Entretien avec Peter Sloterdijk : DSK, le sexe et
l’imaginaire français
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Pour le philosophe allemand, si l'inconscient
monarchique qui sacralise le sperme royal a persisté en France, l'égalité à
l'américaine est une comédie.
- L'affaire DSK serait l'une des manifestations de l'exception française - et pas la plus glorieuse. Mais, sauf erreur, la testostérone n'est pas une exception française ?
Peter Sloterdijk : Vous vous trompez ! La testostérone française est une
exception, car, dans la tradition des rois thaumaturges, elle est une hormone
sacrée. Le sperme des rois de France a toujours été considéré comme une
substance miraculeuse, sublime, avec laquelle les filles du peuple
recherchaient le contact. L'historiographie française a très bien exploré cette
croyance délirante en vertu de laquelle il suffisait de toucher la lisière du
manteau d'hermine du monarque pour être guéri de toutes sortes de maladies. C'est
le manteau qui fait le prince, car il contient le secret du sperme royal.
- Dans cette perspective, les femmes ne sont pas nécessairement soumises par la force, mais consentantes, voire demandeuses ?
Peter Sloterdijk : Oui, une sorte d'ordre féminin regroupe celles qui ont
reçu la substance royale. Je ne crois pas que la majorité des amantes de DSK se
soient senties maltraitées, mais, au contraire, honorées, distinguées, élues.
Être élue par un élu : c'est une forme d'élection au second degré.
- Si le sexe a partie liée avec le pouvoir, c'est le produit de notre inconscient monarchique ?
Peter Sloterdijk : Ce qui est spécifique à la France, c'est la persistance
de la monarchie sacrale. La relation entre sexe et pouvoir existe partout. John
Fitzgerald Kennedy a été l'un des plus grands "tombeurs" de tous les
temps. Chaque peuple possède une tradition des exceptions : il y a une manière
française, une manière juive, une manière américaine de faire des exceptions.
Or, le torrent de l'affaire DSK se situe au croisement de ces trois fleuves
d'exceptionnalismes, ce qui contribue à le rendre anthropologiquement
fascinant.
- Mais on a l'impression d'un jeu à front renversé : d'un côté, il y aurait une Amérique égalitaire, et de l'autre, une France des privilèges où les puissants jouiraient de l'impunité. Peut-être n'avons-nous pas vraiment pris la Bastille ?
Peter Sloterdijk : Il est certain que la rhétorique républicaine n'a pas pu
effacer la tradition monarchique de l'imaginaire français. On peut couper les
têtes des aristocrates, pas supprimer le rêve de privilèges. En même temps,
cela correspond parfaitement à l'essence de la modernité : les gens ne veulent
pas être égaux, ils veulent être préférés. L'égalité dans l'insignifiance
n'intéresse personne. La démocratie parfaite serait celle qui inventerait l'art
de préférer tout le monde.
- Ça, ça ne va pas être possible...
Peter Sloterdijk : C'est précisément le paradoxe fondamental de la
modernité que de vouloir démocratiser le privilège. La mentalité d'un
personnage comme DSK est bien le produit de l'atmosphère paradoxale de la
France contemporaine.
- Cela signifie-t-il que la Révolution a échoué ?
Peter Sloterdijk : Si le but de la Révolution était de remplacer l'homme de
l'Ancien Régime par l'homme nouveau, son échec est clair. Dans une perspective
psycho-historique, elle a entraîné une multiplication des ambitions et engendré
une aristocratie de deuxième ordre dans laquelle la réussite crée un nouveau
type d'élection et provoque une inflation psychique qui confère à l'individu un
sentiment d'immunité royale. Toute l'histoire est racontée par une photo de DSK
prise après sa première nuit au commissariat. Il est en quelque sorte
ontologiquement démaquillé. On dirait qu'il a ressenti la vérité du dialogue
entre Napoléon et l'un de ses conseillers après l'exécution du duc d'Enghien.
"Vous pensez donc que c'était un crime ?" demande le Premier consul,
un peu énervé. "Pire que cela, sire, c'était une faute", répond le
conseiller. Le visage de DSK exprime très clairement la tragédie de la faute -
ce n'est pas l'acte criminel qui te fait tomber du haut de l'échelle au fond de
l'abîme, c'est la faute. Et sa faute, c'est de s'être trompé de désir.
- Pouvez-vous nous expliquer ? Je vous rappelle que nous ne savons absolument pas ce qui s'est passé au Sofitel de New York.
Peter Sloterdijk : Il ne s'agit pas de cela, mais de ce que nous savons du
style érotique de Dominique Strauss-Kahn. Selon Michel Foucault, la sexualité
ne se refoule pas, elle se stimule. Et vous admettrez sans doute que c'est
encore plus vrai pour un homme de 62 ans, dont la sexualité n'est plus très
spontanée. Il semble que DSK était moins en interaction avec des femmes
concrètes qu'avec sa propre vibration sexuelle - c'est l'une des
caractéristiques de la sexualité royale. Le monarque qui vient de faire l'amour
avec l'une de ses favorites reste immergé dans sa propre onde érotique qu'il
projette sur la prochaine occasion. On pourrait parler de tautologie érotique :
pour un homme muni d'une clé, tous les trous de serrure se ressemblent.
