Entretien avec Philip Roth «Némésis»
“Némésis sera mon dernier livre”
Philip Roth arrête d’écrire. Entretien
rétrospectif sur une œuvre américaine majeure, avec un écrivain qui semble
enfin serein.
En ce jour venteux
d’automne new-yorkais, Philip Roth nous accueille en grande forme dans son
vaste appartement minimaliste de l’Upper West Side pour la sortie française
d’un de ses plus beaux romans : Némésis.
Retour à Newark dans les années 1940, on y suit Bucky Cantor, jeune homme
parfait, dévoué aux gamins dont il s’occupe et à ceux qu’il aime, pris dans la
tourmente d’une épidémie de polio.
Difficile de parler de
Némésis sans dévoiler sa fin. Disons
seulement que, malgré la volonté du héros de faire le bien, il deviendra
l’instrument du mal, et que Roth réussit un nouveau tour de force dans un roman
à la construction parfaite. Le narrateur n’apparaîtra qu’à la page 90 pour
mieux disparaître et ne réapparaître qu’à la fin, quand on retrouve Bucky
trente ans après, dans un ultime chapitre aussi abrupt et cruel que le dernier
du Tendre est la nuit de Fitzgerald.
Némésis est la déesse
grecque de la justice, de la vengeance, de la colère. Si Philip Roth a
construit son roman en forme de tragédie, c’est une tragédie dénuée de morale,
donc très humaine et toute contemporaine qu’il signe : la maladie et la mort
n’ont aucun sens. Némésis se meut en
grand et beau texte métaphysique sur l’idée de hasard et de responsabilité dans
la vie de chacun.
- De tous vos romans, Némésis semble être celui où vous exposez le plus votre propre vision de l’existence.
Philip Roth - En effet, je pense que
tout dans la vie est une question de chance ou de malchance. Je ne crois pas à
la psychanalyse, ni à un inconscient qui nous guiderait dans nos choix. Nous
avons seulement la chance ou la malchance de faire certaines rencontres qui
seront bonnes ou mauvaises pour nous. Ma première femme, par exemple, s’est
révélée être une criminelle – elle volait sans cesse, mentait, etc. – or je ne
l’avais pas choisie pour ça, je déteste les criminels. Mais voilà, j’ai eu la
malchance d’épouser la mauvaise personne. Les psychanalystes diraient que je
l’ai choisie inconsciemment : je n’y crois pas, mais cela rejoint d’une
certaine façon mon point de vue selon lequel, face à la vie, nous sommes des
innocents. Il y a une forme d’innocence en chacun de nous dans la façon dont
nous abordons nos vies.
- Némésis appartient à un groupe de quatre livres intitulé Nemeses (avec Un homme, Indignation, Le Rabaissement). Comment s’articulent-ils entre eux ?
Philip Roth - Ils abordent tous le
sujet de la mort d’un point de vue différent. Dans chacun de ces livres, le
personnage a à faire avec sa “nemeses”,
un terme très courant aux États-Unis et qu’on pourrait définir comme une
fatalité, une malchance, la force qu’il ne peut surmonter et qui le choisit
pour s’abattre sur lui. Dans Némésis,
cette nemeses semble être la polio, mais
dans le cas de Bucky Cantor, c’est en fait ses problèmes de conscience. Ce qui
m’a toujours intéressé en tant qu’écrivain, et cela depuis Laisser courir, l’un de mes premiers romans,
ce sont les êtres qui ont un sens extrême, et au fond déplacé, de leur
responsabilité. Bucky est un homme qui se définit seulement par sa vertu, et
c’est très dangereux. Ce n’est pas seulement la polio qui va ruiner sa vie, mais
son aspiration à la responsabilité totale.
- En quoi la polio vous intéressait ?
Philip
Roth - D’abord parce que c’est un sujet neuf pour moi, que je n’ai
jamais rien écrit là-dessus ; ensuite parce que, pour les gens nés comme moi
dans les années 1920 ou 1930 en Amérique, la polio a joué un grand rôle,
puisqu’avant le vaccin, en 1955, nous avons eu à subir sa menace et cela nous a
terrifiés. Ce n’est qu’après avoir écrit Némésis
que j’ai réalisé la connexion avec mon roman Le
Complot contre l’Amérique : dans les deux cas, j’imagine une tragédie
qui frappe la communauté juive de Newark dans les années 1940 – celle d’où je
viens. Dans le cas du Complot, j’ai
inventé la menace, la nemeses (le nazi
Charles Lindbergh devenant président des États-Unis). Dans Némésis, c’est la polio, qui existait, sauf
qu’il n’y a pas eu d’épidémie en 1944. Et puis la maladie est la forme la plus
extrême de la malchance : cela vous tombe dessus et vous n’y pouvez rien.
- Au-delà de cette question de malchance, ce qui vous intéresse c’est d’écrire sur ce que l’on en fait et comment un homme réagit à ce qui lui arrive ?
