Entretien avec Keith Richards
“Depuis presque cinquante ans, je m’efforce de faire tenir
les Stones”
Propos recueillis par Hugo Cassavetti (Télérama)
Pour beaucoup, il est le rock incarné. Abîmé par des années d'excès
mais indestructible, fier garant de la longévité et de l'indéfectible
crédibilité des Rolling Stones, Keith Richards, 66 ans, publie son
autobiographie. Un livre aussi épais qu'épique, aussi drôle que terrifiant,
dans lequel l'homme qui a érigé sa science unique du riff en art majeur se
raconte comme il a vécu : en homme libre, avec des principes et un sens moral
bien à lui. De son enfance modeste dans une grande banlieue de Londres à la
création, encore adolescent, des Rolling Stones, en 1961. De sa passion pour le
blues authentique à sa vie extrême, en marge des lois et de la société. De son
éternelle relation conflictuelle avec son frère ennemi, Mick Jagger, à ses
amours et amitiés singulières et déjantées. Life raconte cinquante
ans d'un parcours consacré à maintenir la flamme sacrée du « greatest
rock'n'roll band in the world ». Richards le trompe-la-mort, véritable pirate
des temps modernes, malicieux et sensible, impitoyable et lucide, nous a reçu,
à New York, en exclusivité.
- Longtemps, surtout dans les années 1970, vous avez figuré en tête du classement des rockers qui ne passeraient pas l'année. Vous avez intitulé votre livre Life (« La Vie »). C'est ironique ?
- Parce que, derrière votre image autodestructrice, le livre révèle avant tout un être combatif, accroché à sa passion et à ses idéaux ?
Tant qu'on
n'a pas à se pencher sur son existence, on n'y pense jamais. On vous dit « vous avez une histoire extraordinaire à raconter ».
Première nouvelle. J'ai toujours eu l'impression de vivre au jour le jour, sur
le fil du rasoir, d'avoir échappé à ceci, de m'être sauvé in extremis de cela,
d'avoir évité la prison de justesse. Et puis, une fois plongé dans mes
souvenirs, j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un parcours hors du commun. Revoir
toute sa vie défiler devant ses yeux, passer deux années à revivre son passé,
c'est une drôle d'expérience, très chargée en émotions. Parfois aussi très
douloureuse. Se souvenir d'humiliations subies à l'école, ou reparler de Tara,
le petit garçon que j'ai perdu, bébé, en 1976. C'est une blessure qui ne
cicatrise jamais, la rouvrir, c'est dur... Voilà comment un projet qu'on
imagine plaisant et léger peut faire basculer dans des gouffres insoupçonnés.
- Vous sentez-vous toujours proche du jeune Keith, enfant unique, chétif et déterminé, élevé à Dartford, dans le Kent ?
Oui, c'est
assez étonnant. Le temps brouille les repères, on se croit toujours loin de
l'enfant qu'on a été parce qu'on vit au présent. James Fox, qui a écrit ce
livre avec moi, m'a poussé à aller toujours plus profond. Je pense avoir
raconté le plus sincèrement possible la façon dont j'ai vécu. Le plus dur a été
de supprimer des souvenirs embarrassants pour certains. J'ai vu des gens faire
de drôles de choses que leur mari, femme ou enfant n'ont pas besoin de
savoir... A l'arrivée, je n'ai pas trahi mes rêves d'adolescent : devenir
musicien, enregistrer des disques, être libre... Mais la façon dont ma vie
s'est déroulée reste un mystère. Je ne suis sûr que d'une chose : jamais je
n'ai voulu être une star. Ma seule ambition était de jouer de la guitare. Mais,
très vite, la célébrité m'est tombée dessus. J'ai compris qu'il fallait trouver
un moyen de faire avec, sans qu'elle me vampirise. C'était un mal nécessaire
pour faire de la musique comme je l'entendais.
- Brian Jones, le premier guitariste des Stones, s'est laissé piéger par cette célébrité...
Quand on
devient une star, il faut le prendre comme un jeu. Ce n'est pas très difficile,
ça peut même être assez amusant. Mais beaucoup de musiciens se prennent vite
pour des dieux. Brian Jones particulièrement. Ce type qui pouvait être aussi
charmant que détestable est tombé dans le panneau ! Jusque-là, les Rolling
Stones étaient cinq gars soudés par leur amour de la musique. Mais il n'existe
rien de plus fragile qu'un groupe de rock. Il suffit d'un maillon faible et la
chaîne explose. Il a donc fallu être impitoyable. Les Stones ont toujours
survécu ainsi : en se débarrassant des maillons faibles (1).
