lundi 3 mars 2014

Billets-Paco de Lucía


Paco de Lucía

Paco de Lucía, qui vient de mourir à 66 ans, était devenu le “Jimi Hendrix du flamenco”. “Télérama” avait rencontré en 2007 ce musicien qui s'épanchait rarement.

Paco n’est qu’un « payo », un non-Gitan. Il ne sait ni lire ni écrire la musique, et pourtant, il a révolutionné le flamenco. Paco de Lucía, alias le « Jimi Hendrix andalou », est adulé par des pointures du jazz comme Larry Coryell, Chick Corea, John McLaughlin, Al Di Meola, mais aussi par les plus intégristes des aficionados du cante andalou. Au crépitement des palmas, les percussions de paumes, il mêle à petites doses, en les pliant aux règles du genre, des sons venus du rock, du jazz, des musiques afro, arabo ou latino.
Mais le meilleur de lui-même naît sans doute de ses improvisations en solo. Il décortique alors les tensions du flamenco originel pour les confronter à ses propres tumultes, jouant comme personne retournements et enchevêtrements casse-cou. D’abord, les notes galopent furieusement, rageuses, à la poursuite d’on ne sait quelle chimère, puis, elles basculent dans la romance. Comme nombre de ceux qui se livrent entièrement dans leur musique, Paco de Lucía s’exprime rarement. Il nous a néanmoins confié quelques souvenirs et réflexions sur son parcours extraordinaire. Périple en cinq étapes.

  • La découverte du monde flamenco
Grand amateur de cositas buenas (titre de son dernier véritable album), ces petites choses qui font le sel de la vie, Paco de Lucía a longtemps habité au Mexique, où il s’adonnait aux joies de la pêche sous-marine. Il a décidé récemment de revenir en Espagne, à Majorque. « Je suis né à Algeciras, qui n’était pas vraiment une ville de flamenco comme Jerez ou Séville, mais dans notre maison, c’était toujours la fiesta, jusqu’aux petites heures du matin. Mon père était guitariste et il accueillait volontiers les musicos du quartier. Le flamenco, c’est une façon de vivre et un langage, quelque chose qui fait partie de la vie quotidienne et qui est en moi : un mélange de cultures arabe, juive et gitane, mûri dans les rues d’Andalousie. Très vite, j’ai su que cette “musique de pauvres” était méprisée par les nantis. Mais lorsque j’étais enfant, je ne savais pas que c’était un art gitan où les payos s’aventuraient rarement. Je n’étais même pas conscient que mes voisins étaient gitans et que je ne l’étais pas, car nous vivions ensemble, exactement de la même façon. »  


  • Un autodidacte au ventre vide
Pour nourrir sa famille, le petit Paco, qui n’avait pas encore adopté le prénom de sa mère (Luzia) en guise de pseudonyme, passait douze heures par jour à travailler ses six cordes. « Comme la plupart des Andalous, nous étions très pauvres, mais nous avions un puits et, pour boucler les fins de mois, ma mère vendait de l’eau aux voisins. Dès l’âge de 6 ans, j’ai donc eu à collecter les 10 centimes que coûtait chaque seau. Pour me distraire, j’écoutais des vinyles de flamenco sur le gramophone familial… A l’époque, mon père donnait des cours de guitare à l’un de mes frères. Il ne progressait pas vite alors que moi, simplement en regardant, j’avais l’impression de tout comprendre. Un jour, mon père m’a laissé disposer de l’instrument à ma guise. Et lorsque j’ai eu 10 ans, il m’a dit : “Tu sais lire, écrire et compter, c’est suffisant, il vaut mieux occuper le temps que tu perds à l’école à jouer de la guitare, car je ne peux pas te payer le collège.” Bien sûr, je regrette de ne pas avoir eu accès à une certaine éducation, mais le temps passé à me familiariser avec ma six-cordes était alors plus important pour mon avenir de musicien. Et je voulais gagner de l’argent au plus vite pour rendre mon père heureux. » 

