Entretien avec Claude Hagège
Propos recueillis par Victoria Gairin
Dans "Contre la pensée unique" (Odile
Jacob), Claude Hagège, professeur au Collège de France, pourfend l'anglais
comme vecteur de pensée unique et en appelle au sursaut.
- Vous affirmez que la propagation d'une langue engendre une pensée unique. Pourquoi ?
Claude Hagège : Attention, la propagation d'une langue en général - et
ce fut le cas du latin pendant des siècles en Europe et au-delà - n'implique
pas de danger d'homogénéisation de la pensée. Elle a, bien au contraire,
favorisé sa multiplicité. Mon propos ne concerne pas n'importe quelle langue,
mais l'anglais. L'anglais, dont la diffusion mondiale est accompagnée d'une
certaine idéologie néolibérale, dont l'ensemble du monde est à la fois l'auteur
et la victime. La propagation d'une langue n'est pas nécessairement négative.
Elle peut servir les besoins ou les désirs d'une population, comme ce fut le
cas des langues véhiculaires de vaste diffusion.
- N'est-ce pas le cas de l'anglais, justement ?
Claude Hagège : Absolument. À ceci près que les contenus culturels
véhiculés par la langue anglaise apportent avec eux une certaine conception du
monde, à laquelle on n'est pas obligé d'adhérer. La musique pop, par exemple,
ou bien le rock sont à mes yeux un instrument de très forte homogénéisation du
monde et de stérilisation de la créativité.
- N'est-ce pas un peu exagéré ?
Claude Hagège : Pas du tout. Il n'y a qu'à voir la tête de mes étudiants
lorsque je leur traduis les chansons à la mode en ce moment ! Il est
profondément déculturant d'adhérer à un mode de pensée sans pour autant
nécessairement le comprendre.
- Vos craintes ne sont donc pas spécifiquement liées à l'anglais... Et si des morceaux chinois déferlaient sur nos ondes dans quelques années ?
Claude Hagège : En effet, la pensée unique n'est pas attachée par essence
à une langue en particulier. Le chinois est d'ailleurs en passe de devenir une
langue à diffusion mondiale, avec ses 1 200 instituts Confucius à travers le
monde. À l'avenant de leur montée en puissance économique et politique, les
Chinois sont en train de faire tout ce qu'ils peuvent pour répandre leur langue
et leur culture. Il s'agit ni plus ni moins d'une attitude d'affrontement
contre l'anglais afin d'en offrir une alternative. Le chinois pourrait donc à
son tour parfaitement diffuser des contenus qui finiraient par répandre une
certaine forme de pensée unique.
- Est-il idéaliste de croire en une superposition des cultures ?
Claude Hagège : C'est un vœu tout à fait méritoire. Mais en partie
illusoire. Les cultures ne se greffent pas les unes aux autres ; elles
s'affrontent. Et, au risque de vous décevoir, la coexistence pacifique n'est
pas au programme. La Chine conçoit la diffusion de sa culture et de sa langue
de manière offensive, et non pas comme un simple effort vers la sinisation du
monde, en réponse à l'américanisation. Bien sûr, certains vous diront que
l'affrontement des cultures est un enrichissement permanent. Lorsqu'on est adulte,
peut-être. Mais les enfants ? Ont-ils les armes de la critique pour faire leurs
propres choix ? Je suis contre l'idée d'imposer l'anglais comme langue unique
enseignée à l'école primaire. Les enfants devraient, dès l'âge de 5 ans, se
familiariser avec plusieurs langues à large diffusion, comme l'italien,
l'allemand, le portugais ou l'espagnol. Les enfants de l'Allemagne nazie
recevaient l'idéologie à l'école.
- Justement, la culture soviétique a bien été imposée aux pays de l'ex-URSS...
Claude Hagège : Mais on ne leur imposait pas de parler russe ! C'était
certes la langue de l'Union, mais le lituanien, le letton, le roumain,
l'ukrainien, le biélorusse étaient-ils pour autant pourchassés ? Aucun effort
n'a jamais été fait pour briser l'attachement des peuples à leur langue
maternelle. Avec le rejet du communisme et du marxisme, le russe a été boudé
quelque temps. Mais, après cette période de désaffection consécutive à la
dislocation de l'Union soviétique, il reprend peu à peu sa valeur de langue
régionale, qui le caractérisait déjà à l'époque des tsars. Si vous vous rendez
aujourd'hui dans les républiques musulmanes d'Asie centrale, vous vous
apercevrez que ce ne sont pas forcément des gens de 30 ou 40 ans qui parlent le
russe. Les enfants l'apprennent aussi à l'école. De la même manière, en
Estonie, on parle, bien sûr, l'estonien, mais le russe est bien plus important
en termes de diffusion. Idem au Kazakhstan ou en Ukraine. Les langues
nationales ont-elles pour autant disparu ? Elles sont encore très vivaces.
- Alors, pourquoi le français devrait-il se sentir menacé ?
Claude Hagège : Parce que le russe, même à l'apogée de la puissance
soviétique sous Brejnev, n'a jamais eu pour vocation de devenir une langue
mondiale. Naturellement, il y a eu une tentative de diffusion de la culture et
de la langue russes dans les démocraties populaires, et dans les États
satellites - le "glacis de l'URSS" - on enseignait le russe à
l'école. Mais, pour autant, on n'a jamais empêché d'apprendre le hongrois à
Budapest ou le roumain à Bucarest ! Or, la vocation de l'anglais depuis la
victoire de 1945 et jusqu'aux années 80, quand le monde a commencé à remettre
en question la domination américaine, était planétaire.