- Brian Jones était pourtant, à l'origine du groupe, non seulement le musicien le plus accompli mais aussi le plus puriste d'entre vous...
Oui, c'est
bien le plus tragique dans cette affaire. Au début, nous n'étions qu'une bande
de gamins idéalistes. Notre seule envie était de transmettre notre amour du
blues, de faire connaître ces musiciens américains incroyables dont on essayait
d'interpréter au mieux les chansons. Et puis, d'un coup, nous sommes devenus
célèbres et nous avons vu Brian devenir dingue. Cette folie en a atteint
tellement avant et après lui, d'Elvis à Michael Jackson. Moi, je me suis
toujours préservé. Je n'ai jamais perdu de vue ce qui était le fondement de mon
existence, ce groupe inespéré. Aujourd'hui, il reste encore Mick Jagger et
Charlie Watts. Le noyau central, originel, est toujours là. Il ne faut pas y
toucher. Je serais capable de tuer celui qui chercherait à le détruire.
- D'où vient l'extraordinaire longévité des stars ?
Ce que les
Stones ont accompli avec le temps est unique. L'énergie qui nous unit est
miraculeuse. Il existe des centaines de guitaristes meilleurs, plus talentueux,
plus virtuoses que moi, mais cela n'a jamais été mon souci. Tout ce qui
m'intéresse, c'est de créer un son. Voilà la vraie magie des Rolling Stones. Ce
ne sont pas les musiciens qui manquent et, pourtant, il y en a très peu avec
qui j'aimerais travailler. Je suis lié à un batteur, Charlie Watts, fidèle
comme un roc, et ça me suffit. C'est avec lui qu'on a bâti un art du rythme
bien à nous. Tout ce que j'ai pu inventer au cours des ans repose sur cette
force qu'il m'apporte. On se connaît si bien qu'on peut prendre tous les
risques. La musique des Stones n'a jamais été une science exacte, tout se joue
dans l'entre-deux, dans la complicité entre Mick, Charlie et moi. Sans oublier
Ron Wood, un guitariste avec qui je m'entends parfaitement.
- Dans le livre, vous êtes très sévère avec Mick Jagger, avec cette fascination qu'il avait pour les puissants, sa volonté de tout contrôler et, plus tard, son désir de faire cavalier seul...
Aujourd'hui
encore, je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé. Au fond, son problème
principal, ce sont les femmes. Il les veut toutes... Quel imbécile ! Après, ça
m'est bien égal, s'il veut un harem au Tibet, tant mieux pour lui. Du moment
qu'il est heureux, ça me va. Car une chose est certaine, une alchimie
exceptionnelle nous lie.
- Vous dites qu'à un moment il a décollé vers « jet-set land » tandis que vous avez sombré dans « dope land »... C'est à partir de là que votre relation d'amour et de haine a commencé.
Ouais.
Mais, en même temps, qui a dit qu'il fallait rester copains à vie, inséparables
et d'accord sur tout, pour qu'une relation comme la nôtre puisse perdurer ? Nos
rapports ont toujours été faits de clashs et de conflits... Je tiens aussi à
dire que cette opposition entre lui et moi est infime par rapport à ce qui nous
unit toujours. Parce que, finalement, la seule chose qui compte, c'est la
musique. Depuis presque cinquante ans, je m'efforce de faire tenir ce groupe
et, à ce jour, j'ai rempli ma mission.
- Votre approche particulière de la musique vous vient d'où ?
De mon
grand-père Gus, qui jouait du violon et du saxophone. C'est lui qui m'a
encouragé à jouer de la guitare, qui m'a initié. Il m'a appris Malagueña, le premier morceau sur lequel
je m'écorchais les doigts du matin au soir. Surtout, il m'a prodigué ce conseil
: « Tu sais, gamin, tant que tu joueras
seul, tu auras toujours l'impression d'assurer. Mais essaie avec quelqu'un
d'autre et tu verras, ce n'est jamais gagné. » Je n'ai pas bien
compris à l'époque ce qu'il voulait dire, ni même s'il parlait seulement de
musique ! Mais je n'ai pas tardé à faire de sa leçon une règle de vie.
