ça n’a pas
d’importance car c’est un bon musicien… Vous savez, je ne planifie jamais les
choses, c’est pourquoi mon existence est un chaos. »
- Excès de vitesse et doute permanent
Le public
raffole de son arrogante dextérité. Au point de l’empêcher d’explorer des
univers plus intimistes ? « Mais le flamenco
appelle ces moments de tension ! Quand j’étais plus jeune, je me laissais
souvent aller aux vertiges de l’accélération parce que mes fans attendaient ça.
Avec l’âge j’ai pris l’habitude d’y céder seulement lorsque c’est indispensable
à la musique. Il est vrai que le flamenco a énormément progressé sur le plan
harmonique et que cela va parfois de pair avec une sorte d’intellectualisation
un peu froide. Ce n’est pas spécifique au flamenco, le blues aussi est moins
“soul”, moins senti, et le jazz plus démonstratif. Les musiciens jouent de plus
en plus pour les autres musiciens, ils recherchent la complication plus que le
feeling. Désormais, les musiques s’élaborent à la maison, chacun chez soi face
à son ordinateur, hors de tout contact humain. Je ne suis pas contre le
changement, mais il faut prendre en compte le danger qu’il y a à rester isolé.
Le flamenco ne peut pas se jouer en solitaire… Mon grand problème, c’est que je
suis perfectionniste. Or, quand on est toujours à la recherche du mieux, on ne
parvient pas à jouir du présent. Un jour, vous trouvez que ce que vous avez
composé est magnifique, et vous êtes le plus heureux des hommes. Le lendemain,
vous avez l’impression que c’est nul, et vous en êtes malade. »
Source Télérama
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