Entretien avec Esther Duflo
Propos recueillis par Gérard Desportes
Après avoir occupé la chaire Savoirs contre la
pauvreté du Collège de France, monté un laboratoire au MIT de Boston pour
apporter des réponses concrètes, Esther Duflo poursuit son combat. Cette fois
par la plume. Avec Repenser la pauvreté (Seuil), l'économiste signe avec celui
qui fut son directeur de thèse, Abhijit V. Banerjee, un essai aussi documenté
que dérangeant.
Un milliard d'êtres humains vivent avec moins
de 1 dollar par jour. Comment font-ils ? À quoi pensent-ils ? La thèse de
Repenser la pauvreté part de cette intuition simple que la misère ne peut être
efficacement combattue qu'à la condition que soient mieux connues les manières
de vivre des pauvres. Sans compassion ni complaisance. Le fléau est ici
décortiqué et tant pis si le constat, parfois, heurte et choque. Pourquoi les
pauvres ne vaccinent-ils pas leurs enfants et pourquoi un affamé choisira-t-il
d'acheter trois crevettes plutôt qu'un kilo de riz ? Loin de cette image
victorienne qui colle aux basques de certains militants et de nombre de
fonctionnaires internationaux qui considèrent toujours qu'un pauvre doit être
protégé contre lui-même et ses bas instincts, Esther Duflo fait le choix du
complexe contre l'idéologie.
- Livre académique, parti pris engagé ? Comment qualifier votre dernier ouvrage ?
Esther Duflo : L'approche
est concrète, elle part d'exemples spécifiques. Nous étudions chaque cas et
c'est seulement une fois réunie cette masse de données que le livre ouvre sur
une série de réflexions et de conclusions. Nous avons voulu faire un livre qui
allie la rigueur des études sur le même mode que les essais cliniques, avec une
place importante laissée aux choses vues, aux impressions, à toutes les
interviews que nous avons réalisées au fil des années, dans tous les pays où
nous sommes allés.
- Vous parlez de "radical rethinking" dans le sous-titre anglais puisque ce livre a été écrit en anglais. Pourquoi être "radicale" si vous prétendez approcher le réel sans a priori ?
Esther Duflo : On
pourrait dire que nous sommes radicalement antiradicaux. C'est notre démarche
qui est radicale, pas notre propos ou notre critique. Nous ne proposons pas une
nouvelle vision du monde, nous ne sommes pas d'une école ou d'une idéologie,
nous regardons ce qui a été fait dans le monde pour lutter contre la pauvreté,
ce qui a marché et ce qui a échoué, nous évaluons et essayons d'en tirer des
conséquences. Problème par problème. Faut-il donner ou faire payer les
moustiquaires ? Faut-il obliger les enfants à aller à l'école ou pas ? Etc.
- Vous écrivez : "Ce n'est pas parce qu'ils ne mangent pas assez que la plupart des pauvres restent pauvres."
Esther Duflo : C'est
une idée qui prévaut dans nos pays riches, mais parmi les élites des pays
pauvres aussi : quelqu'un qui a moins de 1 dollar par jour pour vivre ne peut
pas s'acheter assez de nourriture et n'a donc pas assez de force pour
travailler, et c'est pour ça qu'il reste pauvre. Or, ce n'est pas ce qui
ressort des données que nous avons analysées. Sans vouloir nier l'existence de
vraies famines, presque toujours liées à des crises politiques, je parle ici de
la situation courante. Quelqu'un qui devient un peu plus riche ne va pas
forcément consacrer cet argent supplémentaire à la nourriture. Il va s'acheter
un portable, un vêtement, du savon... En Inde, par exemple, il y a de moins en
moins de gens très pauvres et pourtant de plus en plus de gens qui ne mangent
pas assez (au-dessous de 2 400 calories par jour, le seuil retenu pour les
régions rurales par le gouvernement indien). On s'aperçoit que ces gens très
pauvres qui ont un peu plus d'argent ne vont pas forcément acheter des calories
supplémentaires ; ils peuvent préférer utiliser cet argent pour aller vers des
biens ou services qu'ils n'ont pas l'habitude de consommer, ou changer le type
de calories qu'ils consomment : passer des graines rustiques, nutritives mais
pas très bonnes, aux graines plus nobles, à la viande, au lait. Faire baisser
le prix des denrées de base n'est pas non plus la garantie que les gens se
précipitent sur elles. Une expérience menée en Chine par Rob Jensen a montré
que, quand le prix du riz baisse, les gens s'achètent en plus des crevettes ou
du porc et, paradoxalement, moins de riz, et donc moins de calories. Cela doit
nous faire réfléchir quant à la politique qui conduirait réellement à une
augmentation du statut nutritionnel.