Fabriquer des chansons, c'est comme travailler sur un métier à tisser :
mélanger les instruments, les sons, à un point où il est quasi impossible de
les démêler, de savoir précisément qui joue quoi. C'est pour ça que peu de gens
arrivent à jouer correctement un morceau des Stones. Parce que je joue sur cinq
cordes, avec un doigté précis, particulier, et un rapport au temps qui m'est
propre. Ça n'a rien à voir avec la technique ou la virtuosité. Juste du style,
du feeling. Comme Chuck Berry, Muddy Waters, Phil Everly et tous ces musiciens
qui m'ont inspiré.
- Vous êtes retourné à Dartford pour la première fois depuis des dizaines d'années...
Oui, pour
le livre. Tout m'a paru si petit. A l'époque, c'était moi qui étais petit et
malingre, tout le reste me paraissait grand. Mais les gens n'ont pas changé. Je
suis allé chez le coiffeur et j'avais l'impression de rentrer au bercail. J'ai
retrouvé chez les coiffeuses les mêmes attitudes, la même façon de parler qu'il
y a cinquante ans ! Des pures « Dartford girls ». Et je me suis dit que la
musique qu'écoutent ces filles aujourd'hui provient de tout ce que les Rolling
Stones ont bouleversé autrefois. C'est ce qui m'émeut le plus. J'ai réussi à
transmettre la musique que j'aimais. Dommage que, pour y arriver, on soit
obligé de se coltiner ce star-système qui a détruit tant d'amis proches, comme
Jimi Hendrix ou Gram Parsons. Combien de fois ai-je essayé de leur dire de ne
pas aller trop loin...
- Vous-même avez testé jusqu'à l'extrême vos limites avec la drogue. Mais, semble-t-il, davantage dans le souci de vous protéger que de vous détruire...
Ça paraît
bizarre, mais il y a beaucoup de ça. Evidemment, la démarche n'était pas
consciente. Mais le fait d'être junkie m'a permis de garder les pieds sur
terre, ou du moins dans le caniveau ! Quand on est sur la route, comme je
l'étais avec les Stones, le souci principal du junkie que j'étais était de
trouver de la bonne came. Ce qui rend la vie assez simple, en définitive, car
on ne se concentre que là-dessus : ne pas se faire avoir pour ne pas planter
les autres, pouvoir assurer le soir en concert. Dans le milieu de la dope, vous
n'êtes qu'un junkie comme un autre : il n'y a pas d'idole du rock'n'roll qui
tienne. Pas de risque de se prendre pour un dieu, du coup.
- De la même manière, vous avez exposé votre premier fils, Marlon, à cette vie « rock'n'roll ». Là encore, pour le protéger. Vous l'avez emmené en tournée avec vous à 7 ans, en 1976...
La
famille, c'est important pour moi. J'ai emmené Marlon avec moi pour ne pas le
laisser avec sa mère, Anita [Pallenberg, NDLR], qui était sérieusement à côté
de la plaque à l'époque. Je pensais que Marlon serait plus en sécurité avec
moi. J'ai assumé un rôle de papa et de maman avec lui. Bien sûr, ça
fonctionnait surtout à l'instinct mais, à l'arrivée, tout le monde s'en est
plutôt bien tiré. Marlon me servait de copilote quand je conduisais. On
parcourait tous les deux l'Europe en voiture, de concert en concert. Quelque
part, l'héroïne - et, que les choses soient claires, je ne recommanderais à
personne d'en prendre ! - a bâti un mur autour de moi, qui m'a certainement
beaucoup préservé de la folie qui nous entourait à l'époque.
- Dans les années 1980, lorsque Jagger vous lâchait pour tenter une carrière solo, vous étiez dévasté. Vous avez alors renoué avec votre père, avec qui vous aviez coupé les ponts à 17 ans.