- Oublions le cas de cet homme précis qui est aujourd'hui une affaire judiciaire américaine. Que nous apprend ce scandale sur le "mâle" français ?
Peter Sloterdijk : Je dirai que la masculinité à la française induit une
forme de complicité entre les hommes. Il existe des exceptions d'utilité
publique : en tolérant les extravagances des autres hommes, on crée un espace
de liberté pour tous, au moins au niveau du fantasme. Cette tendance des
Français à accorder avec une grande libéralité des régimes d'exception révèle
une certaine sagesse : c'est une façon de tirer les conséquences du fait que,
dans la réalité, les mérites de tous ne sont pas égaux.
- Aux États-Unis, cette normalité de l'exception doit apparaître comme une anomalie radicale, non ?
Peter Sloterdijk : L'humeur américaine est en effet radicalement
différente. Les Américains refusent tout régime d'exception au nom d'une
égalité qui constitue le principe régulateur de cette société fondée sur
l'immigration. Dans le cas de DSK, ce principe est complètement perverti, car
sa célébrité fonctionne en sens contraire. En réalité, son affaire révèle de
façon inouïe que l'égalité à l'américaine est une comédie. La teneur en
injustice de son acte présumé est, déjà maintenant, bien moins élevée que celle
du traitement que lui inflige la justice américaine. Aux yeux du monde entier,
il est devenu ce que les Jacobins de 1793 appelaient un "scélérat".
Dans la logique jacobine, dont on voit qu'elle peut surgir n'importe où, un
"scélérat" est passible d'un syllogisme terrible : si vous êtes
suspect, on vous accuse, et si on vous accuse, vous êtes coupable. En
conséquence, dès que vous êtes "accusable", vous êtes coupable, et en
tant que coupable, vous êtes exécuté sur-le-champ. Les trois fonctions
judiciaires - accusation, condamnation, sanction - sont assurées en même temps.
Le résultat, c'est que les mérites de DSK jouent contre lui. S'il était
médiocre, personne ne se serait soucié de lui.
- Peut-être faudrait-il rappeler à tous ceux qui en rêvent que la célébrité est la pire malédiction qui soit ?
Peter Sloterdijk : Exactement. Le succès et la ruine sont la même chose.
J'ai été frappé par les réactions des résidents du premier appartement où DSK
devait demeurer en liberté surveillée. Ils refusaient que leur voisinage soit
empoisonné par sa célébrité. C'est quelque chose de tout à fait nouveau. En
Allemagne, le Parlement vient de décréter qu'on n'a plus le droit d'être
protégé contre le bruit engendré par l'installation d'un jardin d'enfants. Par
contre, les habitants d'un immeuble de Manhattan ont le droit de se protéger
contre ceux que le discours postpsychanalytique américain désigne comme
"toxic people". Cet environnementalisme appliqué aux relations
humaines se combine très bien avec la sensibilité dominante du féminisme
américain, qui voit en tout mâle un "individu toxique".
- À entendre les féministes françaises, l'affaire révélerait la persistance en France de la domination des hommes sur les femmes. Que le pouvoir exerce une attraction érotique - le "sperme royal" - est une chose, ce qu'on appelle les "promotions canapé" en est une autre. Croyez-vous qu'en France une femme doit coucher pour arriver ?
Peter Sloterdijk : Je le répète, le prix suspect que certaines femmes
doivent payer pour faire carrière est une réalité universelle pour une raison
simple : la sexualité est moderne dans la mesure où elle est devenue un élément
de la "libération" - au sens chimique du terme - de la force de
travail. D'une certaine façon, les féministes défendent une de nos dernières
illusions, celle de l'égalité des armes. C'est en cela que le féminisme est la
forme dominante du jacobinisme au XXIe siècle.
Repères
1947 : Naissance à Karlsruhe.
1975 : Doctorat en philosophie sur la théorie
de l'autobiographie.
1980 : Séjours en Inde.
1983 : (trad. française, 2000) : Critique de la raison cynique (Christian
Bourgois).
1997/2004 : Parution en Allemagne de la
trilogie Sphères.
1999 : La conférence sur les Règles pour le parc humain (Mille et Une
Nuits) déclenche un scandale en Allemagne.
Depuis 2001 : Recteur de l'Université des arts
et du design de Karlsruhe.
2002 : Succède à Marcel Reich-Ranicki comme
concepteur de l'émission sur la ZDF Quartet
philosophique.
2006 : Le
palais de cristal (Maren Sell).
2007 : Colère
et temps (Maren Sell).
2009 : Parution de son livre sur l'éthique et
l'anthropotechnique Du musst dein Leben ändern (Tu dois changer ta vie).
2010 : Traduction française de Globes (Sphères,
t. 2).
2011: Traduction française de Tu dois changer ta vie (Maren Sell).
Propos recueillis par Élisabeth Lévy (Le Point)
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