  • Le chanteur Camarón, frère adoré
Avec le chanteur Camarón de la Isla – de trois ans son cadet –, Paco de Lucía posera, dès l’âge de 18 ans, les jalons du nuevo flamenco. Il ne s’est toujours pas remis de sa disparition à la fleur de l’âge, en 1992. « La première fois que j’ai écouté Camarón, j’ai su que j’étais face à l’un des meilleurs chanteurs de l’histoire du flamenco. Il se cantonnait alors à un style traditionnel, et je l’ai aidé à ouvrir la porte vers d’autres univers en composant pour lui. Cette aventure l’a d’abord un peu effrayé, mais il a vite aimé ça. A l’époque le monde du flamenco était une sorte d’église rétive à tout changement. Aujourd’hui, Camarón est devenu une icône, et son influence est si forte que les jeunes cantaors – pourtant bien plus au point techniquement que lui – peinent à se forger une personnalité propre. Pour la guitare, ce n’est pas la même chose, il y a beaucoup de nouveaux talents, comme Vicente Amigo, Tomatito (même s’il n’est plus très jeune) ou Diego Morao… Chaque génération a ses maestros. La mienne s’est construite dans le sillage de Niño Ricardo et Sabicas, eux-mêmes influencés par Ramón Montoya, qui fut, dès les années 30, le pionnier de la guitare solo. Avec le premier, j’ai compris les vertus du feeling, avec le deuxième l’importance de la technique. »  


  • Fusion et chaos
N’en déplaise à sa modestie, Paco de Lucía est lui aussi un modèle intimidant pour les jeunes compositeurs qui, à sa suite, ont plongé dans la fusion, souvent au risque d’y diluer les spécificités syncopées du flamenco. Tous ont adopté un nouvel instrument qui, grâce à lui, est devenu indispensable au flamenco : le cajón, tambour péruvien au son sec, en forme de caisse rectangulaire. « En réalité, je suis un chanteur manqué. Si je suis allé vers la guitare, c’est que j’étais timide. J’ai d’ailleurs toujours essayé de transposer les inflexions du cante sur mes six cordes, c’est ce qui caractérise mon jeu. Dans le flamenco, à l’origine, il y a le chant et les palmas. Les guitares sont arrivées ensuite… Je ne crois pas vraiment à la fusion, je crois au jazz, au flamenco, à telle ou telle musique particulière. Quand je forme un groupe, je ne réfléchis pas vraiment à ce que ça va donner collectivement. Si j’aime bien un musicien, je fais appel à lui, qu’il vienne du flamenco ou d’autres univers. Ainsi, dans ma nouvelle formation, il y a un joueur d’harmonica : ce n’est pas un instrument “flamenque”, mais ça n’a pas d’importance car c’est un bon musicien… Vous savez, je ne planifie jamais les choses, c’est pourquoi mon existence est un chaos. »  

  • Excès de vitesse et doute permanent
Le public raffole de son arrogante dextérité. Au point de l’empêcher d’explorer des univers plus intimistes ? « Mais le flamenco appelle ces moments de tension ! Quand j’étais plus jeune, je me laissais souvent aller aux vertiges de l’accélération parce que mes fans attendaient ça. Avec l’âge j’ai pris l’habitude d’y céder seulement lorsque c’est indispensable à la musique. Il est vrai que le flamenco a énormément progressé sur le plan harmonique et que cela va parfois de pair avec une sorte d’intellectualisation un peu froide. Ce n’est pas spécifique au flamenco, le blues aussi est moins “soul”, moins senti, et le jazz plus démonstratif. Les musiciens jouent de plus en plus pour les autres musiciens, ils recherchent la complication plus que le feeling. Désormais, les musiques s’élaborent à la maison, chacun chez soi face à son ordinateur, hors de tout contact humain. Je ne suis pas contre le changement, mais il faut prendre en compte le danger qu’il y a à rester isolé. Le flamenco ne peut pas se jouer en solitaire… Mon grand problème, c’est que je suis perfectionniste. Or, quand on est toujours à la recherche du mieux, on ne parvient pas à jouir du présent. Un jour, vous trouvez que ce que vous avez composé est magnifique, et vous êtes le plus heureux des hommes. Le lendemain, vous avez l’impression que c’est nul, et vous en êtes malade. »



Source Télérama

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