Mon père
était un type très rigide qui ne comprenait pas que je veuille faire de la
musique. J'étais fils unique et la dernière fois que je l'avais vu, je quittais
la maison, ma guitare sous le bras. Il m'a lancé un « bonne chance, fils, va rejoindre les milliers
d'autres guitaristes qui crèvent de faim... », et je ne l'ai plus
revu. J'avais laissé un homme austère et sobre – au mieux, il s'autorisait une
bière le week-end – et, vingt ans plus tard, je retrouvais un rude gaillard qui
descendait sans broncher une bouteille de rhum par jour. Est-ce lui qui a fini
par me ressembler ou l'inverse ? Toujours est-il qu'on est devenus
inséparables. Lui qui n'était sorti d'Angleterre qu'une seule fois, le temps de
sauter sur une mine en Normandie pendant la guerre – il boitait –, m'a suivi
autour du monde. Il était devenu adorable, tout le monde l'aimait. Je
m'absentais cinq minutes, et je le retrouvais avec la comédienne Brooke Shields
sur les genoux !
- John Lennon aurait eu 70 ans cette année. Dans Life, vous affirmez qu'avec Gram Parsons il est le musicien dont vous vous sentiez le plus proche...
J'ai
toujours pensé que John était un peu frustré, insatisfait, d'être un Beatle !
Comme s'il se sentait coincé dans une bulle. Il voulait prendre des risques,
essayer des choses nouvelles. Les trois autres me paraissaient beaucoup plus
prudents. Mais John venait toujours me voir. On passait pas mal de temps à
discuter de musique, à écrire des chansons qui n'ont jamais vu le jour !
- A quel point était-ce calculé de vous présenter comme les anti-Beatles ?
Nous
étions vraiment comme ça : mal fagotés et avec des mauvaises manières. Mais
c'est Andrew Loog Oldham, notre manager, qui a su l'exploiter. Sous la
direction de Brian Epstein, le manager des Beatles, c'est lui qui avait façonné
l'image du Fab Four, avec leurs petits costumes. Mais les deux hommes se sont
fâchés et Andrew a été viré. Il s'est dit alors : « Il doit bien y avoir un autre groupe aussi bon et avec un potentiel
aussi gros que les Beatles. » Et il nous a trouvés. Il a voulu nous
faire porter des costumes, mais en vain. Puis il a eu l'idée de génie :
promouvoir notre côté voyous, faire de nous le groupe qui ferait passer les
Beatles pour d'aimables petits toutous !
- C'est aussi Andrew Loog Oldham qui vous a forcés à écrire des chansons ensemble, vous et Mick...
Il nous a
dit que si on voulait durer, il fallait qu'on écrive nos propres chansons. Il
nous a désignés, Mick et moi, et enfermés dans une cuisine en disant qu'on ne
sortirait de là que lorsqu'on aurait composé une chanson. C'est ainsi qu'a
jailli As tears go by. Ce qui nous
paraissait impensable nous est venu facilement. Le tandem Jagger-Richards était
né. Parfois, je me dis qu'on devrait peut-être s'enfermer à nouveau avec Mick
dans une cuisine pour composer ! Je sais que, quoi qu'il se soit passé entre
nous, nous sommes toujours capables de retrouver cet état d'esprit.
- Lorsque votre mère, Doris, était mourante, vous êtes allé à l'hôpital lui jouer de la guitare. Notamment, Malagueña, le morceau que vous avait appris son père, Gus...
C'est un
morceau spécial. Vers la fin des années 1960, on était allés au Pérou, avec
Mick et Anita. On a voulu visiter le Machu Picchu et on est tombés en panne
dans un bled paumé. Les gens ne savaient pas qui nous étions, ils nous
regardaient avec méfiance. Alors j'ai sorti ma guitare et j'ai joué Malagueña. Et leur visage a changé. Ils nous
ont accueillis et hébergés pour la nuit... C'est dire ce que je dois à Gus, à
ma guitare, à cette chanson. Quant à ma mère, je lui dois plus encore. Je
l'aime pour tout le sang qui coule dans mes veines. Et cet amour infini pour la
musique qu'elle m'a transmis. Souvent, lorsqu'on devient musicien, en
maîtrisant la technique, on perd la joie pure de l'apprécier en toute
simplicité. Le plaisir intense d'entendre une chanson, sans l'analyser, que
j'ai toujours malgré tout mon bagage, me vient de Doris. Je peux encore me
laisser emporter par un air et le chanter, comme elle, un peu faux...
(1)
Brian Jones, anéanti par la drogue, fut limogé par Jagger et Richards en juin
1969. Quelques semaines plus tard, on le retrouvait mort dans sa piscine.
A lire
Life, de Keith Richards, éd. Robert
Laffont, 664 p., 22,90 EUR. Parution le 28 octobre 2010.
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