Philip Roth - Si nous avons
l’impression que Bucky gâche sa vie en renonçant à sa fiancée, pour lui qui
veut être l’incarnation du mot “responsabilité”, réussir sa vie c’est y
renoncer, même si cela le condamne à la solitude. Mais je n’ai aucun jugement
là-dessus, je voulais juste poser la question. C’est avant tout ainsi que
j’envisage mon travail d’écrivain : qu’est-ce qui arrive face à une épidémie de
polio ? Le roman est fait pour poser des questions, pas pour apporter des
réponses. Je n’écris pas de livres philosophiques.
- Pourtant, Némésis pose la question du destin ou du hasard, du sens de la vie…
Philip Roth - Pour tout vous avouer,
je ne suis pas très porté sur l’abstraction. Je n’ai pas cette tournure
d’esprit. Et dès qu’une conversation en arrive à la métaphysique ou la
philosophie, je m’endors (rires). Tout
ce qui m’intéresse vraiment, tout ce que je sais faire, c’est raconter une
histoire. Dès que l’on me parle abstraction, j’ai l’impression d’avoir 10 ans,
de ne plus rien comprendre, et d’être gagné par le plus grand sommeil.
- Vos derniers livres sont hantés par une menace. Jusqu’à quel point le fait d’avoir été un enfant juif durant la guerre vous a influencé ?
Philip Roth - J’ai eu une enfance
très protégée. Mes parents n’ont jamais divorcé, je vivais dans une communauté
à 99 % juive donc nous n’étions pas touchés par l’antisémitisme. Bien sûr, de 8
à 12 ans, le pays était en guerre et je m’y intéressais beaucoup. Toutes les
générations qui ont traversé la Seconde Guerre mondiale, que ce soit en France,
en Allemagne ou ici, en ont été marquées à vie. L’autre menace, réelle, c’était
donc la polio : chaque été, quand nous passions la journée à jouer dehors, on
nous parlait de la polio. On s’en fichait, jusqu’à ce que l’un de nous en
meure. Mais vous savez, je ne crois pas que la biographie d’un écrivain ait à
voir avec ses livres.
- Alors qu’est-ce qui vous fait écrire ?
Philip Roth - L’envie de faire une
expérience, le “what if ?” (le “et si
?”). Et si… telle ou telle chose arrivait, qu’est-ce qui se passerait ? Je
commence tous mes livres par ce “what if ?”.
Par exemple : “Et si une épidémie de polio avait touché ma communauté à Newark
en 1944 ?”
- Vous verriez-vous commencer à écrire avec “Et si… ce type génial épousait cette fille merveilleuse et qu’ils vivaient heureux ?” Le bonheur n’est pas un moteur d’écriture ?
Philip Roth - Mais j’ai déjà écrit
ce livre ! Il y a des années, quand j’ai écrit Professeur
de désir, je voulais écrire au sujet d’un phénomène très commun sur
lequel on ne lisait jamais rien : si deux personnes tombent amoureuses l’une de
l’autre, se marient… qu’est-ce qu’il se passe ? Eh bien le sexe disparaît, la
sexualité entre eux disparaît. Le mariage est la voie qui mène directement à la
chasteté. Donc, vous voyez, j’ai commencé à écrire Professeur de désir sur une situation heureuse, mais qui mène à
un vrai problème.
- Un problème autobiographique ?
Philip Roth - Il serait trop simple
de croire que l’écrivain n’écrit que sur ce qui lui arrive. La plupart du
temps, j’écris sur ce qui ne m’arrive pas parce que je suis curieux. Un
écrivain peut être attiré par des sujets qui sont même très loin de son
univers. Ce qui compte, c’est ce qui va faire démarrer chez lui une vague
d’écriture, ce qui va engendrer une énergie verbale. Certains sujets ont ce
potentiel, d’autres pas.
- Savez-vous pourquoi ?
Philip Roth - Pas du tout.
D’ailleurs, j’ai arrêté depuis un certain temps de savoir pourquoi. J’ai
atteint l’apothéose de ma vie : aujourd’hui, je sais que je ne sais pas. Et que
les sujets me viennent difficilement. Pour moi, écrire a toujours été quelque
chose de très difficile. Le problème, c’est qu’enfant je suis tombé amoureux de
la littérature. Plus tard, je me suis dit que je pourrais être écrivain. Alors
j’ai essayé et ça a marché à un certain degré. Si j’avais pu faire quelque
chose de mieux, croyez-moi, je l’aurais fait volontiers ! Mais au début,
c’était très excitant, alors j’ai continué.
- Avez-vous toujours le désir d’écrire ?
Philip Roth - Non. D’ailleurs, je
n’ai pas l’intention d’écrire dans les dix prochaines années. Pour tout vous
avouer, j’en ai fini. Némésis sera mon
dernier livre. Regardez E. M. Forster, il a arrêté d’écrire de la fiction vers
l’âge de 40 ans. Et moi qui enchaînais livre sur livre, je n’ai rien écrit
depuis trois ans. J’ai préféré travailler à mes archives pour les remettre à
mon biographe. Je lui ai remis des milliers de pages qui sont comme des
mémoires mais pas littéraires, pas publiables tels quelles. Je ne veux pas
écrire mes mémoires, mais j’ai voulu que mon biographe ait de la matière pour
son livre avant ma mort. Si je meurs sans rien lui laisser, par quoi
commencera-t-il ?