- Vous interrogez le principe de la gratuité. Une moustiquaire ou un préservatif donnés sont-ils aussi efficaces que s'ils avaient été payés, même faiblement ?
Esther Duflo : La
question est de savoir si, en faisant payer, on décourage les gens d'acquérir
la moustiquaire ou si, en la leur donnant gratuitement, on les convainc qu'elle
n'a aucune valeur. La moustiquaire, si elle est donnée gratuitement,
sera-t-elle utilisée ? Et si une famille a besoin de trois moustiquaires,
va-t-elle acheter les deux autres si on lui a offert la première ? Et le
voisin, sachant qu'on distribue des moustiquaires gratuitement, ne va-t-il pas
attendre pour en avoir une sans payer et se faire contaminer et contaminer
ensuite son voisinage ? Il n'y a pas de raison de trancher sur ces questions
dans l'abstrait : l'expérience a été faite, notamment par Pascaline Dupas, en
proposant des moustiquaires gratuitement ou à des prix subventionnés. On constate
finalement que donner les moustiquaires est plus efficace.
- Sur l'éducation, vous êtes définitive : il faut s'en tenir aux "compétences fondamentales", écrivez-vous.
Esther Duflo : La
politique éducative, dans les pays pauvres, fait en sorte que tous les enfants
soient inscrits à l'école. C'est bien, mais il y en a de moins en moins qui
savent lire ou écrire. La question est formidablement documentée. On sait à peu
près tout sur le sujet. Or le problème des apprentissages, lui, est ignoré. Un
enfant peut aller à l'école pendant cinq ans et ne rien apprendre. Qu'est-il
utile de savoir ? Qu'a-t-on besoin de savoir quand on habite une zone reculée
d'Afrique ou un bidonville d'Asie ? On n'en parle jamais. Il y a des
programmes, de l'argent alloué, des experts et des autochtones pour le
dépenser, tout va bien. Le risque est que les parents n'envoient plus leurs
enfants à l'école le jour où ils auront compris qu'on n'y apprend rien.
- Idem sur la contraception. Vous dites : "L'accès aux contraceptifs n'est pas forcément un gage de baisse de la fécondité."
Esther Duflo : Sur
ce sujet, ce qui frappe, c'est l'ignorance. Pourquoi les pauvres ont-ils tant
d'enfants ? Pourquoi, alors que la contraception est disponible, la fécondité
reste-t-elle très élevée ? Les facteurs sont religieux, culturels, mais aussi
économiques et familiaux. Sans comprendre comment les familles décident d'avoir
tant d'enfants, il est difficile de proposer des solutions efficaces. Les
données semblent montrer que les plus pauvres contrôlent bien leur fécondité,
même en l'absence de contraception ; il ne suffit donc pas de distribuer des
moyens contraceptifs, il faut s'attacher à comprendre ce qui peut décider
quelqu'un à les utiliser ou non.
- En creux, votre livre dessine aussi notre condition de gens riches. On s'aperçoit qu'il est plus exigeant, engageant, entreprenant, dangereux, subtil, délicat d'être pauvre que riche. Ça mobilise plus de qualités.
Esther Duflo : C'est
la grande leçon. Plus nous sommes riches, plus nous sommes protégés contre
nous-mêmes, nos incompétences, nos ignorances, nos défaillances. Quand vous
n'avez pas d'eau potable le matin au réveil, vous ne pouvez pas penser au
lendemain, mais surtout vous avez l'obligation d'en trouver pour vous et votre
famille. Aucune erreur n'est possible. Je trouve de l'eau, mais est-elle
buvable ? Est-ce que j'en donne à mes enfants ? Nous sommes dégagés de ces
problèmes qui demandent beaucoup d'énergie. Ce contrôle de soi, qui est comme
un muscle, n'a pas une capacité infinie. Non seulement les pauvres risquent de
faire des erreurs qui ne sont même pas possibles pour nous (oublier de faire
bouillir l'eau, par exemple), mais nous sommes aussi capables de contempler les
décisions importantes auxquelles nous devons faire face avec plus de contrôle
de nous-mêmes, parce que nous n'avons pas eu besoin de gaspiller cette énergie
pour faire face au quotidien. Nous l'oublions complètement parce que ces
béquilles sont devenues presque invisibles.
Repères
1972 : Naissance.
1999 : Doctorat au département d'économie du
MIT sous la direction d'Abhijit V. Banerjee.
2004 : Professeur au MIT.
2007 : Cofonde la revue American Economic Journal.
2011 : Time la place dans la
liste des 100 personnes les plus influentes du monde. Elle obtient la médaille
de l'Innovation du CNRS.
Propos recueillis par Gérard Desportes (Le Point)
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