Entretien avec Peter Sloterdijk
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Pour le philosophe allemand, il est urgent de
"Repenser l'impôt" (Libella/ Maren Sell) dans la grammaire de la
générosité plutôt que dans celle de la contrainte.
- Votre critique de l'impôt ne traduit-elle pas tout simplement votre conversion à l'ultralibéralisme ?
Peter Sloterdijk : C'est ce dont j'ai été accusé par quelques-uns qui n'ont
rien compris à ce que j'avais écrit ! Je crois au contraire qu'il est urgent de
repenser la gauche en termes de générosité plutôt que de contestation. Pour
cela, il faut repartir du sens profond de la Révolution française, qui était
d'élever le peuple dans sa totalité au rang d'une aristocratie, alors que les
privilèges de la vieille noblesse étaient devenus insupportables.
Malheureusement, l'interprétation dominante a consisté à identifier le peuple à
ses tendances les plus vulgaires. Et, depuis deux siècles, l'Europe est à la
recherche de sa noblesse perdue. Pour la retrouver, on doit réinterpréter
l'impôt comme un don démocratique. Il ne s'agit pas nécessairement de changer
les procédures, mais de mener une révolution psycho-politique qui fera
comprendre aux citoyens qu'ils ne sont pas seulement des contribuables
contraints de céder une partie de leurs propriétés à la caisse commune.
- C'est pourtant la définition du contrat social, dans lequel chacun renonce à une partie de sa souveraineté - et par extension de son droit de propriété - en échange de la protection étatique.
Peter Sloterdijk : C'est une très belle description d'un fantasme
constitutif de la société moderne, mais, dans la réalité, ce noble échange
n'existe pas. Notre tradition, c'est la trésorerie au pouvoir.
- N'est-ce pas le fondement de la démocratie moderne ? Après tout, le vote de l'impôt est l'acte de naissance des Parlements...
Peter Sloterdijk : C'est tout le problème : on a réduit la démocratie à une
fiscocratie. Il est absurde de croire que la contrainte fiscale pourrait fonder
le lien social primordial. S'y accrocher, c'est prolonger le règne de
l'absolutisme.
- Dans vos précédents ouvrages, vous expliquiez que les affects érotiques ou avides l'avaient emporté sur les affects thymotiques ou héroïques. Vous affirmez maintenant que la fière volonté de donner peut l'emporter sur celle de prendre. Ce pari sur la générosité n'est-il pas un peu risqué ?
Peter Sloterdijk : C'est risqué, mais parier exclusivement sur l'avidité
serait bien plus risqué encore. L'éros vulgaire au pouvoir ne correspond
nullement aux besoins profonds de la psyché républicaine. Depuis l'invention de
la société civile consécutive aux révolutions de la modernité, le discours
officieux a consisté à dire aux citoyens : "Les seules choses qui soient
sûres en ce monde et sur lesquelles nous pouvons compter, ce sont votre avidité
et votre tendance à fuir les obligations dictées par le bien commun, en somme
la bassesse de votre éthique." La modernité avait pourtant libéré une
dimension éthique pour politiser les impulsions nobles des citoyens. Ce qui
justifiait que l'on coupât les têtes des aristocrates, c'était de pouvoir
substituer au contenu de ces têtes perdues le psychisme d'un peuple civilisé.
Dans ses débuts, la Révolution française ne fut pas un mouvement généré par
l'avidité bourgeoise, mais l'explosion d'une générosité populaire telle qu'on
ne l'avait jamais observée auparavant.
- La démocratie réelle aurait-elle coupé net cet élan de générosité ?
Peter Sloterdijk : Le pari est ouvert depuis deux cents ans. Mais les
penseurs français n'ont pas exploré cette voie, à la seule et notable exception
de Marcel Mauss, dont la thèse sur le don comme moteur du lien social suscita
de violentes controverses. Presque personne n'a compris la double nature et le
mystère du don, qui réunit spontanéité et contrainte. Et c'est ainsi que la
société moderne en Europe a oublié l'art de la générosité. Pour repenser
l'impôt, il faut comprendre que le même geste peut être simultanément volontaire
et obligatoire. L'impôt n'est pas une aumône ni un caprice des riches - il
incarne le paradoxe du don nécessaire.
- Votre pari sur la générosité ne revient-il pas, justement, à réhabiliter la charité que les sociétés démocratiques avaient remplacée par la solidarité nationale ?
Peter Sloterdijk : Absolument pas ! Je milite pour que la générosité soit
représentée au "parlement de nos désirs". Aujourd'hui, les affects
nobles sont en quelque sorte une opposition extra-parlementaire cantonnée aux
ONG, au charity business ou aux caprices de quelques fous qui prétendent
s'élever au-dessus de la moralité commune. Il faut les réintégrer dans le jeu
et en finir avec la cochonnerie organisée d'une bagarre permanente entre un
fisc qui prend trop et un contribuable qui ne cherche qu'à protéger sa fortune
de l'État. Une fois qu'on a compris que le don démocratique est à la fois
nécessaire et volontaire, on voit à quel point le système actuel est
avilissant.
- Si la fiscalité relève de la générosité, peut-on encore définir l'État comme le détenteur du monopole de la contrainte légitime ?