- Mais vous venez de passer l’entretien à dire que la vie d’un écrivain n’influence pas forcément son travail, et vous trouvez important qu’on écrive votre biographie ?
Philip Roth - Je n’ai pas le choix.
Si j’avais le choix, je préférerais qu’il n’y ait pas de bio sur moi, mais il y
aura des biographies après ma mort, donc autant être sûr qu’il y en ait une qui
soit exacte. Blake Bailey a écrit une excellente biographie de John Cheever,
qui était un de mes amis difficile à biographier car, homosexuel et alcoolique,
il a passé presque toute sa vie à se cacher. Bailey m’a contacté, nous avons
passé deux jours entiers à parler, et il m’a convaincu. Mais je ne contrôlerai
pas son travail. De toute façon, 20 % seront faux, mais c’est toujours mieux
que 22 %.
- Commencez-vous à préparer vos archives pour après votre mort ?
Philip Roth - Une fois que Blake
Bailey s’en sera servi, j’ai demandé à mes exécuteurs testamentaires, mon agent
Andrew Wylie et une amie psychanalyste, de les détruire après ma mort. Je ne
veux pas que mes papiers personnels traînent partout. Personne n’a à les lire.
Tous mes manuscrits sont déjà à la Bibliothèque du Congrès, depuis les années
1970.
- À 78 ans, quel regard jetez-vous sur ce que vous avez écrit ?
Philip Roth - À 74 ans, j’ai réalisé
que je n’avais plus beaucoup de temps, alors j’ai décidé de relire les romans
que j’avais aimés à 20 ou 30 ans, parce que c’est ceux-là qu’on ne relit
jamais. Dostoïevski, Tourgueniev, Conrad, Hemingway… et quand j’ai fini, j’ai décidé
de relire tous mes livres en commençant par la fin : Némésis. Jusqu’au moment où j’en ai eu marre, juste avant Portnoy et son complexe, qui est imparfait. Je
voulais voir si j’avais perdu mon temps à écrire. Et j’ai pensé que c’était
plutôt une réussite. À la fin de sa vie, le boxeur Joe Louis a dit : “J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que
j’avais.” C’est exactement ce que je dirais de mon travail : j’ai fait
du mieux que j’ai pu avec ce que j’avais.
Et après ça, j’ai
décidé que j’en avais fini avec la fiction. Je ne veux plus en lire, plus en
écrire, et je ne veux même plus en parler. J’ai consacré ma vie au roman : je
l’ai étudié, je l’ai enseigné, je l’ai écrit et je l’ai lu. À l’exclusion de
pratiquement tout le reste. C’est assez ! Je n’éprouve plus ce fanatisme à
écrire que j’ai éprouvé toute ma vie. L’idée d’affronter encore une fois
l’écriture m’est impossible !
- N’exagérez-vous pas un peu ?
Philip Roth - Écrire, c’est avoir
tout le temps tort. Tous vos brouillons racontent l’histoire de vos échecs. Je
n’ai plus l’énergie de la frustration, plus la force de m’y confronter. Car
écrire, c’est être frustré : on passe son temps à écrire le mauvais mot, la mauvaise
phrase, la mauvaise histoire. On se trompe sans cesse, on échoue sans cesse, et
on doit vivre ainsi dans une frustration perpétuelle. On passe son temps à se
dire : ça, ça ne va pas, il faut recommencer ; ça, ça ne va pas non plus, et on
recommence. Je suis fatigué de tout ce travail. Je traverse un temps différent
de ma vie : j’ai perdu toute forme de fanatisme. Et je n’en ressens aucune
mélancolie.
- Il n’y aura donc plus jamais de nouveau roman de Philip Roth ?
Philip Roth - Je ne pense pas qu’un
livre de plus ou de moins changera quoi que ce soit à ce que j’ai déjà fait. Et
si j’écris un nouveau livre, il sera très probablement raté. Qui a besoin de
lire un livre médiocre de plus ?
- Pas envie d’écrire sur l’Amérique d’aujourd’hui ?
Philip Roth - J’ai 78 ans, je ne
connais plus rien de l’Amérique aujourd’hui. Je la vois à la télé. Mais je n’y
vis plus.
- Pour finir, un mot de politique à deux mois des élections. Pensez-vous que Mitt Romney ait des chances contre Obama ?
Philip Roth - Non, mais pas pour les
bonnes raisons, juste parce qu’il n’a aucune aura et que même les Américains
commencent à comprendre à quel point il est ennuyeux. S’il gagnait, ce serait
un désastre – les présidents américains de droite sont toujours des désastres.
Alors qu’Obama m’impressionne toujours. Cela faisait très longtemps qu’on
n’avait pas eu une telle intelligence à la Maison Blanche. Je vais donc voter à
nouveau pour lui. Mais vous savez, je n’aime pas parler de politique. Qui
suis-je pour donner mon opinion en public ? Je ne suis qu’un citoyen comme un
autre.
Source Les Inrocks
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