- Mais aujourd'hui, à l'heure où l'on annonce le déclin américain, à quoi bon s'inquiéter ?
Claude Hagège : En dépit du déclin évident, la force de résurgence reste
extrêmement puissante. Regardez le monde dans lequel on vit : nos valeurs, nos
comportements, le commerce... J'ai appris récemment que certaines entreprises
françaises demandaient à leurs salariés de soumettre leurs requêtes
administratives en anglais ! Autrement dit, la propagation ne relève plus des
États-Unis eux-mêmes, mais des pays concernés, qui deviennent demandeurs et
promoteurs de la pensée unique. Regardez Bruxelles et les institutions européennes
: tout s'effectue en anglais. Et les écoles de commerce ? Il s'est passé en
France le même phénomène que pour les grandes inventions. On a créé des besoins
qui n'existaient pas par les instruments mêmes qui étaient destinés à les
combler. La profession de manager ne correspond en rien à une réalité
française.
- N'êtes-vous pas un peu réactionnaire ?
Claude Hagège : C'est incroyable que le fait de promouvoir une identité
nationale s'apparente à jouer le jeu des partis de droite ! La défense des
identités nationales est une idée républicaine et parfaitement démocratique.
Pensez à la Révolution. La langue française n'apparaît-elle pas dans la
Déclaration des droits de l'homme comme porteuse de liberté ? C'est le
contraire même de la réaction. Dans mon livre, je ne défends pas une langue
imposée, mais plutôt la diversité des langues.
- Diffuser les mots, est-ce nécessairement en partager l'idée ?
Claude Hagège : Je ne fais que reprendre l'idée de Carter ou de Brezinski
: on ne doit pas sous-estimer la lutte idéologique. Ce que les Américains
appellent soft power. Un pouvoir non plus fondé sur les armes, mais sur des
contenus, dont les Américains se sont aperçus qu'ils étaient bien plus
efficaces que l'affrontement physique. Lorsque vous diffusez les mots, vous
diffusez les contenus qu'ils véhiculent. Ainsi, je n'emploie jamais les termes
de "planning" ou de "timing", qui, même pour un
Anglo-Saxon, ne signifient pas "programme". Il vaut mieux dire schedule.
De la même façon, un "dancing" n'est pas plus un mot anglais que
français pour désigner un endroit pour danser. Il désigne en effet une action,
et non un lieu ! Le risque est de perdre les deux langues, sa langue maternelle
et celle d'emprunt. Tout cela parce qu'une expression est à la mode. Pardon, je
devrais dire "tendance", comme on dit maintenant... Ce mot qu'on
croit français, mais qui vient de "tendancy". Même "mode"
est démodé, vous imaginez !
- Mais quel mot de notre lexique n'emprunte pas à d'autres langues ? N'est-ce pas l'essence même d'une langue d'évoluer ?
Claude Hagège : Vous avez raison. Le français est à 90 % latin.
Évidemment, les langues vivent d'emprunts. Mais c'est un phénomène à évaluer en
fonction d'un seuil. En deçà de 7 à 10 %, l'emprunt est vivant, alimente et
enrichit. De 10 à 15 %, on est sur le chemin de l'indigestion. Au-delà de 25 %,
on doit craindre une menace. À partir de 70 %, on parlera davantage de
substitution.
- L'invasion de l'anglais n'est peut-être qu'éphémère...
Claude Hagège : S'il s'agit d'expressions pour désigner certains
comportements, oui. Les emprunts d'indices économiques pourraient parfaitement
s'évaporer si ces valeurs disparaissaient. Mais, précisément, le
néolibéralisme, avec son vocabulaire des affaires, du commerce et son obsession
du rendement et de l'argent, s'installe pleinement dans l'histoire.
Repères
1955 : Entrée à l'École normale supérieure de
la rue d'Ulm.
1958 : Agrégation de lettres classiques.
Depuis 1966 : Enquêtes de terrain sur diverses
langues des cinq continents.
1968-1972 : Diplômes d'arabe, de chinois,
d'hébreu, de japonais, de russe aux Langues orientales.
1985 : L'homme
de paroles (Fayard).
1987 : Le
français et les siècles (Odile Jacob).
Depuis 1988 : Professeur au Collège de France.
1991 : Doctorat d'État en linguistique
générale.
1992 : Le
souffle de la langue " (Odile Jacob).
1996 : Le
français, histoire d'un combat (Odile Jacob).
2000 : Halte à
la mort des langues (Odile Jacob).
2006 : Combat
pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures (Odile
Jacob).
2009 : Dictionnaire
amoureux des langues (Plon/Odile Jacob).
Propos recueillis par Victoria Gairin (Le Point)
Monsieur, je vous ai écouté dans l'émission de France 5 ' les grandes questions' du 15 novembre. Pour vous avoir vu à plusieurs reprises, je suis admiratif de l'étendue de votre culture.
RépondreSupprimerSimplement, vous avez, au détour d'une phrase, qualifié avec, à mon sens, beaucoup de légèreté les croyants de gens qui 'avaient besoin de croire pour être heureux'. Je trouve que votre réflexion traite d'une question profonde ( peut-être la plus profonde qui soit) celle du bonheur de l'homme et de sa destinée avec une certaine désinvolture. On ne règle pas une position d'athée en si peu de mots: d'autant que cette émission mettait l'accent sur la nécessité du dialogue et non de raccourcis confortables dans nos échanges.
Mais merci tout de même pour votre savoir.