Peter Sloterdijk : Cette définition webérienne s'inscrit dans la tradition
de l'étatisme absolutiste, dépourvu de tout ancrage dans le psychisme des
citoyens. Si l'État est perçu par la plupart des citoyens comme un monstre
étranger à leurs intérêts vitaux, cela tient au fait que l'impôt n'est pas
compris comme un geste généreux des citoyens, mais comme une contrainte
perverse. Autrement dit, au motif de créer un consensus civique, l'État abolit
la citoyenneté, qui se résume largement à payer des impôts. La fiscocratie ne
connaît pas de citoyen donneur, elle ne connaît que des débiteurs. Voilà
pourquoi on a une gauche aussi minable et une droite tout aussi stérile,
incapables de concevoir le rapport entre les citoyens et l'État, et celui des
citoyens entre eux, dans la grammaire de la générosité.
- En somme, si nombre de riches pratiquent sans vergogne l'évasion fiscale, ce n'est pas par égoïsme, mais parce qu'ils font exactement ce que le système attend d'eux ?
Peter Sloterdijk : Psychologiquement, les riches vivent toujours sous
l'Ancien Régime, quand l'État exploitait ses propres citoyens. Au XXe siècle,
le IIIe Reich renouvela le pillage archaïque en accaparant la fortune de ses
citoyens juifs, satisfaisant l'esprit de butin qui, sous les bonnes manières
civilisées, semble être une constante presque innée chez les mâles du genre
humain - les femmes étant plutôt caractérisées par l'esprit de la collection
qui se manifeste dans le shopping. Notre époque interdisant le pillage extérieur
- à l'exception de celui des ressources animales -, il ne reste que la pression
fiscale sur la propre population.
- Vous fustigez l'esprit jacobin de la "vieille gauche" qui désigne les riches comme les nouveaux scélérats, comme vous l'aviez remarqué lors de l'affaire DSK.
Peter Sloterdijk : On retombe là dans le ressentiment classique. Spinoza
disait qu'il ne faut jamais fonder son comportement - et surtout pas l'action
politique - sur les passions tristes. Si on veut servir la cause du peuple, on
doit filtrer les affects politiques de toute rancœur et de tout esprit de
revanche. De plus, d'un point de vue comptable, l'augmentation du taux
d'imposition des riches ne rapporte pratiquement rien. Il faut s'occuper du
bloc central de la société, c'est-à-dire, en France, de ces 20 millions de foyers
qui fournissent la quasi-totalité des revenus de l'État.
- Sauf que ni les "ultrariches" ni les classes moyennes, qui leur vouent une détestation féroce, ne semblent animés par la générosité démocratique que vous appelez de vos vœux.
Peter Sloterdijk : Le problème est que les dons versés à l'État sont
considérés comme des contributions forcées - presque comme un pillage légal.
D'où le refus des uns et le ressentiment des autres. Les bénéficiaires ne
savent plus rien et ne veulent plus rien savoir des donneurs quand il faudrait
que la main qui reçoit ressente la chaleur humaine de la main qui donne. La
fiscalité contraignante a fait disparaître la générosité et la gratitude en
même temps. Le discours français sur la richesse est marqué par une effroyable
méchanceté - un très mauvais présage pour l'"après-Sarkozy".
- Que devient la justice, dans tout ça ? Renoncez-vous à la redistribution qui consiste, que vous le vouliez ou non, à prendre aux riches pour donner aux pauvres ?
Peter Sloterdijk : D'abord, je le répète, on prend surtout aux couches
moyennes pour donner aux défavorisés. Ensuite, votre formulation biaisée
indique bien que nous ne sommes pas sortis du paradigme religieux et que l'État
est une nouvelle forme d'Église. Dans Les deux corps du roi, Ernst
Kantorowicz montre que les juristes de la monarchie justifiaient la permanence
du fisc en termes religieux - comme le roi, le fisc ne meurt jamais. Il faut
ajouter que le geste le plus problématique de la Révolution française fut la
vente des biens de l'Église : pour tous ceux qui dépendaient du premier système
social en France, celui de la charité catholique, les conséquences furent
terribles. Contraint de pallier sa disparition, l'État est devenu, sans jamais
l'avouer, une Église sociale - mais qui pratique l'aumône forcée. Et la charité
d'État est impitoyable ! Finalement, la sécularisation de l'État et du fisc,
tenus pour des entités sacrées et immortelles, n'a jamais eu lieu. Il est temps
de la mener à bien pour faire advenir, enfin, le citoyen rêvé par la Révolution
française.
Repères
1947 : Naissance à Karlsruhe (Allemagne).
1975 : Doctorat en philosophie sur la théorie
de l'autobiographie.
1978 : Séjourne pendant deux ans dans un ashram
en Inde.
1983 : Critique
de la raison cynique (Christian Bourgois).
1997/2004 : La trilogie Sphères (Pauvert, puis Maren Sell).
1999 : La conférence sur les Règles pour le parc humain (Mille et Une
Nuits) déclenche un scandale en Allemagne.
2001 : Recteur de l'Université des arts et du
design de Karlsruhe.
2002 : Succède à Marcel Reich-Ranicki comme
concepteur de l'émission " das philosophische Quartett " sur la
chaîne publique ZDF
2003 : Les
battements du monde, avec Alain Finkielkraut (Pauvert).
2006 : Le
palais de cristal (Maren Sell).
2007 : Colère
et temps (Maren Sell).
2011 : Tu dois
changer ta vie ! (Maren Sell), vendu à près de 100 000 exemplaires en
Allemagne.
2011 : Tempéraments
philosophiques. De Platon à Michel Foucault, (Libella/Maren Sell).
Propos recueillis par Élisabeth Lévy (Le Point)
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